Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 18       

Chapitre 18

Lioureline

Plus de quatre vingt ans avaient passé sur l'île nouvelle, sans aucune éruption. Du moins en surface, car sous la mer, au Nord, les fondements des futures extensions se poursuivaient activement.

Par rapport à l'île nue du début, elle était déjà méconnaissable, même si elle n'était encore qu'une garrigue buissonnante. Les lichens couvraient les roches basses et les herbes courraient dans toutes les fissures et les creux. Enverdis, les pinacles de basalte avaient pris un air débonnaire et les lianes cachaient les orifices des grottes sous de voluptueuses masses de fleurs parfumées. Les plantes d'eau avaient couvert le lac du cratère principal, le changeant en une sorte de pelouse d'un beau vert tendre.

Déjà les plantes montraient une certaine évolution. Les premières arrivantes avaient été choisies pour leurs facultés à pousser sans terre, dans les fissures et les creux de la roche, ou de la couvrir d'un réseau de jeunes tiges rampantes retenant le terreau formé par la décomposition des plus vieilles, ou encore, comme les lichens et les mousses, à entourer la pierre d'une fine pellicule vivante qui l'attaque aux joints de cristallisation, la réduisant lentement en sable. Ce travail préliminaire avait permis de créer rapidement une sorte de sol où des plantes plus ordinaires pouvaient maintenant s'enraciner et prendre par endroit la place des premières.

L'île nouvelle était encore par excellence le domaine des oiseaux de mer, fous de liberté et de grand large, qui ne se posent à terre que pour nicher. Mais déjà une production de baies permettait à plusieurs espèces d'oiseau des bois de prospérer et d'émerveiller le rocher moussu de leur fraîche poésie.

Les éolis étaient maintenant à plus de deux cents habitants, en majorité bleus; la première grotte y suffisait juste, et deux autres villages étaient en projet, aux environs du premier. Tous les amis de Lioureline avaient rejoint l'île, qui offrait maintenant le minimum pour se nourrir et s'habiller: des champignons, des baies, du coton. Et même le coton bleu spécial flou de Lioureline commençaient à prospérer.

Le problème de l'argile pour bâtir les maisons avait été résolu élégamment, grâce à Nasachto et Inélounia et leurs amis sur le huitième continent, avec qui ils échangeaient régulièrement des lettres. Un jeune couple d'éoli du huitième continent se sentirent attirés par le projet de Lioureline. Ils vinrent s'installer sur l'île, où ils sont toujours. Voyant les minuscules tentes kaki et les beaux projets en suspens, l'éoline s'exclama: «Mais il n'y a pas besoin d'argile! Il y a bien mieux!

- Ah bon, et quoi donc?

- Mais regardez ce que nous utilisons chez nous»

Ils s'expliquèrent: «C'est une sorte de poudre de corail finement broyé par des oiseaux de mer qui se nourrissent d'algues minuscules.» (Ami lecteur je ne peut répéter comment elle parvient aux éolis!) «Cette pâte est onctueuse et elle sèche progressivement à l'air. Elle devient encore plus solide que l'argile et tient à la pluie plusieurs années.

- Intéressant!

- Oh là là!

- Et en plus elle est de très jolies couleurs, selon le corail qui l'a formée: rose, bleue, et même mauve, par chez nous, mais ailleurs il y en a aussi de l'orange ou de la dorée.

- Mais il n'y a pas encore assez de corail sur notre île!

- Ça ne fait rien. Il y a bien d'autres îles coralliennes, dans les parages, non?

- Sur l'île des roseaux il doit sûrement y en avoir du bleu, comme les bananes.

- Des bananes!

- Et sur l'île aux géodes, j'en ai vu souvent en plongeant. Il y en a de toutes les couleurs, que les oiseaux mangent.

- Oui, parfaitement, des bananes. Et bleues, en plus.

- Mais les oiseaux d'ici sauront-ils?

- Il suffit de le leur demander, comme nous faisons chez nous.

- Comment?

- C'est simple, regardez.»

Sur la dalle, devant la grotte, ils étendirent de vieilles feuilles en un large tapis. L'éoli rose du huitième continent s'assit en lotus au milieu. «Comme ils n'ont pas l'habitude, il faut vous mettre en cercle autour pour m'aider.»

Ce qu'ils firent.

Quelques jours plus tard, le ciment bleu commençait à arriver.

Au fil des années, petite quantité par petite quantité, il en vint de quoi transformer la grotte en palais.

Imaginez un vaste portail bleu tout de formes vivantes et de suaves arrondis, couvert de subtiles irisations de ciel et de mauve... Tout autour les lierres fleuris ont grimpé et couvert le toit d'un épais feuillage vert sombre constellé de fleurs bleu pale ou indigo. Devant l'entrée, le sol est couvert de mousse vert tendre, sauf la dalle plate qui a été enduite de bleu pâle. Disparu l'austère et rugueux basalte! Arrondies les cassures de la roche! Cette dalle plate n'était pas d'un seul tenant, à l'origine, mais formée d'une portion de toit du tube de lave effondré, donc de plusieurs blocs séparés par de larges fissures, comme un dallage grossier, et nettement surélevé par rapport au parvis proprement dit de la grotte. Les fissure ont été, non pas colmatées, mais aménagées en un amusant réseau de tunnels, balcons et pots pour de grandes fleurs-lumière.

A l'intérieur, c'est encore plus beau. Le sol avait été tapissé d'une fine mousse mauve délicate, et les murs, également bleus, étaient entièrement parsemés de petits orifices: les nids des habitants. Par-ci par-là, des crochets servent à hisser et suspendre les fleurs-lumière, et des plateaux suspendus pour chanter. Le fond de la grotte était devenu une vaste étagère de même taille que pour des humains, mais toute de draperies, colonnettes et pendeloques. De petits escaliers bizarroïdes, des treuils permettaient aux éolis de monter ou de descendre toutes sortes de charges. Ces étagères étaient bien plus profondes que larges, comme des alvéoles d'abeilles; les parois latérales en étaient à leur tour couvertes d'alvéoles plus petites, à l'échelle des éolis cette fois. On reconnaît bien là leur sens inné du rangement et de l'organisation poétique!

Le sol à l'origine était à peu près égal, mais à peu près seulement. Un patient travail de remblayage l'avait nivelé complètement, sauf quelques bosses où la mousse n'avait pas poussé: elles avaient seulement été couvertes d'enduit mauve, comme la dalle de l'entrée, et aménagées en sortes de chaires ou d'estrades. La plus grande, juste à droite en entrant, servait pour les repas, surplombée par une demi boule servant au rangement des ustensiles.

Surprise: le long de la paroi de gauche s'était trouvé une sorte de renfoncement dans la roche irrégulière, ainsi qu'un creux dans le sol. Ce renfoncement avait été fortement accentué et poétisé, de par l'épaisseur des maçonneries et constructions rajoutées tout autour, donnant une forme de conque, de coquillage, avec des rayons bleus et mauves. Quant au creux dans le sol, il était joliment pavé de graviers arrondis, roses ou blancs, qu'on avait patiemment ramenés du nord de l'île. Et cette vasque était... pleine d'eau. Une eau délicieuse, où les éolis faisaient tous ensemble leurs ablutions le matin, et plusieurs fois dans la journée, entre les séances de jardin, et même la nuit. Cette eau filtrait entre les graviers et alimentait sous le remblai une véritable nappe phréatique miniature dans toute la grotte et le parvis, au grand délice des mousses qui y poussaient à merveille, au point qu'il fallait les tondre. Une fois sortie de la grotte, l'eau descendait le long de la colline, couverte de ventres de mousse ou donnant vie à des jardins, à des creux emplis d'algues et d'animaux aquatiques.

Mais cette eau, d'où venait-elle? D'un orifice dans la grotte, tout à fait au centre de la conque, juste large comme deux éolis et haut comme un. De là l'eau arrivait, d'abord dans une petite vasque, puis dans la grande, par une cascade chantante. La petite vasque servait à prendre de l'eau pour boire, sans qu'elle ne soit troublée par celle du bain.

Mais cet orifice? C'était un tunnel. On avait pris la peine de badigeonner les parois d'enduit violet, bien qu'il fut totalement obscur. Il n'y avait en fait pas besoin d'y voir pour y cheminer à tâtons, car la section en était bien égale. L'eau courrait dans une petite rigole, non pas au sol, mais à mi-hauteur du mur, pour ne pas piétiner dedans. Ce tunnel était d'une longueur impressionnante, taillé dans le dur basalte: quel énorme travail, pour ces si petites créatures! Quelle patience! Comment s'y étaient-elles prises pour perforer ainsi cette roche compacte où l'acier se brise? Mais vous voulez tout savoir! Savoir comment ont été bâtis les mégalithes et les pyramides? Une autre fois, peut-être, amis lecteurs. Il ne m'a pas été donné à moi-même de connaître cela. De toutes façons ça ne doit sûrement pas être scientifique.

Le tunnel provenait de la grotte atelier, dont la minuscule source avait été soigneusement captée. Ainsi l'eau bénéficiait aux deux grottes, et on pouvait passer de l'une à l'autre à l'abri de la pluie.

L'aménagement de la grotte atelier, bien qu'il ne fut pas tout à fait terminé, ressemblait beaucoup à celui de la première, en aussi merveilleux. Mais la disposition en était différente. C'était aussi un tube de lave, un peu plus petit, qui formait un gros bourrelet rocheux le long d'une pente douce où poussaient déjà de petits arbres. Ce tube avait été percé en plusieurs endroits, en autant de fenêtres, et sur ses parois extérieures s'étageaient des replats ornés de plantes grasses aux minuscules feuilles vertes et charnues. Elles fleurissaient pendant la pluie, blanc crème avec un coeur d'or, puis séchaient en gardant leur beauté plusieurs mois. Avec les lichens mauves, elles formaient un vivifiant et superbe décor rocheux!

L'intérieur de la grotte atelier était assez long, tortueux et en pente, comme un escalier de replats successifs. Le bas était bien éclairé et servait à différentes activités du temps de pluie: tissage, couture, décoration, menuiserie, rangements de maçonnerie, peinture, taille des outils en fer... Chaque activité avait son espace et ses rangements disposés en cercles autour, sortes de cratères aussi pleins d'alvéoles, de draperies et stalagmites, jusqu'au plafond, toujours en superbe ciment bleu: ici tout était rationnel ET merveilleux, organisé ET fantasque, efficace ET simple.

