Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 16       

Chapter 16

* Va, île nouvelle... *

Mais que les éolis pouvaient-ils donc bien fabriquer sur cette île complètement pelée? D’abord une île pelée, sur Aéoliah, c’est déjà étonnant. C’est que c’était une île nouvelle. Elle n’avait pas trente ans, ce qui, pour une île, n’est rien. Les éolis adorent les îles nouvelles. Quelle merveilleuse occasion de créer de toutes pièces un nouveau paysage, une nouvelle ambiance à nulle autre pareille? Une nouvelle communauté d’espèces et d’éolis? Une nouvelle Harmonie de fruits et de fleurs, de parfums et de couleurs, un original bouquet d’arômes et de chants? Peut-être même un nouveau style de vie, différent de tous les autres, comblant les aspirations les plus profondes?

Qui étaient les éolis de cette île? Nous en avons vus quelques-uns sur l’atoll aux géodes, il y a cent vingt ans. Ils sont roses comme ceux du septième continent, sauf deux, mauves, du quatrième. Nous connaissons même un nom: Lioureline. C’est elle qui percevait le mieux le nouveau projet en son coeur, qui en focalisait les énergies. Elle avait invité ses amis du septième continent, qui ne sont autres que ceux de notre village. Il y avait Nasachto et Inélounia, les amis de Lioureline. Il y avait Liouna, pour qui la création d’une île était l’OCCASION à ne pas manquer. Elle amenait son ancien terrien d’Algénio. Il y avait Anthelme, maintenant passionné d’écologie, comme nous allons le voir, et son inséparable Elnadjine, et d’autres encore. Ils n’avaient pas du tout l’intention de quitter leur village, mais la création d’une île demande du monde! Quel plaisir de venir donner un coup de main! Lioureline, elle, comptait bien s’y installer, avec son compagnon et d’autres amis de l’atoll et d’ailleurs. Quand les éolis ont la bougeotte...

Comment les îles nouvelles naissent-elles? Le plus souvent, c’est par les volcans, tout simplement, comme sur la Terre. Encore les éolis avec leurs sacrés volcans. Quelle équipe! Ce volcan n’était autre que celui qui faisait des vagues, lors de la visite à l’atoll, par de titanesques explosions sous-marines qui se produisent quand la lave se mêle à l’eau. Ce phénomène est courant sur Aéoliah comme sur notre Terre.

Lors des éruptions suivantes, il avait formé l’île, vaste plaque inclinée de basalte violacé, de deux kilomètres sur trois, haute de cinquante mètres au plus, toute boursouflée de petits dômes ou de bizarres clochetons ciselés. L’herbe et les arbres n’y poussaient pas encore. Les oiseaux d’Aéoliah n’avaient pas pris la peine d’ensemencer l’île en graines, et aucun insecte n’avait encore tenté le voyage, accroché à leurs plumes. Pourquoi? Parce qu’une nouvelle éruption était imminente. Quelques arbres et graminées avaient tout de même essayé de s’accrocher: Des noix de coco, des épis flottants avaient germé sur une langue de sable. Ils étaient certainement perdus, mais on pouvait sauver les graines. C’est ce à quoi s’employaient les oiseaux et les éolis.

Les oiseaux picoraient, simplement. Après ils s’en iraient, rejetant ailleurs quelques graines non digérées. Il y en avait de toutes sortes, en une joyeuse farandole de couleurs et de chants, belle anthologie de Poésie Aéolienne. Ils venaient parfois de fort loin, migrateurs de passage ou «spécialistes» venus exprès.

Les êtres de la mer étaient aussi concernés. Comme ceux de la terre, ils s’étaient abstenus d’entourer l’île de leurs féeries, à quelques exceptions près.

Quant aux éolis, ils s’efforçaient de sortir de là les noix de coco. Cette variété, assez rare, faisait une bonne part du plan de Lioureline, par son abondante production de solides fibres résistantes à l'eau, très utile pour les maisons. Il leur fallait donc la maintenir sur l’île. Ils les tiraient, jusque sur la plage, et les assemblaient en radeaux, car ces noix de coco, tout comme celles de la Terre, peuvent flotter fort convenablement pendant plusieurs mois, à la recherche d’une nouvelle terre où germer.

Les éolis avaient préparée une véritable île artificielle en noix, enserrée par quelques troncs de cocotier. Ils y avaient mis cinq jours, à traîner les troncs, les assembler, puis lacer dessus un treillis de feuilles rigides pour former un pont valable. Les charpentiers éolis sont habiles, ingénieux, et pourvus d’une extraordinaire ardeur au travail... Les lourds troncs, poussés par tant et tant de bras, semblaient léviter, osciller, pourvus d’une vie propre... Ce fut un moment d’activité heureuse, pleine d’Enthousiasme, avec la belle Lioureline, qui chantait et riait, les bras chargés de tiges et de feuilles...

 

L’éruption s’annonçait pour le soir. Il fallait terminer le radeau. Un nouveau groupe d’éolis mauves tomba à pic pour ce faire, surtout qu’ils amenaient quantité de fruits avec eux. Le travail continua avec une joie et une énergie décuplés: les dernières noix furent accrochées vers midi. On largua les amarres, et le radeau, cueilli par la marée haute, commença à s’éloigner dans un des fantasques et mystérieux courants des vastes océans d’Aéoliah.

Pourtant les éolis restèrent sur l’île. Encore un peu... Ils ne voulaient pas rater le spectacle! Comment connaissaient-ils le moment de l’éruption? Tout simplement par leur sens des événements imminents, dont on a déjà apprécié la précision lors du frisson d’Aéoliah. Mais ce sens ne les prévient pas à distance. Alors ils quittent leur corps (Ce que nous appelons le voyage astral) et s’en vont ainsi explorer les tréfonds de la terre. Ils peuvent suivre le cheminement des laves, les tensions du sous-sol, le mûrissement des chambres à magma. Ils connaissent ainsi les dates des éruptions à venir, certes vaguement, mais la précision s’affine au fur et à mesure que l’échéance se rapproche.

Et puis ne vous imaginez pas que les laves montent tranquillement dans une sorte de tuyau tout prêt. Non, car les précédentes ont figé dans le conduit qu’elles ont utilisé et les nouvelles doivent s’en frayer un à leur tour. Et ça ne va pas tout seul. Depuis l’aube, l’île frémissait sous la formidable poussée. A midi, de sourdes percutions montaient des profondeurs. Nous, terriens, aurions décampé, en proie à notre frousse instinctive des éclats de la Terre. Les éolis continuèrent la fête, tirant leurs dernières noix, applaudissant joyeusement à chaque contraction. Eh oui, pour eux c’est comme pour une naissance: la Terre allait enfanter d’une nouvelle terre! Ils employaient les mêmes mots et encourageaient leur mère la planète Aéoliah dans son labeur créateur! En totale confiance, ils dansaient et riaient quand les secousses ébranlaient le sol sous leurs pieds.

Les oiseaux prirent du champ presque tous en même temps, au début de l’après-midi, pour disparaître vers tous les horizons. Un étrange silence prit alors possession du monde minéral rendu à sa solitude. Les éolis attendirent encore un peu, mais ils devaient tenir compte de leurs faibles capacités de vol. Ils commencèrent par se rassembler au sud de l’île, sur la langue de sable. Les secousses faiblirent, car les laves s’approchaient de la surface, au Nord de l’île. Mais elles étaient maintenant continuelles, et un sourd grondement roulait du ciel aux profondeurs, étreignant tout le corps d’une poignante émotion. Les roches vibraient, les roches vivaient! Elles palpitaient dans leur formidable étreinte, leur embrassement sauvage et joyeux! Leur énergie colossale était encore plus puissante, plus vivement ressentie, en ce moment privilégié où leur lent mouvement devenait perceptible!