Comme dans la première grotte, des escaliers et coursives farfelues s'insinuaient de ci, de là, contournant les colonnes, perçant les draperies de pierre, évitant les places, courant sur de hardies passerelles de cordes suspendues au plafond et enduites de ciment, le tout en formes courbes, voluptueuses, vivantes, bleu, indigo, mauve, incrusté de coquilles des mille teintes de l'arc-en-ciel, plates, spiralées, pointues, radiales... Un bijou de tentures ondulantes et de curieuses pendeloques, devant qui le palais des mille et une nuits n'aurait pas tenu la comparaison!

(Précisons que le style des éolis reste toujours simple et harmonieux, même si parfois il se surcharge d'une quantité invraisemblable de décors)

Vers le milieu de la grotte, un espace également bien éclairé avait été aménagé en lieu de réunion, tout décoré de stalactites et de nacres, avec même quelques habitations, et bien sûr un confortable garde-manger, assidûment fréquenté pendant les travaux de pluie! C'est de là que partait le tunnel, qui suivait un trajet assez tortueux selon les caprices du terrain. C'est là que le filet d'eau était partagé, et il alimentait ici aussi une jolie vasque pour le bain, toute lisse et bleue.

Le fond de la grotte, d'où provenait la sourcelette, était plus souterrain, dépourvu de fenêtres, donc inutilisable pour des ateliers. Qu'en avaient donc fait les éolis? Ils l'avaient soigneusement muré, ne laissant qu'une petite porte et une rigole, identique à celle du tunnel, mais couverte pour la garder propre. Et dans ce vaste espace clos, humide, obscur et délicieusement frais, que fabriquaient donc nos éolis? Mais des champignons, bien entendu! Et pas des petits, de ces balaises champignons bleu pâle appelés lampanions, si délicieux! Ils n'avaient pas été choisis pour leur goût ni même pour leur couleur, mais pour la faible luminescence qui s'en dégage, permettant de se repérer dans leur cave, à défaut d'y voir vraiment.

Toute la journée, du fond de la cave aux champignons jusqu'aux jardins le long du ruisseau, tout bruissait d'activité, de rires et de chants joyeux... Sans arrêt, sur le sentier qui monte des jardins, des groupes d'éolis chantants apportaient dans de vastes hottes des débris de matières végétales jusque dans la cave aux champignons. Là ils suivaient une passerelle de corde, prévue pour pouvoir être déplacée selon les besoins, et ils versaient leur chargement sur un tas qui s'allongeait petit à petit; ils s'en repartaient en reprenant dans leur hotte de l'excellent compost et accomplissaient le même trajet en sens inverse. Tous les déchets de mortier de corail étaient également soigneusement recueillis, car ils constituaient un amendement calcaire fort bienvenu dans ce terrain.

De la grotte principale émanait perpétuellement, le jour, un doux murmure, un bruissement de voix de frais et aériens aigus: on ne parlait pas, on chantait, on murmurait un tapis sonore sans saillies pour ne pas accrocher l'attention de ceux qui méditaient en permanence, assis en cercle sur l'estrade près de l'entrée. Juste à côté se trouvaient des instruments de musique: des cordes tendues directement sur le rocher, dont on jouait avec un archer, en un continu et immatériel souffle. Chaque note avait une vingtaine de cordes aux accords très légèrement décalés afin d'en rendre le son plus vivant, plus doux, comme pour les coeurs de voix.

La grotte atelier était peu fréquentée par temps de soleil, mais on y rencontrait toujours des éolis allant et venant en quête de quelque outil ou ingrédient, s'interpellant en chantant ou en riant.

Les repas voyaient les éolis s'assembler joyeusement sur la roche devant la grotte, en riant et parlant à bâtons rompus le midi, ou dans un doux silence le soir.

Et par temps de pluie? Je sais que beaucoup de lecteurs Terriens n'aiment pas le temps de pluie. Ce n'est pas qu'il soit triste par lui même, mais étant Yin, il permet plus facilement aux regrets divers de ressortir, ou au sentiment d'incomplétude d'une vie factice. Le véritable Bonheur n'est pas altéré par la grisaille du ciel; les êtres réalisés, lorsqu'ils disposent de leur plein tonus énergétique, sont aussi heureux et dynamiques lors du coucher du Soleil, et le temps de pluie n'altère en rien leur bonne humeur; ils savent en apprécier la douceur, la fraîcheur à la fois reposante et vivifiante. Sur Terre, par temps de pluie, s'il ne fait pas trop froid, la forêt reverdit et s'étire voluptueusement sous la caresse des gouttes. Tout respire, tout revit. Une multitude de petits animaux, grenouilles, escargots, salamandres, viennent «bronzer» sous leur «soleil» humide, et les champignons en profitent aussi. Ce qui est anormal, c'est le froid ou la sécheresse, tous deux anti-vie.

Seul gros inconvénient de la pluie sur Terre: la grisaille. Mais l'oeil du poète sait voir au-delà, dans la nature, une subtile harmonie de mauves, bleus, turquoise et verts. Les éolis ne voient pas le gris, en fait. Leurs yeux perçoivent les mêmes longueurs d'ondes lumineuses que nous, et ils mettent dessus les mêmes couleurs fondamentales, rouge, vert, bleu, à peu de chose près. Mais ils ne font pas correspondre longueurs d'ondes et couleurs tout à fait de la même façon. Eh oui, si on dit que telle longueur d'onde est la lumière rouge, c'est bien commode, mais c'est aussi un abus de langage: cette lumière n'a cette couleur que pour les yeux des humains qui la voient rouge! Pour des yeux d'abeille, par exemple, elle est invisible, alors que ces insectes voient les ultraviolets... De quelle couleur?

Les éolis ne voient pas le gris, ni toutes les couleurs sales ou ternes. Simple question de correspondance entre stimuli (longueurs d'ondes) et sensations (couleurs). Pour eux, une sorte de mauve remplace le gris, et là où nous voyons des couleurs sales ou lugubres, eux ont des couleurs foncées mais pourvues d'une lumière intérieure, telles l'indigo, le pourpre intense, la sienne, le vert lumière... Par contre la correspondance entre sensation (couleur) et vibration (effet sur l'âme) se trouve être très semblable pour eux et pour nous, et c'est cela qui rend le monde des éolis si proche du nôtre.

Là où l'oeil terrien perçoit un rocher grisailleux, seul un sens poétique épanoui lui permet de distinguer des ombres bleues ou mauves, des lichens dorés, alors que tout cela saute aux yeux des éolis. Certains grands peintres de la Terre (Notamment les impressionnistes) ont traduit ces couleurs subtiles dans leurs tableaux, et les personnes atteintes d'infirmités telles que le prosaïsme ou le «réalisme» croient que ces oeuvres d'artistes sont de l'imagination, voire l'effet de drogues! Alors que ce sont elles qui ne font pas le léger effort nécessaire pour voir ces couleurs sur-réelles, pourtant tout à fait objectives, et parfaitement visibles à quiconque accepte de les considérer! Les tout jeunes enfants terriens voient spontanément les couleurs sur-réelles: Remontez dans vos plus lointains souvenirs, amis lecteurs, et vous en aurez la preuve. Ne vous rappelez-vous jamais avoir été fasciné par la puissante vibration d'une couleur intense, ou votre étonnement en voyant pour la première fois un objet peint de gris pur? En faisant ce genre de petites expériences, vous pourrez constater qu'il existe effectivement des réalités importantes occultées par notre civilisation. La vision de l'enfance se ternit vite... Peut-être que si nous y faisions attention, peut être que si nous étions plus poètes, peut être que si notre monde était moins criard, moins béton, moins agressif à l'oeil, moins fouillis, plus harmonieux...

C'est peut-être une question de mentalité. En effet, nos organes des sens se sont façonnés au fil des millions d'années, en fonction notamment de ce que nous en faisions... L'apparition des couleurs sur-réelles, qui demandent un acte de volonté pour être vues, pourrait être le prémisse d'une nouvelle mentalité, qui mènera l'évolution humaine encore un peu plus loin. Un jour, nous serons plus sensibles à la Poésie, et nos yeux deviendront naturellement sensibles à ces couleurs, et à bien d'autres choses encore dont nous ignorons tout aujourd'hui...

Une des raisons pour lesquelles peu de gens voient (ou découvrent) les couleurs sur-réelles est que l'oeil terrien écrase ces différences subtiles, pour des raisons d'adaptation à des sources lumineuses variées. On peut s'en persuader en contemplant par exemple la neige, ou la brume, au crépuscule, le nez sur notre fenêtre. Elle nous paraît blanche, même s'il fait déjà sombre. Mais si on recule dans la pièce, et que l'on allume la lumière électrique, ou mieux une bougie, alors le petit carré de neige dans la fenêtre nous paraît bien bleu: L'oeil s'est accoutumé à la lumière jaune de la bougie. Remarquons au passage que restituer les couleurs naturelles des objets malgré une lumière colorée est une bien jolie performance de notre vision, qui demande à la rétine d'effectuer plusieurs milliards de multiplications par seconde!

Les yeux des éolis sont plus achevés que les nôtres, et ils peuvent à volonté «accommoder» des deux façons: restituer au mieux les couleurs intrinsèques des objets indépendamment de la lumière, comme l'oeil terrien, si l'éoli est en activité, ou, dès qu'il est relaxé ou méditatif, percevoir toutes les subtiles harmonies des éclairages variés du paysage. Ce changement de mode est produit automatiquement par l'état de conscience. Un éoli peut donc laisser ses yeux (et d'autres organes) changer de mode par réflexe, à chaque modification de son état de conscience, mais il peut aussi commander volontairement l'accommodation. Quelle subtilité! Quelle précision, au service de la Beauté et du Bonheur!