L’heure était grave, et l’on comprend que les éolis tenaient à assister à la suite du plus près possible. Mais leur sens préventif les pressait maintenant de partir. Il allait faire chaud. Le Soleil s’abîmant dans les flots les vit rejoindre le radeau, bien visible avec ses fleurs-lumière, déjà éloigné de plus d’un kilomètre.

Sur l’île, les secousses avaient maintenant cessé, et un calme étrange préludait aux noces de la Terre et du Feu. Le ciel était devenu violet du crépuscule. Un des clochetons de pierre coulissa horizontalement, puis s’enfonça doucement dans le sol. Une petite détonation, une bouffée de fumée blanche précédèrent de quelques secondes une colonne de feu et de lumière qui partit à l’assaut du ciel, vrombissante, de plus en plus haut, de plus en plus fort, éclaboussant l’île obscure d’une myriade d’étincelles éblouissantes. En quelques minutes se déploya jusqu’à la hauteur énorme de trois cents mètres une fontaine de lave liquide, jaillissant verticalement en un jet dru qui s’épanouissait avant de retomber en gerbe de lumière et de chaleur... Ce jet initial s’élargit ensuite en un gigantesque papillon pourpre, dont les ailes tourbillonnantes de traînées incandescentes battaient au rythme d’inconcevables soubresauts, tandis qu’un petit groupe de jets plus fins apparaissait à quelque distance. L’île se couvrit rapidement de roche écarlate, puis disparut dans des volutes de vapeurs rose et or, la lave se déversant à flots dans l’océan.

Le radeau des éolis, pris dans les vastes remous tranquilles de l’océan, ne s’éloignait que très progressivement. De courtes vagues commencèrent à le bercer. La formidable chaleur du brasier arrivait jusqu’à eux. Ils eurent même la chance de percevoir de furtives lueurs violettes dans l’eau noire: la lave circulait au fond, s’entourant au contact de l’eau d’une gaine solide en forme de polochon, qui se rompait pour se reformer aussitôt, sans troubler le moins du monde la surface.

L’image des fontaines de feu se dédoublait avec son reflet dans l’eau, s’auréolant d’une vaste aura de vapeurs pourpres dégradant vers les violets, encadrée par l’Anneau planétaire. En effet, vu des tropiques, ce dernier fait, avec son reflet d’or dans l'eau, un cercle complet, du Zénith au Nadir. Après les grandes orgues de la journée, l’éruption semblait étrangement calme et silencieuse, avec seulement quelques pofs sporadiques, tranquille comme un feu de Bengale. C’était pourtant un fantastique spectacle auquel les éolis étaient conviés, serrés les uns contre les autres sur leur radeau, frissonnants, étreints par une grandiose et grave émotion dont ils se délectaient. Ils admiraient, le coeur battant, la pure grandeur de la Nature dans ses oeuvres majeures... Quel Bonheur de vivre sur une si belle planète, qui savait mettre en oeuvre une si grandiose puissance pour leur mitonner de délicats paradis de fleurs et de finesse!

Lioureline et les futurs habitants de l’île chantaient: c’était leur fête, leur Bonheur qui se bâtissait. L’Univers entier était joyeusement complice: les étoiles, l’anneau, l’océan infini et doux, le volcan... Le rêve de Lioureline était en train de naître, c’était aussi merveilleux que si le colossal volcan avait eu une volonté bienveillante envers les minuscules et délicats éolis...