Ainsi le basalte qui nous apparaît gris sombre ou gris-brun donne aux éolis toute une harmonie violacée, jusqu'aux brun-rouges; le ciel nuageux s'enrichit selon l'heure d'une palette de pastels jaunes, ou bleus et mauves, parfois verts, tout comme pour le Terrien poète, alors qu'en fait il émet exactement les mêmes radiations lumineuses que le nôtre. A l'inverse les magnifiques colorations des différentes races d'éolis (bruns, mauves, bleus, roses, orangés, cuivrés, plus tous les métis...) n'apparaîtraient pas si belles à nos organes visuels terriens. D'où l'intérêt, pour vraiment comprendre une planète, d'aller s'y incarner dans un corps qui y est adapté...

D'où aussi une certaine vanité de l'idée des voyages interstellaires à l'aide de machines transportant nos corps de chair. ⚠ Nous aurions l'air fin, là-bas, avec nos immenses sabots dans les villages miniatures. Et nos scaphandres, car, même si l'air d'Aéoliah est parfaitement respirable aux Terriens, il faudrait nous protéger des merveilleuses essences florales pour nous toxiques ou puant le plastique; il faudrait nous garder de goûter aux délicieuses murlines (sortes de myrtilles éolines) si riches en cyanure dont les éolis font des agapes quotidiennes; il faudrait nous protéger impérativement des moindres microbes Aéoliens, qui n'ont jamais rendu malade un seul éoli, mais, ne trouvant pas à notre contact leurs repères chimiques familiers, ils nous prendraient pour des tas de compost: ⚠⚠ l'humus d'Aéoliah nous brûlerait comme du vitriol... Y a t-il encore des amateurs?

 

Eh oui, l'extraordinaire ne surgit pas forcément d'hypothèses techniques tarabiscotées ou bizarres, mais d'une petite adaptation d'un organe. A notre portée d'ailleurs, puisque nos yeux humains ont potentiellement les mêmes facultés que ceux des éolis, encore embryonnaires, mais qui se développent par le travail méditatif ou artistique. Elles seront un jour programmées génétiquement, puisque le désir répété de génération en génération peut finir par changer la forme des corps et le contenu des gènes. Là est le véritable moteur de l'évolution.

 

Par temps de pluie, deux jours par mois sous les tropiques, quelques éolis, assis devant les fenêtres, regardent pendant des heures. Les gouttes tombant sur la mousse ont un doux bruit feutré. Au-dessus de leur tête, les stratus jaunes ou rosés défilent lentement. D'autres nuages plus petits, mauves, échancrés, tourbillonnent à plus basse altitude. Des creux et des collines montent des buées bleues ou turquoise. Les arbres s'égouttent doucement, cela sent si bon la terre humide et le champignon. Un ami arrive, et rentre vite à l'abri, essoufflé et riant comme d'une bonne farce. Les couleurs sous la pluie sont plus fraîches, plus pimpantes, comme si le paysage sortait du bain, tout propre, tout léger et revigoré. Les roches sont violettes, la verdure plus verte que jamais, et les ombres d'un bleu-vert profond, turquoise, océan, harmonie douce rehaussée par le soleil orangé d'une fenêtre d'atelier, d'où proviennent par moments des rires joyeux ou le rythme entraînant d'une activité. Les oiseaux eux aussi chantent; ils chantent autrement, ils chantent de toute façon. Tout est calme.

 

Par temps de pluie, on ne peut guère jardiner, et les éolis si actifs se retrouvent dans les ateliers pour faire ensemble le tissage, la couture, et d'autres activités d'intérieur. Ils aiment ça! Avec leurs deux grottes reliées par tunnel, leurs gardes-manger rebondis, leur source, ils étaient complètement autonomes. Les ateliers de l'île de Lioureline bourdonnaient, mais en une sorte de chant. Ce fut un peu difficile, mais ils y étaient arrivés, à faire chaque exclamation, chaque bruit dans le rythme et autant que possible dans l'Harmonie. Ils avaient dû étudier soigneusement leurs métiers à tisser et autres machines: chaque pièce susceptible de rendre un son par choc, notamment les battes et la navette, avait dû être accordée dans le mode choisi, ce qui ne fut pas une mince affaire. Mais luthiers et charpentiers éolis sont ingénieux et persévérants: ils étaient arrivés à leurs fins. Même les rires purent être un peu harmonisés, mais pas complètement: on ne rit tout de même pas sous contrôle! Ça n'aurait plus d'intérêt!

Le plus beau moment, sous la pluie, est le soir: doucement les arbres se noient dans une brume violette, les merles mélodieux sont dans leurs modes les plus doux, tandis que les fenêtres ruissellent d'orange. On est saturé des parfums d'humus ou de cheveux mouillés, et l'on retrouve avec joie l'atmosphère gaie et les chaudes senteurs des maisons.

 

Après la pluie, pendant un jour ou deux, le joyeux soleil se dispute le ciel avec des petits cumulus, puis le ciel bleu immensément pur reprend toute sa splendeur.

Les éolis de l'île de Lioureline chantent beaucoup. C'est peu de le dire. Un promeneur qui aurait parcouru les jardins aurait capté en chaque endroit une voix cristalline différente, ornée de rires-clochette, ceux des éolis bleus sont plus aériens encore, ponctué du rapide flop-flop-flop de leur vol papillonnant. La première grotte était elle perpétuellement habitée d'un murmure aigu et d'un doux violon, comme une poétique ruche.

Mais aussi, quand des éolis se croisent, dans quelque passage, ce sont de joyeuses salutations dansantes, ondulantes. Lioureline avait prévu de nombreux rituels ou gestes tout faits, pour toutes les circonstances de la vie quotidienne. Oh pas de politesse froide ni de conventions rigides: pour chaque cas il y avait de nombreux choix, et surtout le geste tout fait n'est, chez les éolis, qu'un canevas, un prétexte où l'on brode selon la fantaisie du moment. Et de la fantaisie, ça, les éolis ne sont jamais en reste! De la verve ni de l'humour non plus! Ainsi des gestes pas tout fait, d'autres à terminer ou en kit avaient vu le jour, pas du tout prévus au départ! Il est malheureusement difficile de décrire ces scénettes, par exemple lorsque deux éolis se rencontrent dans le tunnel obscur (Domaine privilégié des mains tâtonnantes, oh à qui est cette fesse?), où la Poésie, la gentillesse et la Tendresse ont la plus grosse part, sans quoi le rire serait vite lourd et lassant.

Ainsi, lors du repas du soir, à l'intérieur de la grotte, où l'on ne parle pas, montait une très douce ambiance, toute de sourires, d'yeux pétillant de poétiques connivences, dans la lumière bleutée du jour qui meurt, puis celle orangée des fleurs-lumière qui s'allument... Ceux qui avaient connu le début de l'île se rappelaient alors les douces soirées sous les tentes...

Plus tard, le chant reprenait, plutôt un mantra car c'était presque tout le temps un aaaa ou ammmm indéfiniment repris par toutes les bouches, un a émerveillé de se tenir là dans un si bel univers...

Plus tard encore, c'était seulement un doux et tendre mmmm. Alors certains s'envolaient vers les nids en haut des murs pour aller dormir, d'autres faisaient silence, partis dans leur méditation...

 

Et Lioureline, que faisait-elle? Le plus souvent elle jardinait, pour acclimater de nouvelles plantes ou fleurs, ou simplement dans l'un des jardins potagers communs. Sa présence entraînante y était toujours appréciée. Ce village n'était qu'une première étape. Il fallait renforcer plus que jamais le rêve de l'île, et pour cela méditer longuement la nuit. Le plus souvent ces méditations étaient silencieuses, dans la grotte. Mais parfois aussi on se mettait à l'écart, sur une terrasse ensoleillée, et l'on discutait à perdre haleine de projets futurs, et l'on s'enthousiasmait, et l'on renchérissait, et l'on pouffait de rire tous ensemble!

Parfois aussi, Lioureline et d'autres éolines ou éolis s'en allaient par petits groupes parcourir l'île, tout nus pour mieux communier avec la nature. D'autres fois c'étaient de véritables expéditions collectives qui duraient plusieurs jours, dans une intense communion des coeurs avec la vie!

Seuls les abords du village avaient été réellement cultivés par les éolis. Sur le reste de l'île, ils s'étaient contentés de sélectionner, comme on l'a vu. L'île paraissait encore assez pauvre, avec seulement des arbustes. De toute façon les arbres étaient prévus petits, pour ne pas se retrouver disproportionnés par rapport aux roches et aux futurs villages. En fait il n'y avait pas assez de grottes pour héberger tous les habitants que l'île pourrait nourrir, et de toute façon les éolis ne se sentent parfaitement bien qu'avec le ciel au-dessus de leur tête. Les grottes étaient bien pratiques pour les grands ateliers, elles seraient donc réservées à cet usage. La plupart des villages seraient bâtis de manière plus classique.

 

Des habitants de notre village du septième continent, Anthelme était revenu le plus souvent, toujours passionné d'écologie. Il avait pu s'en donner à coeur joie. De très nombreuses espèces de plantes (six mille peut-être) avaient déjà pris pied sur l'île, cinquante oiseaux et plus de deux mille insectes, sans compter les êtres aquatiques. Il aurait été impossible pour un esprit humain, ni d'ailleurs pour un esprit éoli, de suivre en détail l'écheveau complexe de relations entre tout ce monde. Mais en fait, l'essentiel du travail d'harmonisation avait été fait par les esprits des lieux.

L'action de ces derniers n'est pas mécanique, chimique ou biologique; elle est pourtant très importante dans la véritable nature vivante. Chaque sol vivant est un formidable réservoir de graines d'une grande variété; chaque plante porte bien plus de bourgeons latents qu'elle ne pourra jamais en exprimer. S'il n'est pas possible à des entités abstraites de créer une graine ou un bourgeon au bon endroit, elles peuvent par contre fort bien influer sur le choix des graines ou des bourgeons qui vont effectivement se développer. Et, au lieu de pousser en fouillis, les formes des plantes trouvent alors des régularités cachées, non immédiatement apparentes à l'oeil, mais porteuses de vibrations bien sensibles.

Les esprits des lieux ne peuvent créer un paysage par eux-mêmes, ni transformer une steppe en bocage normand; mais leur influence subtile quoique constante tend à y exprimer de manière visible et concrète leur Poésie, leur vie, leur vibration.