 

Ils ne dormirent guère cette nuit-là, subjugués par le formidable spectacle dont ils s’éloignaient petit à petit. L’aube les trouva à dix kilomètres environ de l’île nouvelle. Avec un peu de chance, ils aborderaient avant le soir sur un autre atoll des parages. Les fontaines de lave continuaient à jaillir. Le jour révéla un panache compact de vapeur blanche qui se dissipait un peu plus loin, et une colonne floue de brume marron qui, émanant des fontaines, s’élevait en s’éloignant, puis, gagnant les hautes altitudes, se repliait en un immense point d’interrogation, par dessus les éolis, et disparaissait à l’horizon derrière eux aussi loin qu’il était possible de voir.

Le soir, ils ratèrent l’atoll visé, mais ils en touchèrent un autre le lendemain matin. Il était en forme de huit, tout à fait plat, et couvert de bambous ou de palmiers. Les habitants en étaient des éolis bleus du cinquième continent qui ne parlaient qu’en chantant. Déjà de leur naturel les éolis ont un accent mélodieux, mais là il s’agissait de véritables chansons, d’une grande douceur: un art de vivre délicat et enchanteur. Les éolis bleus de l’atoll construisaient des maisons suspendues dans les palmiers, toutes en lames de bambou refendu, d’une très grande richesse de décoration, en complexes motifs de cannage rappelant les féeriques palais arabes. Ces maisons étaient collectives et démesurément grandes: elles comprenaient une multitude de couloirs tubulaires et de pièces rondes totalement inutiles mais où il faisait si bon s’égarer! Des fleurs et feuilles séchées, de couleurs pastel ou blondes, délicatement assorties, couvraient les murs intérieurs, et les plafonds rayonnaient de sortes de carlines, dorées ou bistre, aux dentelles étonnantes. (Sur Terre les carlines sont des chardons sans tige, qui de leur fleur unique font des soleils dentelés au ras du sol. Dans les Pyrénées on les fait sécher pour en décorer les maisons) Les lattes et tubes de bambou tenaient entre eux par d’ingénieux et assez compliqués systèmes d’encoches et de queues d’aronde. Les pièces s’enfilaient d’abord, puis pivotaient de façon à ne pouvoir ressortir, les suivantes assurant un coinçage définitif, en force, grâce à un motif de base triangulaire. C’était très solide. Les toits adoptaient une forme a priori curieuse: en entonnoir et non en cône, pour recueillir la pluie. Cette disposition est très fréquente sur les îles et les régions sèches d’Aéoliah. Ils étaient faits de feuilles séchées, rajoutées d’années en années sur une épaisseur telle qu’ils pouvaient rester étanches pendant vingt ans. Certaines des maisons étaient bien plus vieilles encore, sans que l’on puisse dire leur âge car elles étaient perpétuellement remaniées, voire démontées et remontées ailleurs.

Les occupants de l’atoll faisaient également des radeaux sur le même principe, flottant sur de nombreux tubes de bambou gros et courts, verticaux, montés au bout de tiges démesurées, comme des mille-pattes arachnéens chaussant une myriade de grosses bottes. Il était ainsi facile de changer les flotteurs abîmés. Ces palais flottants couverts de feuilles colorées se promenaient dans le lagon au gré des courants... Ces éolis bleus dormaient souvent au hasard, dans l’une ou l’autre des multiples chambrettes entièrement capitonnées d’ouate de coton pastel, déjà imprégnées du parfum de leurs amis.

Entre les bambouseraies se pressaient des vergers soigneusement élagués et entretenus, nets et propres, fournissant principalement une sorte de prune bleue, à la chair très molle, comme du miel, douce, exquise. Les palmiers donnaient quant à eux des noix et des dattes, qu'ils consommaient fraîches ou sèches. A l’intérieur du tas de branches mortes et de compost, dans des galeries propices, poussaient aussi des champignons fort délicieux, ne ressemblant à aucun de la Terre.

Les éolis bleus aux palais de bambous vivaient à demi nus, comme souvent les éolis des tropiques, avec des robes de longues fibres bleu tendre ou blanches, souples et soyeuses. Ils se paraient de colliers, ceintures et rubans, ornant leurs cheveux, masculins ou féminins, de sorte de grosses perles blanches, de coraux et de petits chapeaux de fleurs séchées aux pétales translucides, dans les tons délicats des tisanes.