Ils peuvent également intervenir dans la répartition des espèces présentes, leurs voisinages et relations d'Entraide, et jouer ainsi un rôle capital dans l'harmonisation des écosystèmes, prenant même largement le pas sur les régulations d'origine matérielle! Rien d'étonnant à cela, puisque ces dernières admettent généralement un grand nombre de solutions, qui ne demandent pas plus d'énergie l'une que l'autre pour se réaliser. Il n'y à qu'à choisir...

On comprend donc mieux avec quelle ferveur les éolis pensent à ces êtres abstraits, suscitent leur venue ou leur donnent des directives, puis leur rendent grâce pour tous leurs bienfaits!

Il faut aussi bien se rappeler que les esprits des lieux ne sont pas un clan d'êtres tous identiques; ce mot désigne en fait une variété considérable de forces et de présences abstraites d'origine et de nature très différentes, dont certains peuvent mener des entreprises aux effets assez inattendus.

On peut en constater les effets sur la Terre même, où l'on trouve souvent des paysages purement naturels mais nets et harmonieux comme des jardins. Cela va plus loin que les simples apparences: en de tels lieux privilégiés règne parfois une ambiance, une force, que les humains qui acceptent d'y faire attention peuvent ressentir, qui est capable d'effets subtils mais profonds sur le psychisme. De tels lieux, avec leurs arbres, leurs herbes, leurs fleurs, leurs parfums, leurs oiseaux, leur humus, leurs roches, sont de véritables êtres vivants avec qui l'on peut communier des choses agréables et importantes. Certains sont comme des livres où l'on peut lire la Sagesse avec les yeux de l'esprit, d'autres sont des Sources de Jouvence, d'autres encore enseignent des Vertus, entretiennent la flamme de l'Espoir, guérissent les coeurs meurtris, ou sont particulièrement accueillants au Souffle de l'Esprit... Certains ont même le pouvoir d'agir sur les événement matériels, ou bien ils sont visibles sous formes de lumières élusives, appelées feux follets (spooklights en anglais) korrigans, elfes, etc. Ce sont en quelque sorte les corps physiques d'êtres abstraits. Quelle souffrance si on les détruit! Quel crime inexpiable, si l'on y fait passer une autoroute! Quelle tristesse quand le tourisme et le bruit les font s'alanguir et perdre leur vie, leur magie!

Voilà pourquoi les ermites, certains moines, les naturistes, etc. ont toujours recherché la nature sauvage. Il faudrait laisser partout au moins un quart des paysages totalement vierges de quoi que ce soit d'artificiel, même de champs, et supprimer toutes ces abominables villes. Car l'arbre, le brin d'herbe, le rocher connaissent tous le sens de la vie et le pourquoi de l'univers, et ils nous le disent dans leur silencieux langage... Se priver ainsi du contact avec la nature (ou pire, y vivre sans communier avec) produit de graves maladies: on peut devenir financier, bureaucrate, exploiteur, «comme tout le monde», ou d'autres maux plus horribles encore.

Sur Aéoliah, aucun risque, mais pleine splendeur: l'âme des lieux vit de toute sa magnificence, de toute sa souveraine Beauté. Elle distille des ambiances différentes, mais toujours superbes et poétiques. Certains endroits privilégiés y jouissent aussi d'étranges pouvoirs...

Les oiseaux et les éolis choisissent leurs lieux d'habitation, d'activité ou de méditation selon leurs notes et leurs vibrations particulières. Egalement selon les lieux, des plantes différentes poussent: l'ambiance n'est pas seulement abstraite, elle s'exprime aussi concrètement par une harmonie de formes, de couleurs, de parfums, qui peut varier sur une distance de quelques pas seulement. Ainsi, dans un espace homogène, par exemple une plaine couverte de forêt, plusieurs styles différents de forêt peuvent voisiner, avec chacun leurs écosystèmes qui ne se mélangent pas, leurs fleurs, leurs oiseaux. Ces différences ont souvent pour origine la vie des esprits des lieux. En cherchant bien on peut le voir sur Terre, notamment dans les parties encore intactes de l'Amazonie. Mais les lieux diffèrent souvent par leur fond: nature des roches, pente, exposition, eau... Chaque recoin de rocher, chaque repli de rivière peut avoir sa vie propre, et les éolis désignent souvent les lieux par la vibration que l'on y trouve.

Sur l'île de Lioureline, tout cela n'était pas encore bien différencié. Laissée à elle-même, la nature serait sans doute devenue une pinède rocailleuse fleurant bon le thym et la résine. Mais il fallait de la FEERIE et il y en aurait! Elle n'était pas encore visible concrètement, mais les gentils chants et les rituels des éolis y contribuaient déjà. Ce qui commençait à fonctionner, c'étaient les ambiances particulières des lieux, autour du village. Les jardins étaient à la fois vivifiants et reposants, tant pour les plantes que pour les jardiniers, sur une belle vibration verte et fraîche qui ondulait entre les poumons et les reins et vous donnait une joyeuse envie, qui de jardiner, qui de pousser!

 

Près de la grotte, une belle féerie bleue régnait déjà, avec le chant perpétuel, repris en choeur par tous les éolis présents dans les parages, pendant leurs activités ou assis en contemplation, parmi les éclatements violets et parfumés des lianes couvrant la roche...

Plus haut, différents endroits étaient prévus. L'Aroban était un jour sorti d'une fissure, au-dessus du futur jardin silencieux et ombragé. Un des pinacles de roche portait une fleur lumière. Ce seraient des lieux de calme et de recueillement, ombragés, silencieux, discrètement parfumés. Sur des plate-formes ou adossés à des rochers, des emplacement de futurs villages attendaient.

 

Ce jour-là, ce n'était pas Anthelme qui rendait visite à l'île, mais Liouna, accompagnée de son compagnon Algénio. Pour ce dernier, les souvenirs du passé ne le préoccupaient plus guère! Il avait seulement dû, tout comme Liouna mais pour d'autres raisons, quitter l'enfance éoline plus tôt et devenir un éoli dans toute sa plénitude. Cette espèce de timidité que nous lui avions connu avait disparu, pour laisser la place à une calme mais franche bonhomie. C'était un de ces innombrables éolis que l'on ne remarque pas particulièrement. Liouna également passait tout à fait inaperçue, pour qui ne connaîtrait pas ses talents très particuliers.

Tous deux étaient toujours vêtus de longues robes indigo plutôt sobres, avec leurs cheveux bruns assez courts (pour des éolis)

Lioureline et son compagnon Boronnée, toujours discret à ses côtés, les attendaient pour partir en excursion vers le sommet et le nord de l'île, vêtus lui de bleu foncé et elle d'une simple robe bleu clair de voyage, ses immenses cheveux retenus dans une sorte de capuche. La pluie n'était pas en vue avant deux semaines, aussi ils n'emportaient presque rien, seulement des couvertures anti-rosée.

On se doute que Liouna venait sur l'île pour voir en pratique la création d'un monde en miniature.

C'était un matin tôt, juste après la prière du lever du Soleil et le repas. Le ciel était particulièrement lumineux, l'air pur et léger. Une journée idéale pour courir dans la nature... Qu'il était aisé et entraînant de marcher, de grimper dans les herbes et les roches! Mais il leur fallait surtout voler, car cette fois ils allaient faire le tour de l'île. Peu chargé, un éoli peut aller loin, pourvu qu'il se pose et mange de délicieuses baies de temps à autres.

Ils passèrent près du premier cratère, maintenant entouré d'arbustes. Comment des grenouilles étaient-elles arrivées ici? Lioureline expliqua qu'un éoli du cinquième continent était venu avec des oeufs enfermés dans une de ces outres à eau dont on se sert pour les longs voyages. Lui et sa compagne avaient dû tenir l'outre serrée entre eux, pour ne pas qu'elle gèle à haute altitude. Ils étaient arrivés juste à temps pour l'éclosion.

 

Grâce à de nouvelles plantes plus évoluées, le lac avait retrouvé sa transparence, avec près du bord des sortes de lotus mauves, plus des lianes qui font leurs racines dans l'eau et couvrent la roche. Autrefois tout vert, cet endroit était maintenant fleuri et parfumé. De temps à autres, un poisson effleurait la surface, en un éclair coloré. On n'a jamais trop su comment ces êtres étaient arrivés là, d'autant plus qu'une des espèces était vivipare, et il était bien difficile d'amener un alevin vivant dans une outre. Exploits discrets d'éolis anonymes? Grand voyage dans le bec d'un oiseau? Ou bien... Ou bien il y a des choses fort mystérieuses sur Aéoliah.

La vibration de ce lieu était délicieusement fraîche, vitalisante et calme, dans une harmonie de verts d'eau et de verts d'ombre. Bientôt on pourrait lui donner son nom. Une idée en l'air était d'y construire des sortes de petits kiosques discrets, noyés dans la verdure, au ras de l'eau, avec des escaliers pour y descendre sans bruit. Sous l'ombre des lianes épaisses, la lumière vert doré venait de l'eau, dont le Soleil éclairait le fond. Les poissons faisaient des gloups de temps à autre. Amis lecteurs, écoutez ce que je vais dire à votre oreille: allez goûter à la fraîche et mystérieuse vibration d'une de ces vieilles fontaines couvertes de mousse, au fond d'une forêt... C'est...

L'écosystème du lac n'était pas encore définitif, ce qui avait retardé le projet des kiosques. Il faudrait attendre que la vibration soit encore plus forte, et que pousse une petite forêt prévue juste au Nord. La vie dans le lac était viable, et pourrait dorénavant se perpétuer sans autre intervention, si ce n'est que de l'améliorer encore. Au regard s'offrait un faux fond d'algues, à un mètre de profondeur environ, tout ensoleillé et constellé d'étranges fleurs subaquatiques. C'étaient des algues aux longues tiges, fournissant l'oxygène et la base de l'alimentation des poissons. Ces derniers préféraient manger les parties les plus ensoleillées, régulant ainsi la profondeur des feuilles. Leurs déchets tombaient plus bas, en dessous des feuilles, vers cinq mètres de profondeur, dans une eau chargée de bactéries, puis plus bas encore, formant une sorte d'humus dont les algues se nourrissaient à leur tour. Cet humus arrivait à dissoudre lentement la roche, vers cinq à dix mètres selon les endroits, libérant les précieux oligo-éléments dont tout le monde se délectait... Il y avait de nombreuses autres formes de vie, des insectes d'eau, les grenouilles dont les têtards vivaient sous le faux fond, des limaçons vivement colorés se pavanant dans les algues, des mousses cachant les roches du bord, des fleurs aquatiques, des herbes des bords de l'eau, et, tout au fond, des vers très curieux et d'autres étranges animaux, dont certain passaient leur temps à faire la navette pour descendre de l'air, alimentant ainsi ce milieu riche en indispensable oxygène. Même à cette profondeur, l'eau, colorée comme une tisane, n'avait pas d'odeur désagréable ni de saleté. Il est vrai que les bactéries fermentatives et les éolis sont étroitement adaptés l'un à l'autre: les premières, n'étant pas dangereuses pour les seconds, n'ont donc pas besoin de signaler leur présence par des odeurs repoussantes, comme le font les nôtres sur la Terre.