Ils firent un accueil très chaleureux à nos amis, bien qu’ils doublaient presque la population de l’île. C’est qu’ils étaient gentils tous ces gens des îles, toujours prévenants, souriants, offrant des prunes séchées qu’il suffisait de laisser tremper un peu. Ils en avaient une réserve impressionnante, pendues un peu partout dans les maisons, en cas justement de telles visites, assez fréquentes. De toute façon, il y avait bien plus à manger que nécessaire sur l’île.

Les précieuses noix de Lioureline, et quelques rhizomes qu’ils avaient aussi amenés, furent promptement rangés, à l’abri de l’humidité qui aurait pu les faire germer.

On passa sur cet atoll trois jours pleins, à travailler ensemble, qui dans les jardins, qui à des assemblages de bambou. Anthelme aurait de quoi épater Arnophilco le menuisier à son retour! La nuit, on allait en astral admirer le volcan, toujours rutilant: on en apercevait d’ici une vaste auréole rose. On passa également trois jours de chants et de rêveries ensemble. C’est que cette aimable communauté avait pour importante mission de participer à de fort énergétiques visualisations des archétypes ou de l’égrégore d’Aéoliah, et ils passaient la moitié de leurs journées à rêver ensemble, à se raconter des histoires merveilleuses toutes plus typiquement éolines les unes que les autres. Archétypes, égrégore, qu’es aquò? Cela signifie tout simplement que d’écouter ces histoires vous donnerait une furieuse envie de vivre sur Aéoliah, de vous fondre et de vous perdre corps et âme dans l’émouvant et perpétuel Bonheur des éolis, ou encore de vous activer dans un de leurs merveilleux jardins à cultiver des mirabelles au parfum mirobolant... Mmh?

Les éolis de cette île étaient bleus, les prunes bleues, même les bananes, car il y avait bien entendu des bananes, les bambous d’un vert bleuté, et, la nuit, quelques fleurs-lumière accrochées sur les maisons dans des fanaux en bambou ou dans des noix de coco, étaient également bleues, et les algues phosphorescentes du lagon, d’un superbe céruléum laiteux...

Mais l’oreille se régalait plus encore que les yeux. La nuit, l’île chantait. Je dis bien l’île, pas les oiseaux ni les éolis bleus qui y vivent. Ces derniers ne voulurent rien dire, se contentant de sourire aux questions intriguées de nos amis. Et quand, la nuit, se levait la petite brise qui de temps à autres vient délicieusement équilibrer les ardeurs du Soleil sur les îles idylliques, une subtile harmonie s’élevait sous le ciel étoilé. Parfois, une douce flûte impalpable courrait dans les roseaux, s’approchant furtivement, pour s’enfuir aussitôt; ou bien une harpe floue égrenait en chemin de délicieux arpèges... Une brise un peu plus forte éveillait l’océan, et un ressac limpide ourlait le silence de la nuit. Alors une symphonie de harpes éoliennes et de flûtes de Pan s’élevait des forêts de bambous, courant ici et là, se mêlant aux échos, laissant un silence, puis renaissant un peu plus loin...

Cette mystérieuse musique sans origine visible portait une vibration subtile, magique, une Poésie très émouvante... On aurait passé des heures à s’en délecter! Ah, éolis de l’île aux bambous, quelle chance vous avez de vous endormir sur une aussi douce symphonie!

(Cela ressemble au bruit du vent dans une pièce appelée «nigh wind» de Iasos)

Ce fut Anthelme qui trouva d’où provenait le chant des bambous... Ah! Quelle astuce! Ah! Quelle patience! Tant de Poésie vivante, par un moyen aussi simple! Je vous dirais bien comment, amis lecteurs, mais ce serait déflorer un mystère... Donc je me tais, a moins que quelqu’un ne me le demande discrètement pour apprendre à chanter à ses bambous.