Par temps de pluie, le trop-plein du lac se déversait dans une étroite grotte volcanique et ressortait plus bas, au Nord, alimentant un autre lac, que nous verrons un peu plus loin.

Les abords du lac et le haut du premier volcan, couverts de roches plates, n'avaient que peu de verdure, mais une merveilleuse harmonie, entre la roche, les lichens, les fleurs, et une sorte de thym mauve qui s'arc-boutait pour élargir les fissures. Ce lieu avait à peu près son aspect définitif, sauf des arbres vers le Nord qui manquaient encore. A l'inverse du lac, la vibration était ici chaude, sèche, reposante. La vue s'étendait, entrecoupée de quelques arbres, loin sur toute l'île, vers l'Océan, d'où montait une douce brise chargée d'iode qui faisait balancer les ombelles fleuries. Ici frémissait l'appel du large, de l'espace, de la Liberté!

Ils restèrent là toute la journée, sans presque jamais parler, ne communiquant que par des sourires... Ils descendaient de temps à autres un peu plus bas sur la pente pour trouver des baies à manger. Pour l'eau, pas de problème... Ils firent de longues méditations auprès du lac, où plusieurs esprits des lieux avaient déjà élu domicile, donnant enfin sa magie à ce lieu. Oh, on ne parle pas vraiment avec les esprits des lieux, mais en méditation on communie avec eux, on ressent leur présence, leurs vibrations, et eux se chargent des nôtres, qu'ils peuvent amplifier et fixer bien plus efficacement que nous seuls. S'il y a des lieux magiques sur la Terre, on le doit souvent à certains humains plus éveillés, qui en ont entretenu le culte, les ont nourri de leur Esprit, leur ont confié leurs espoirs et leurs rêves. L'auteur en a trouvé un âgé de douze mille ans... Mais chuuut... Ceci est un grand et beau Mystère! Alors pensez, sur Aéoliah, à la puissance formidable que peuvent acquérir des lieux d'éveil comme Irizdar, ou d'autres plus vastes encore, quand leurs occupants, aidés des Aînés Cosmiques, y prient et agissent dans l'Harmonie depuis dix ou vingt millions d'années!

 

Ils passèrent la soirée près du bord du petit lac, sur les roches qui le surplombent. Là, sous leur merveilleux ciel à l'arche d'or, ils se serrèrent ensemble, les yeux perdus dans les étoiles... La brise apportait tantôt l'air frais et vivifiant de l'océan, tantôt la tiédeur parfumée au thym des roches que le Soleil avait chauffées toute la journée. Il n'y avait aucune sorte de grillon sur l'île, mais dès le crépuscule, les grenouilles firent un concert qui se prolongea, coupé de silences, jusqu'à ce que l'anneau s'éteigne complètement.

Mais à cette heure tardive, nos amis éolis s'étaient endormis depuis longtemps, serrés dans des feuilles moelleuses, sous une petite tente qui les attendait un peu plus bas entre deux prunelliers.

 

Le lendemain dès l'aurore, ils firent chacun un plongeon dans l'eau délicieuse, puis se séchèrent, nus, en admirant le Soleil levant. Ils s'envolèrent aussitôt vers le Nord, où s'élançait la silhouette rose aux ombres mauves du second volcan. Ils descendirent nonchalamment la pente douce, s'arrêtant pour se gaver de prunelles et de murlines, ou pour communier avec la nature, ou encore pour dire bonjour à un esprit des lieux installé dans un clocheton de lave. Ce n'est donc que vers Midi qu'ils atteignirent le col qui sépare l'île en deux.

Cet endroit était la limite entre deux mondes différents. Au Sud, la première île de basalte violet, basse, toute en pentes douces et en roches arrondies, avec le lac rond à son sommet. De petits arbres y poussaient déjà, entre les buissons d'où émergeaient les pinacles de roche aux formes bizarres. Déjà les vibrations s'éveillaient, de douces connivences et de tendres souvenirs chargeaient les recoins et les plateaux. Nulle plage, et les roches sombres trempaient leurs pieds dans l'eau claire, se frangeant d'une sorte de chaussette de coraux vivement colorés, frise ondulante où dominait l'aigue-marine et le jaune... Mais au Nord, s'élançait le second volcan et les récifs plus récents, monde encore âpre et minéral de sables et de graviers roses. Ce cône n'était pas régulier, car plusieurs explosions l'avaient bouleversé pendant son édification. Il formait comme un groupe serré de collines roses, avec quelques vallons presque fermés en son centre. Une grande abondance de scories roses avaient été projetées à l'entour, formant des plages et des pentes douces au pied du volcan. Pour le moment, il ne poussait là que d'immenses herbes jaunies, où chuintait doucement le vent du large, sur un fond de silence parfait. Entre la première île de basalte et celle de sable rose, une petite vallée glissait d'Est en Ouest. Côté du Levant, elle menait à une plage, surmontée du second lac dans un creux des roches. Au Couchant, elle se terminait sur une anse avec une lagune, pour le moment couverte de palmiers.

Si la partie Nord était ainsi délaissée, c'était surtout à cause des éruptions encore à venir. L'idée de laves brûlantes déferlant sur de tendres verdures répugnait tant aux éolis qu'à l'Esprit de la planète. Toutefois des herbes et quelques autres plantes avaient tenté l'aventure, comme elles le font parfois. Même si c'était provisoire, au moins ce lieu était plus doux couvert de prairies.

Nos amis prièrent le reste de la journée, près du petit lac, niché entre des roches. Contrairement au premier, rond, profond et encaissé, ce second lac nichait dans un léger creux un peu triangulaire, entouré de roches en forme de pain, toutes gorgées de Soleil. Certaines même formaient de ravissantes petite îles. Le fond en était de sable clair, et les algues y vivaient en touffes affleurant à la surface. Entre les roches à l'entour s'étendaient des minuscules prairies couvertes de fleurs bleues et de violettes, finissant sur de petites plages, ou sur des touffes de plantes des bords de l'eau. Des fleurs aquatiques jaunes ou roses se nichaient dans les coins ou soulignaient les rives.

Nul mystère dans cette beauté naïve et lumineuse; c'était un petit lac féerique tout gorgé de soleil et de vibrations de Bonheur. La vue vers le lever du Soleil y était splendide, et de grasses prairies fleuries descendaient en pente douce vers l'océan, parsemées de quelques roches ou de touffes d'ajoncs dans les creux humides. Cet endroit était tellement beau et vivant, qu'on avait choisi d'y installer un des villages à proximité. Pas juste au bord du lac, qui se devait de rester naturel, mais légèrement à l'écart, parmi les rochers, où déjà quelques tentes attendaient les visiteurs. Le lac lui-même serait un lieu de bains, mais surtout de communion avec la Beauté vivifiante de la nature. Pour cette raison, il était prévu de ne pas y parler, et cette règle s'appliquait déjà, même si dans leur solitude nos amis ne dérangeaient personne. La Poésie d'un lieu sacré vaut bien ce petit effort, que les éolis accomplissaient spontanément, sans même avoir à y penser.

Le soir les trouva encore près de ce lac délicieux; mais ici les grenouilles ne donnaient pas de concert, seulement quelques bruits aquatiques ou appels isolés. Un peu à l'écart, sur une des roches, serrés les uns contre les autres, nos amis évoquèrent longuement le futur paysage. Il y aurait des arbres, mais à l'écart du lac, plus haut vers le col, ou vers le Nord. Là débuterait la grande forêt sacrée qui recouvrirait le second volcan et ses collines. Le lac avait déjà presque son aspect définitif, il manquait juste quelques ponts aux orbes féeriques pour aller sur les îles, et quelques canards de passage. Une sorte de pagode bleue attendait ses bâtisseurs sur un des rochers, et d'autres un peu plus loin, vers le village aux petites maisons bleues plus discrètes. Un peu au-dessus du village, à la lisière des grands arbres montant vers le second volcan, se profilant entres les silhouettes élancées des pagodes, un grand temple, bleu lui aussi, dominerait de sa vaste coupole la prairie en pente douce.

De tels paysages de rêve sont assez courants sur Aéoliah, et on aurait pu s'en contenter, mais il fallait en plus donner à celui-ci sa vibration féerique et bleue, chantante et poétique, typique de l'île de Lioureline, et pour cela méditer longuement, parler aux esprits des lieux tentés par l'aventure, en espérant que bientôt quelque-uns viendraient se fixer ici. Tout cela prendrait sans doute des siècles pour s'accomplir. Pour le moment, tout était conditionné par les éruptions futures, qui se produiraient plus au Nord mais pourraient avoir des effets jusqu'ici. Les éolis, et certainement aussi les esprits des lieux, ressentaient, en corollaire du sens du danger, une sorte d'attente des choses qui ne sont pas encore prêtes, pas encore fixées.

 

Ils passèrent la nuit dans les tentes dressées près du lac, et le lendemain matin les trouva près du bord. Quel merveilleux endroit pour admirer le lever du Soleil! Il était ici salué de doux pépiements de gentils petit oiseaux, émouvants comme un enfant qui parle de choses sérieuses. Pour le moment, ces chants n'avaient pas encore leur pleine vibration, mais ils deviendraient tout à fait féerique quand le petit vallon serait encadré de grands arbres où résonneraient d'autres appels, offrant ainsi la réverbération éthérée d'un vaste espace.

Les quatre éolis tournèrent leurs regards vers le Nord, cessant d'y contempler une somptueuse forêt aux profondeurs secrètes et aux échos mystérieux, pour y voir les pentes de pierres et de graviers qu'ils allaient maintenant escalader.