 

Au matin du quatrième jour, le panache brun du volcan avait disparu. Une rapide expédition astrale permit de se rendre compte de ce qui se passait: les laves sortaient maintenant par une autre bouche, sous la mer, plus au nord. Le débit en avait considérablement diminué, car le basalte fluide était remplacé par une variété plus épaisse, qui promettait une belle activité strombolienne. Ce volcan était en fait assez complexe, au joint d’une faille coulissante du fond marin, tendue à bloc, prête à renvoyer les laves encore ailleurs. A l’emplacement où les fontaines avaient jailli, régnait une très forte chaleur. Elles avaient fondu leurs lèvres, laissant deux puits extrêmement profonds, emplis de basalte bouillonnant qui débordait encore par moments, au rythme d’une inconcevable respiration. L’île entière avait été couverte d’une vaste coulée, qui ne brillait plus, mais par endroit des langues ardentes remontaient de l’intérieur encore en feu, édifiant ces clochetons qui avaient tant intrigués les éolis, volcans en miniature alimentés par la lave en cours de solidification au coeur de la coulée. La nouvelle bouche éruptive était sous l’eau, se signalant seulement par un silencieux panache pulsant de vapeur blanche. Mais au rythme où elle montait, elle émergerait rapidement, dans quinze jours au plus. Et il y avait de la lave pour plusieurs mois encore. Chic, Lioureline aurait la montagne dont elle rêvait!

Comme il n’était pas question d’attendre si longtemps, on décida de se disperser chacun chez soi, jusqu’à la fin de l’éruption. Les graines étaient en sûreté sur l’atoll bleu, où l’on resta encore le temps que les oiseaux migrateurs puissent reprendre tout le monde.

 

Quelques mois s’écoulèrent donc...

Ce fut Milarêva qui avertit les éolis de notre village de l’appel de Lioureline. Il ne faut pas croire que les éolis sortent en astral à tout bout de champ, et pour la majorité d’entre eux ce n’est même pas de la routine. Certains n’y arrivent qu’après bien des siècles. Mais Milarêva restait en contact assez fréquent avec Lioureline, à cause du travail de secourisme des âmes. Elle communiquait également avec plusieurs habitants de l’île aux géodes, qui s’étaient portés volontaires pour aider les secouristes des âmes de notre village.

Quinze jours après, ils étaient sur l’île nouvelle, qui avait bien changé. Elle faisait maintenant cinq kilomètres de long, en forme de croissant très ouvert. Le bouclier de lave initial avait été recouvert de nombreuses coulées plus petites, qui avaient formé, en se solidifiant, un merveilleux réseau de grottes, d’arches et même des réserves d’eau souterraines que la pluie avait déjà commencé à remplir. Pour le moment l’eau en était encore imbuvable, pleine d’acides et de sels, mais dans quelques années elle serait merveilleusement fraîche et limpide... L’île proprement dite était maintenant dominée par un dôme en pente très douce de laves violacées alternant avec des scories, également plein de grottes et d’eau, avec au sommet un cratère qui aurait volontiers commencé lui aussi à se remplir, si des fumerolles brûlantes n’en jaillissaient encore. La bouche éruptive du Nord (vers les deux tiers du croissant) avait comme prévu donné un joli cône rose, irrégulier, qui se prolongeait jusqu’au niveau de l’eau par de douces pentes sableuses recouvrant tout le Nord de l’île de basalte. Derrière ce cône, une troisième bouche éruptive rougeoyait et fumait encore au ras de l’eau, avec même par moment des détonations isolées. Mais elle allait sur sa fin et on pouvait donc séjourner sur l’île sans danger, tant qu’on ne s’approcherait pas trop près.

 

Lioureline! Quelle joie de la revoir! Elle était comblée! Des maisons-grotte, des réserves d’eau fraîche, des roches fantasques sculptées comme de l’écume, elle n’avait pas osé rêver tant de choses! Le volcan avait vraiment été gentil avec elle! Et ce n’était pas fini, car d’autres éruptions étaient prévisibles, mais dans la moitié Nord, elles laisseraient désormais tranquille le Sud de l’île. On pouvait commencer là le travail.

Lioureline était merveilleusement belle, et son rêve était à son image. Elle était (et elle est toujours) grande, le corps délié et ondulant. Ses yeux étaient d’un vert fabuleux, et ses cheveux mi-blonds mi-roux se balançaient perpétuellement en deux ou trois grosses mèches souples et vaporeuses jusque sur ses jambes. Elle portait au front, comme les éolis de l’atoll bleu, une sorte de boule de corail, bleue celle-là, et d’autres plus petites. (Ces boules sont l’oeuvre d’êtres marins microscopiques, vivant en colonies sphériques, sécrétant une masse calcaire spongieuse, fine et légère, blanche ou pastel, pleine d’air permettant à la colonie de flotter entre deux eaux). Lioureline s’habillait de bleu ciel, d’une robe fortement froncée aux épaules, avec de longs rubans mauves, le tout d’une sorte de tissage particulier, avec une aura floue de fils très fins: elle avait l’air un peu immatérielle...

Le compagnon de Lioureline, Boronnée, au lumineux regard bleu pâle, s’habillait plus classiquement d’une robe indigo où ses blonds cheveux promenaient leurs volutes. Il semblait réservé, et parlait fort peu, mais avec une grande douceur, alors que Lioureline était volontiers volubile, chantant souvent, intarissable sur son projet. Boronnée avait toujours l’air de contempler quelque merveille, et sa voix suave semblait ne pas vouloir déranger votre propre extase... Malgré cet apparent effacement devant sa compagne, il avait un rôle primordial, de donner à Lioureline sa puissante impulsion. Il l'accomplissait avec discrétion et délicatesse, la laissant libre de créer elle-même. Boronnée était un Jardinier des âmes comme Adénankar, mais il ne s’occupait pas des âmes déboussolées: son travail à lui était d’aider à la perpétuelle re-création de toute vie, au dru jaillissement de l’éternel Renouveau de la Joie et de l’Emerveillement. Quand Adénankar devait patienter, biaiser, supputer, pour un résultat infime qu’une peccadille pouvait annihiler, Boronnée, lui, oeuvrait dans la Joie franche et directe, la Plénitude, l’euphorie des projets grandioses qui marchent toujours comme sur des roulettes dans l’enthousiasme général! Boronnée n’avait pas tant de connaissances subtiles sur les rouages complexes de l’esprit; mais les joies du Jaillissement Créatif, de l’explosion des expressions, de l’élan partagé n’avaient aucun secret pour lui. Adénankar rattrapait patiemment les ratés, Boronnée fonçait en exultant, et sans ratés. Ils n’étaient pas du tout de la même école. Ayant tout à apprendre l’un de l’autre, ils n’en furent que plus amis.

Le projet de Lioureline était simple: créer une nouvelle communauté éoline, sur une vibration plus particulièrement féerique et mélodieuse. Déjà une centaine d’amis adhéraient à son projet et l’avaient fait également leur. Pour le moment ils habitaient sur l’île aux géodes ou sur l’atoll bleu, que nous avions visités l’autre fois.