Sous une des tentes attendaient de petites outres à bretelles, qu'ils emplirent d'eau pour la journée, plus un sac où ils fourrèrent des prunelles séchées au soleil.

Ils atteignirent le sommet en fin de matinée. Dans ce désert de pierres et de sable rose au sol très perméable, nulle eau n'avait encore permis à aucune herbe de s'enraciner. Le Feu de la Terre avait façonné là plusieurs buttes, séparées par des vallons. Le plus vaste se trouvait au milieu, donnant vers le Levant, par une échancrure relativement étroite. Ce petit cirque naturel, bien qu'encore dépourvu de toute végétation, pulsait déjà de sa grave, harmonieuse et puissante vibration. Ici serait le sanctuaire de l'île, le coeur sacré, où, dans le silence et le mystère, quelques élus viendraient communier avec les forces vives de la forêt, et d'autres choses encore dont je ne doit pas parler. Qui dit sanctuaire dit Sacré, et qui dit Sacré dit Mystère et secret...

Ils visualisèrent ces collines recouvertes de forêt et d'arbres immenses, qui semblaient en doubler encore la hauteur. Seuls les arbres et l'humus forestier pourraient retenir l'eau ici; seule l'altière forêt saurait servir d'écrin aux doux mystères. Au fond du cirque végétal, impressionnante cathédrale de verdure à la lumière tamisée, une petite prairie en creux accueillerait les cérémonies. De petits temples et des maisons l'entoureraient, au pied des énormes troncs. Là vivraient quelques éolis et éolines au service des temples, là Lioureline et Boronnée se retireraient de la vie publique quand leur rôle de bâtisseurs serait terminé.

Un peu plus au Nord, à l'écart, un autre cratère, complètement fermé et secret, serait, lui, réservé à ceux qui viendraient là abandonner leurs corps pour partir vers d'autres mondes aux Soleils encore plus brillants... Les éolis recherchent pour cela de ces colossales futaies aux sombres profondeurs, fraîches, silencieuses et sans fleurs, mais si vivantes dans leur tranquillité inébranlable, que l'Esprit s'en délecte des plus subtiles vibrations comme d'une merveilleuse Source de Jouvence...

Ah, il s'en cachait des germes de merveilles, dans ce désert de pierres... Là où l'oeil de chair ne voyait que des cailloux secs, l'oeil de l'âme pressentait de la fraîche verdure, une intimité humide, des branches découpant le ciel en vitraux, de doux secrets de l'Esprit... Le regard de l'âme devinait déjà quelques graines enfouies dans la fine poussière rose, qui attendaient leur heure...

Tout cela prendrait bien deux mille ans pour prendre toute sa puissance. Qu'est-ce que deux mille ans, amis lecteurs? Réfléchissez, qu'entre la date de ce récit et notre époque, il s'en est déjà écoulé la moitié.

Deux mille ans d'Amour, de joie, d'activité, de douces complicités, de regards... On n'est pas pressés.

Et il faut bien tout ce temps, pour avoir des grands arbres. Sur Terre, les arbres meurent généralement au bout de quelque siècles, la croissance des racines produisant des chevauchements, des blessures, où finissent toujours par entrer les champignons chargés de digérer le bois mort. Les très vieux arbres sont creux et, perdant leur solidité, meurent en s'effondrant. (Du moins dans la nature sauvage, autrement le bûcheron sera passé bien avant.) Dans des régions particulièrement sèches, à l'abri des moisissures, les arbres vivent plus vieux. Sans parler de l'arbre de Bodhgaya, rejet de celui sous lequel le Bouddha reçut l'illumination il y a vingt-cinq siècles, on peut citer les forêts du Liban (Inestimable patrimoine détruit par la coupable négligence de ses gardiens), et bien sûr les fameux séquoias, avec leurs deux mille ans. Mais on a trouvé bien mieux depuis: en Arizona, des pins d'aspect maigrichon, dont les plus vieilles branches ont été datées à huit mille ans! Il n'y a en fait pas de limite théorique pour l'âge d'un arbre: ils ne meurent pas de vieillesse comme nous. Sur Aéoliah, les données ne sont pas essentiellement différentes, si ce n'est que les champignons et les arbres échangent des signaux chimiques plus précis, assurant que le travail des premiers ne se fera pas au détriment des seconds. Les arbres millénaires sont courants, mais on ne va guère plus loin que trois mille ans, dans les régions humides, ou dix mille pour certains résineux. Par contre les régions sèches voient des phénomènes, pour peu que les éolis les entretiennent: certains temples sont bâtis dans des oasis, autour de rejets successifs du même arbre se perpétuant depuis des millions d'années. Des racines aussi anciennes arrivent à faire partie intégrante des couches géologiques qui se sont formées par dessus elles... Vie hautement sacrée, témoin de tant d'émois, de tant d'espoirs et d'attention...

Il ne semble guère y avoir non plus de limite quant à la hauteur des arbres. L'aspiration de la sève, liée à l'évaporation de l'eau, atteint la valeur énorme de moins quatre-vingts bars: deux camions tirant de chaque côté d'une feuille! Cela rend théoriquement possible des arbres de huit cents mètres de haut, sur Terre, ou cinq cents mètres sur Aéoliah. Toutefois les plus hautes futaies d'Amazonie ne dépassent guère les cent mètres. Sur Aéoliah, la hauteur des forêts dépend énormément du lieu; elles peuvent se contenter de quelques mètres à cent cinquante mètres dans les forêts humides, ce qui vu la petite taille des éolis équivaut à plus de deux kilomètres pour nous: des arbres-montagne! Certains résineux atteignent parfois deux ou trois cents mètres, ou un peu plus, mais c'est rare. Inutile de préciser que de tels êtres sont, eux aussi, hautement vénérés, et tellement chargés d'esprits des lieux qu'ils sont presque considérés comme des personnes.

 

Bien que le lieu où ils se trouvaient ne fut pas encore formellement consacré, nos quatre amis accomplirent les rituels, au fond de la vallée en coupe, et méditèrent longuement sur l'ambiance grandiose et solennelle de l'endroit. Ils en firent également le tour, de sommet à sommet. Ils trouvèrent plusieurs emplacements très précis où les oiseaux avaient amendé le sol, de leur propre initiative. Sans doute quelques graines enfouies les avaient-elles appelés. Egalement, ils remarquèrent, dans de petits creux, quelques plaques de sol craquelées, et même encore humides de la dernière pluie: de l'argile commençait à se former, à partir des poussières de roche, qui arriverait petit à petit à retenir de l'eau. Sans doute était-ce là que de grands et mystérieux oiseaux migrateurs avaient déposé les précieuses graines...

Ils avaient d'ici une vue d'ensemble de l'île, vue grandiose et belle à la fois... Au Sud, l'île de basalte, plate, couverte d'arbustes, patchwork de violet et de vert, entourée d'une ligne dorée de coraux... Plus loin sous la mer, les anciennes coulées se prolongeaient en veines turquoises, puis bleues, outremer avant de rejoindre le violet profond de l'océan. Les deux lacs étaient de tendres joyaux dans leurs écrins... Le premier village était invisible d'ici, car il donnait plein Sud, de l'autre côté. En contraste, la seconde partie de l'île s'entourait elle de plages roses, puis jaunes, vertes, et aussi turquoise, bleues et indigo en s'éloignant vers le large. Au Nord enfin du second volcan, des roches violettes et brunes émergeaient de l'eau en deux ou trois endroits, mais les coraux ne s'y étaient pas encore fixés, aussi le violet de l'océan gardait ses droits, sauf en deux ou trois points où l'eau prenait une étrange coloration rougeâtre: Des émanations volcaniques attiraient sans doute là un plancton très riche et particulier. Des sortes de mouettes blanches tournaient dans les parages, nichant sur les récifs.

Ils décidèrent de passer la nuit au somment de l'île. Comme on s'y attendait, ils dénichèrent un abri, non pas une tente, mais une petite construction aux murs de cailloux et au toit de feuilles, à mi-pente de la vallée centrale. Puis ils se ravisèrent: le ciel étoilé était tellement beau qu'ils préférèrent monter au sommet. Il suffisait de s'abriter derrière quelques rochers du vent frais de la nuit, et bien sûr de s'enrouler dans les couvertures étanches à la rosée. Oh, les doux moments de tendresse! On commence par pousser un peu le sable froid de la surface pour trouver celui qui est encore tiède de soleil, puis on dispose les couvertures. Les éolis, quand ils dorment dehors, ne se déshabillent pas complètement, pour garder leur chaleur, mais les robes de voyage s'ouvrent par devant: on peut ainsi se serrer avec sa douce moitié, s'enlacer, peau contre peau, sein contre sein, haleines mêlées, avec la douce caresse des cheveux, le parfum et la chaleur de l'autre... On a aménagé des petits creux dans le sol, pour les bras, afin de pouvoir dormir enlacé sans gêne ni ankylose. Les éolis très amis se disposent en étoile, têtes au centre. Comme ils n'étaient que deux couples, ils étaient tête à tête, de sorte que leurs quatre visages, émergeant des couvertures, miraient béatement les étoiles, tous cheveux mêlés. Ils s'endormirent ainsi, le coeur plein des merveilleuses ou étranges vibrations qui descendent de ces lointains soleils...

Car chaque étoile a sa vibration, souvent âpre ou étrange si ses planètes sont inhabitées. Celles qui réchauffent et éclairent la vie ont des vibrations plus fortes et plus variées, parfois incompréhensibles pour nous, parfois familières. Les éolis n'ont jamais donné de noms fixes aux constellations, car elles changent au fil des millénaires, chaque étoile voyageant sur une orbite différente autour de la galaxie. Ainsi le dessin des constellations change complètement, même le temps d'une vie d'éoli. Mais les éolis nomment les étoiles, selon leurs vibrations le plus souvent. Un jour quelqu'un remarque que telle minuscule étoile a grandi, et il la nomme. Puis l'étoile accomplit son chemin dans le ciel d'Aéoliah, et elle peut devenir lumineuse si d'aventure elle vient à passer près de Aeoliah. Tout le monde peut alors ressentir sa vibration, en parler, découvrir son histoire. Puis, comme elle s'éloigne à nouveau dans les profondeurs obscures du cosmos, l'étoile redevient minuscule, et disparaît. Voici ce que la longue vie des éolis leur permet de voir! Quand une étoile a disparu, il n'en reste que le souvenir. Des millions de noms sont ainsi notés dans les profondeurs d'Irizdar, sur des dalles de pierre pour qu'ils se fossilisent et restent bien plus longtemps que le papier. Peut-être que quand l'érosion les dégagera à nouveau, l'étoile sera à nouveau visible, ayant fait le tour de la galaxie...

Dans le ciel d'Aéoliah se trouvent (en ce moment) deux «trous gris», des étoiles habitées, mais dont les occupants n'ont pas encore su se débarrasser du mal et vivre en Harmonie. On les appelle ainsi car elles font comme un accroc, une déchirure dans la trame de l'Harmonie de l'univers, tout comme les trous noirs sont des trous dans l'espace-temps. Les planètes parasitées par le mal sont entourées d'un bouclier astral, pour ne pas que leurs vibrations délétères ne viennent perturber les mondes d'Harmonie. Celui de la Terre est situé vers les ceintures de Van Allen, entre mille et six mille kilomètres d'altitude. Au-delà s'étend déjà l'espace normal: les cosmonautes qui s'y sont aventurés en allant vers la Lune ont souvent eu des expériences spirituelles. (Mais il n'ont pas nécessairement suivi cette voie, chacun d'eux ayant réagi à cette expérience ponctuelle selon sa personnalité.) Notre système solaire a aussi un second bouclier, bien au-delà de Pluton. Grâce à de telles protections, les habitants des mondes d'Harmonie ne ressentent pas la vibration répugnante des trous gris parmi les merveilles du ciel étoilé, a moins de penser spécialement à eux. Il y en a deux dans le ciel d'Aéoliah, une planète peuplée d'humains semblables à nous mais relativement peu atteints, et une autre dont il vaut mieux ne pas parler, sauf pour dire que les Jardiniers de âmes qui s'en occupent ont quand même des résultats.

Les éolis ordinaires jamais ne pensent aux trous gris; si nos quatre amis ce soir là laissaient leurs lèvres trembler un peu à leur contemplation, c'est parce qu'ils sont tous quatre concernés par le secourisme des âmes. Et s'ils pensaient ce soir là aux trous gris, c'est parce que le premier des deux allait, dans sa majestueuse ronde cosmique autour de la galaxie, passer très près d'Aéoliah. Une telle conjonction stellaire verrait, de chacune des deux planètes, le soleil de l'autre briller dans son ciel nocturne bien plus que notre Vénus, et les habitants des deux planètes communieraient au même merveilleux spectacle cosmique. En plus, comme les habitants du trou gris n'en étaient pas à censurer l'Esprit comme cela se fait sur Terre, des informations avaient pu leur être données. Ainsi, ils savent que ce soleil venu illuminer leurs nuits éclaire un ineffable paradis tout peuplé d'êtres gentils et doux qui se soucient d'eux... Quelle belle occasion, pour ces humains, de penser à la merveille Aéolienne, et, peut-être, de se libérer tous ensemble de leur mal! La conjonction était prévue pour dans dix-sept mille ans, pour une durée de dix à quinze siècles, aussi il était temps de se préparer. En particulier Liouna se sentait personnellement concernée; sans doute serait-ce l'affaire de sa vie. Elle avait déjà participé à quelques réunions de préparation, avec ses amis d'Irizdar et d'autres centres comme le gigantesque monastère rouge d'Oronar, derrière la Montagne du Soir, et l'école bleu pastel de Mydaor.

 

Ils restèrent une seconde journée en haut de la montagne, méditant ou projetant ensemble le futur paysage. Ils restèrent une seconde nuit, mais en ne pensant qu'aux belles vibrations cette fois. Il y en avait bien plus que de mauvaises...

Le troisième jour, ils n'avaient plus d'eau à boire, et il devenait urgent de se laver. Comme ils s'apprêtaient à redescendre, ils découvrirent l'arbre. Deux feuilles d'ornoulier, surgies d'une des flaques argileuses, entre des traces de pas qu'ils avaient laissés la veille, sans rien remarquer. (Faites attention de bien prononcer ornou-lier, et non pas or-nouille) Algénio, qui l'avait repéré le premier, poussa un cri, et les autres accoururent. Oh, qu'ils étaient heureux! Tous les quatre, les genoux dans l'argile, firent leur révérence à l'humble plante, à l'arbre d'un jour, lui caressèrent ses deux feuilles encore fripées. Lioureline chanta, et, se relevant: «Il est juste là où il faut.» Puis, montrant du doigt un endroit parmi les cailloux: «Le petit temple de la Poésie agreste sera juste ici.»

Ils étaient heureux! C'est que, ami lecteur, l'ornoulier est un grand arbre au port large et majestueux, vivant très vieux, et qui ne pousse que dans les forêts sacrées. De le voir pointer son nez le premier était un présage bien plus qu'encourageant, et Lioureline, sautant et dansant comme une enfant, n'en pouvait plus de joie! Joie qu'Algénio et Liouna partagèrent volontiers, tandis que Boronnée, assis sur une roche un peu au-dessus, les contemplait de tout son sourire intérieur...

C'est le coeur léger qu'ils redescendirent, en planant, bien plus vite qu'à la montée. Ah, amis lecteurs, savez-vous comme il est grisant de se laisser glisser dans l'air pur, en ne comptant pour cela que sur ce que la nature nous a donné!

Riant et chantant, ils arrivèrent au second lac, directement dans l'eau, sans même prendre la peine de se déshabiller, car de toute façon ils étaient rouges de poussière. Après quelques joyeux ébats, ils remontèrent sur une des roches déjà tiède, étalèrent leurs robes et s'étendirent eux aussi pour sécher. Ils rincèrent, séchèrent et rangèrent soigneusement les outres à eau, pour d'autres visiteurs. Boronnée repeigna longuement les immenses cheveux de Lioureline, qui en soupirait d'aise...

 

Ils se rendirent à la lagune, vers l'ouest, sur les bords de laquelle poussaient les fameux palmiers qu'ils s'étaient donné tant de mal pour sauver de l'éruption précédente. Ces arbres étaient encore un peu seuls, entourés seulement d'herbes, avec des roseaux au bord de l'eau. Mais ils donnaient déjà une récolte, qu'un petit atelier permettait de préparer: le coprah en blocs, les coques sciées en deux pour faire des bassines, et la fibre qui pour le moment était stockée dans une grotte: on en ferrait d'excellentes maisons.

Les roseaux, eux aussi, pourraient fournir des bases de construction. Imaginez une pagode en treillis de roseaux peinte en bleu...

Ce lieu était encore un peu délaissé, à cause toujours des éruptions à venir. Mais il était important, tant comme futur jardin que pour sa beauté. Les grands roseaux se contenteraient de border la langue de sable qui séparait la lagune de la mer, et d'y former un labyrinthe; la rive intérieure, plus plate et plus sinueuse, serait une plage ponctuée de touffes d'ajoncs et d'autres plantes fleuries. Les minuscules caps et les îlots recevraient des pagodes élancées, répondant aux lignes horizontales du paysage. En allant vers l'intérieur viendraient les jardins, puis les forêts de cocotiers et de bananiers (bleus) et enfin la grande forêt sacrée, qui occuperait également le col. Le village s'étendrait, lui, entre la lisière de la forêt et les jardins, où était prévue une grande place de réunion. Quant à la vibration, on la sentait déjà chaude et joyeuse, dynamique et active, sous l'oeil bienveillant de la Merveille Bleue, en haut de la montagne. Ce serait sans doute un des plus grands villages de l'île, et déjà plusieurs volontaires brûlaient d'impatience de pouvoir y oeuvrer, s'entraînant à entrelacer des lames de bambous.

Enfin, nos amis reprirent le chemin du premier village, en suivant la mer, cette fois du côté ouest de l'île. Ô merveilleuse côte de roches violettes aux calanques parfumées de résine! La vie sous-marine avait déjà épanoui ses merveilles, dans l'eau transparente à la surface à peine ondulante. La couleur dominante était turquoise, due surtout à des coraux jaunes aux formes très échancrées, qui tapissaient la roche comme une chaussette: Ils n'avaient pas encore eu le temps de former leurs récifs.

Une eau si claire, bleue comme le ciel, était une provocation: nos amis s'y trempèrent voluptueusement. Chaque calanque était plus belle que la précédente, sous les arbres nains et les masses de fleurs qui surmontaient les rocs violacés.

 

Le soir les trouva pas très loin du premier village, mais plus à l'Ouest. Il y avait là une petite pagode où l'on pouvait dormir, sur un promontoire avec vue sur plusieurs calanques, des roches féeriques et quelques grands arbres dominant l'île.

Cette merveille d'élégance et de finesse avait été assemblée en lames de bambou refendu, comme du cannage ou du rotin, avec des courbes, des piliers, des acrotères et des frises en croisillons. Par dessus on avait passé du mortier bleu, qui, mélangé à de la résine de pins, faisait un bon stuc bien résistant à la pluie. On lui avait donné un étage, sans autre utilité que d'avoir des fenêtres. Mais ces fenêtres portaient des volets, ce que les éolis ne font jamais sans intention précise. Imaginez plus en détail: Chaque fenêtre ronde était séparée de sa voisine par un espace égal à son diamètre, et portait deux volets en demi-cercle, jaune clair à l'intérieur, bleu à l'extérieur. Ouverts, ils se rejoignaient d'une fenêtre à l'autre en autant de cercles complets, jaunes; fermés, on n'y voyait plus que du bleu. Même la nuit, cela se remarquait facilement. Ce poétique sémaphore avait un but bien précis: indiquer si la pagode était occupée ou non. Afin de ne pas risquer de déranger les occupants éventuels... partis en voyage astral. Car là était l'usage de ce merveilleux petit monument.

C'était l'heure de dormir de toute façon, alors ils y passeraient la nuit. Boronnée mit les volets bleus. Dans la petite pièce du rez-de-chausée, au plafond bleu en dôme lisse, orné de volutes en dégradés, ils s'allongèrent sur les couvertures, en étoile à quatre branches, laissant un petit espace au milieu, où ils placèrent une fleur-lumière.

Ils dormirent ou rêvèrent jusqu'à la fin de la fleur lumière, puis, dans l'obscurité propice, commencèrent à quitter leurs corps. Algénio n'était guère habitué de l'astral. A peine remis d'une sortie délicate, il contempla la chambre de la pagode. La vision en astral était pour lui une chose assez déroutante par certains côtés. Combien y avait-il de fenêtres? Elles étaient interverties, leurs proportions changées, et pourtant c'était bien la chambre de la pagode qu'il voyait, baignant dans une lumière bleue. Il ne voyait que Liouna, qui lui souriait doucement, nimbée d'un bleu profond et lumineux, vitrail de cobalt. Boronnée et Lioureline lui paraissaient de simples auréoles de lumière, bleu roi et céruléum, et pourtant il sentait leur présence, leur sourire, leur regard: aucun doute, c'était bien eux. Lioureline n'avait pas prononcé un mot, et pourtant il savait exactement ce qu'elle lui demandait de faire: se visualiser montant doucement, ce qu'il fit. Aussitôt, il se sentit s'élever, avec une sensation très concrète et délicieuse à la fois, de légèreté et d'apesanteur. Il se retrouva dans la pièce aux volets, au premier étage, un lieu étrange pour lequel on n'avait pas prévu d'escalier. C'était un occultum, dont les fenêtres étaient fermées par un vélum bleu. Il contenait un égrégore aux très puissantes vibrations, pour aider au départ et au voyage. Le sol était bombé, à l'image du dôme d'en dessous, et le plafond surbaissé. Un éoli mystérieux avait, de sa propre initiative et sans piper un mot, aménagé au centre une étrange sculpture en spirale, comme un de ces merveilleux coquillages hélicoïdaux hérissés de longues tiges rayonnantes. Elle se prolongeait sur le toit de la pagode par un bulbe surmonté d'une longue hampe, agrémenté de multiples antennes et dentelures. Il avait peint l'ensemble, sol et murs compris, de ce même beau bleu céruléum, rehaussé de dégradés plus foncés ou de spires mauves. Puis l'éoli mystérieux s'en était reparti sans donner aucune explication. On en avait conclu que cela devait être dans le plan.

Quand ils s'élevèrent au-dessus de l'île, elle leur paru d'une splendeur... Imaginez un ciel outremer scintillant d'étoiles comme une rivière de diamants, tout frémissant de phosphorescences colorées; imaginez un océan de velours violet, légèrement lumineux; imaginez, flottant dessus, un vitrail resplendissant de bleus et de mauves, brillant comme un soleil, mais sans éblouir... Quelques zones foncées subsistaient dans la seconde partie de l'île encore peu vivante, mais des points de lumière scintillaient autour...

«Voilà tout notre travail de méditation», pensa Lioureline pour Algénio, qui le capta sans qu'aucune parole ne lui parvint. Il fut subjugué par la puissance et la variété des sensations de l'astral, vibrations de chaque lieu, de chaque être vivant, sentiments les plus divers qu'il ressentait tous dans son coeur sans qu'ils ne se mélangent, intense présence de ses compagnons et amis, plus d'autres inconnues, et surtout de son amoureuse Liouna, petite étoile qui maintenant irradiait à son attention un rose irréel et bouleversant... C'était la première fois qu'il ressentait si puissamment la force de son amour.

Algénio eut quelque difficultés à se ressaisir: on le comprendra.

Quand il y parvint, il retrouva une vision des lieux plus habituelle: des arbres parfumés, des roches fantasques, de l'eau claire, bien que tout cela palpitait de furtives et suaves luminescences. Ses compagnons et lui-même reprirent une apparence de corps. Lioureline portait en astral des cheveux encore plus démesurément longs, immatériels, s'enroulant en volutes langoureuses, sensibles au moindre contact... Pas étonnant qu'elle aimait tant à être peignée!

Lioureline chantait. Elle n'émettait aucun son, mais des suites de vibrations différentes, en une sorte de mélodie. Algénio s'aperçut qu'elle baissait sa vibration. (Ce qui ne veut pas du tout dire qu'elle allait vers le mal, comme certains lecteurs pourraient le croire. Les notes graves seraient-elles «mauvaises» et les notes aiguës «bonnes»? Non, bien sûr.)

Le chant de Lioureline, petit à petit, fit disparaître de leur vue toutes les lumières vivantes, et il invoqua la vibration grave, profonde et solennelle des roches, de la Terre. Puis ils descendirent... jusqu'à toucher le sol, puis à le pénétrer. Algénio était tellement fasciné qu'il en oublia de trouver les roches compactes, et il s'enfonça avec une étrange délectation dans une sorte de gelée transparente, comme un bloc de verre où courraient des fissures, des fractures... Il voyait distinctement les séparations entre les couches successives de basalte, les innombrables fissures et vacuoles... avec la vibration sourde, profonde, bouleversante, âpre et pathétique des roches du feu.

Leur champ de vision s'élargit, et ils virent leur île de l'intérieur, tout entière, comme si elle était transparente, de tous les côtés à la fois, y compris derrière eux... Imaginez un groupe de trois immenses cônes accolés, seul le sommet des deux premiers émergeant de l'océan... Et, à l'intérieur, comme si tout était en verre, les innombrables couches de lave, et surtout toute l'arborescence des cheminées volcaniques successives, complexe comme d'étranges arbres...

Tous ces tubes partaient de trois points du plancher océanique, deux kilomètres plus bas, où deux failles convergeaient en une seule. A cet endroit déjà la chaleur faisait rougeoyer les roches, non seulement dans les cheminées proprement dites, mais aussi dans une sorte de fourreau tout autour.

Ils continuèrent leur descente, et le plancher océanique devint transparent à son tour, formé lui d'un nombre incroyable de filons et de failles verticaux, puis, encore quelques kilomètres plus bas, d'une roche homogène et compacte, chauffée au rouge, parcourue seulement de quelques failles tectoniques ressoudées. Les laves montant des profondeurs avaient essayé différents chemins le long de la grande faille, mais seuls les trois passages avaient abouti. Maintenant incandescentes, ces cheminées plongeaient toujours plus profond, puits vertigineux qui n'en finissaient pas...

Nos amis aboutirent enfin aux racines des volcans, pathétiques antres du feu et du magma, or en fusion tout vibrant d'une profonde et indescriptible pulsation... C'était un système de plusieurs chambres où, en une subtile alchimie, se décantaient et se refondaient les roches de l'océan, d'où surgiraient un jour d'autres montagnes, d'autres îles, d'autres délicats paradis... N'y voyant, c'est le cas de le dire, que du feu, nos amis réaccordèrent leur perception: âpres silex, âcre silice, ainsi leur apparurent les différentes roches... Ils descendirent plus bas même, là où les roches écrasées de pression ne fondent plus, malgré le blanc éblouissant qu'elles irradient...

Même en ce lieu, ils sentirent des présences vivantes, puissantes et souveraines, mais si lentes qu'elles ne semblèrent pas les remarquer.

La perception des tensions des roches était bouleversante: partout, sans exception, elle sont toujours prêtes à craquer... Efforts colossaux, pathétique lutte immobile, indescriptible vibration de puissance et de lenteur...

Boronnée évaluait l'état des lieux, en expert. Il leur montrait: ici les roches figent lentement. Là, au contraire, elles fondent. La chambre magmatique avait débuté avec l'ouverture de la faille, il y a bien longtemps. Elle avait donné les trois volcans. Elle remontait petit à petit vers la surface, fondant la croûte océanique de son plafond et déposant sur on plancher les minéraux les plus réfractaires, l'excédent liquide léger filant vers la surface. Mais ses jours étaient comptés: dans moins de cent mille ans elle n'aurait plus assez de chaleur pour monter encore, et elle se figerait définitivement avant un million d'années.

Mais un autre bouleversement aurait lieu avant: la faille travaillait maintenant sur une seconde branche. Elle pourrait fracturer les fondements sous-marins de l'île, vers le Nord-est, non sans un assez gros frisson d'Aéoliah, prévisible dans deux ou trois siècles: ils avaient bien fait de ne rien construire encore en dur! Près du futur épicentre, les roches écrasées, tendues à la limite de leur résistance, vibraient comme un sourd grondement, comme une trépidation immobile...

Les laves se préparaient sur un nouveau trajet, sorte de langue de feu près d'atteindre le plancher océanique. Elles formeraient bientôt un second système de volcans, abandonnant les trois premières cheminées. L'île serait alors stable en son entier, les nouveaux volcans ne pouvant pas sortir de l'océan avant cent mille ans, époque où ils seront sur leur fin. Cela ferait encore une autre île, ou de ces pains de sucre de laves épaisses, qui pullulent dans les océans Aéoliens...

Boronnée montra la troisième cheminée, juste en haut du plancher océanique. Un trait de feu arrivait jusqu'ici, de la lave montait, sans trop de difficulté pour le moment, car le fourreau de roche rouge n'opposait que peu de résistance, tout en guidant le passage. Dans quelque mois, ça allait chauffer à nouveau au nord de l'île... Et il en serait ainsi tant que la faille n'aurait pas joué.

 

Quand ils retrouvèrent leurs corps de chair, ils étaient saturés de pathétiques et colossales vibrations, et ils durent chanter de leurs pures voix pour retrouver leur univers familier et sa douce féerie scintillante d'étoiles nocturnes.

Algénio sortit pour respirer l'air frais de la nuit, sentir l'herbe, se frotter contre l'écorce, contre la douce vie frémissante, à la fois loin et si près de cet univers démesuré des entrailles de leur planète. Pour une sortie en astral, il avait été gâté! A l'est et à l'ouest, de petites portions de l'anneau se miraient dans l'océan; c'est ainsi sous les tropiques, même au coeur de la nuit, l'ombre de la planète ne le cache pas entièrement, et le ciel n'est pas vraiment noir, mais d'un outremer fascinant, tout piqué d'étoiles palpitantes. Au loin chantait un durlu, oiseau de nuit aux mystérieuses mélodies aériennes…

Algénio tira les volets jaunes, de l'extérieur. Puis il retourna dormir; Liouna l'attira dans ses bras, et il sentit son parfum, et la douce chaleur de sa peau contre la sienne.

 

 

 

 

 

 

Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 18       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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