L’île nouvelle, sans eau ni nourriture, était encore inhabitable. Aussi ils choisirent d’y venir lors des périodes de pluie, qui rythment le mois sur Aéoliah. Il fallait des abris, pour plus de cent, plus la nourriture et les graines. Ce fut vite trouvé: imaginez une coulée de lave, dont l’extérieur est déjà solide, et l’intérieur encore fluide: si un orifice s’ouvre, toute la lave s’écoule, laissant un tube creux. Il y en a de nombreux sur Terre, à Hawaii ou sur l’Ile de Pâques notamment. S’ils sont recouverts par d’autres coulées, ils forment alors des grottes profondes, tandis que ceux de surface s’ornent souvent de fenêtres: il peut y faire clair comme dans une maison. Les éolis en choisirent un, assez vaste, largement ouvert à un bout et fermé à l’autre, offrant un abri impeccable contre la pluie et les courants d’air, suffisamment clair, dont le sol s’était figé en un plan grosso-modo horizontal. Il était accessible jusqu’au fond, plus sombre mais qui ne servirait que pour les rangements. Pour nous il aurait déjà représenté une honnête petite maison, mais pour les petits éolis c’était une cathédrale. La première expédition y laissa ses pâtes de fruits et les couvertures, qui seraient fort utiles plus tard.

Le second problème était l’eau. Ils avaient bien fait de venir avec la pluie, et ils passèrent les trois jours à écoper les flaques pour remplir un creux abrité, après l’avoir rincé à plusieurs reprises car l’eau se chargeait des sels solubles de la roche vierge.

 

Le troisième jour une puissante détonation les surprit tous: du cratère principal monta un panache bleuté accompagné d’un crépitement de cailloux. Que s’était-il passé? L’eau de la pluie, collectée par le cratère, s’était engouffrée dans les trous des fumerolles, jusqu’au coeur encore bouillant: la pression formidable de la vapeur avait tout fait sauter, doublant presque la profondeur de cette vasque naturelle. C’était une aubaine, car le panache, vite rabattu par la pluie drue, retomba sur le sol en poussières, que les ruissellements accumulèrent dans les creux, formant des petites plages. Les premières graines pourraient ainsi être semées!

 

Le Soleil revenu les trouva fort contents, car ils étaient tous trempés jusqu’à l’os! Mais ils avaient de l’eau. Ils étalèrent joyeusement leurs robes sur un vaste rocher et... en firent autant pour eux-mêmes. Ils écoutèrent Lioureline et ses amis, qui décrivaient longuement leur rêve, avec maints détails chaleureux et émouvants. Ils avaient bien prévu quelque chose pour les maisons, mais n’avaient pas espéré en trouver de toutes faites. A l’unanimité donc le plan initial pour les maisons avait été modifié en faveur des tubes de lave. Pour l’essentiel cela ne changeait rien car l’habitat était déjà prévu collectif. Un autre tube voisin conviendrait pour les ateliers, mais il était encore occupé par de la vapeur chaude sortant d’une fissure. Les chambres seraient comme des nids d’hirondelles accrochées aux parois courbes, et l’intérieur serait un vaste espace de réunion et de méditation. Le soir il y aurait des fleurs-lumière à l’intérieur, et d’autres, bleues, près de l’entrée, pour la retrouver facilement dans la nuit. Choisirait-on le bleu pâle de l’atoll aux bambous ou l’indigo irréel de l’île aux géodes? On ne parlerait pas à l’intérieur des maisons, car on y dormirait et méditerait à la fois. D’autres grottes pourraient être réservées aux repas et ateliers. Mais on n’y parlerait pas non plus! On y chanterait! Les indispensables remarques se feraient à voix basse ou dans le chant. Déjà Lioureline invita les présents (futurs habitants ou pas) à se brancher sur la féerie, à marcher en ondulant, en flottant... Pour certains c’était naturel, ou c’était leur désir: les futurs habitants. Les autres étaient de toute façon déjà gracieux, mais autrement.

Lioureline et ses amis avaient préparé des sortes de petits rituels, pour se dire bonjour, pour annoncer le repas, ou la méditation du soir, pour s’installer dans le lit, pour porter les fleurs-lumière... Et ils s’y exercèrent, et c’était vraiment très agréable, car tout était en chants ou en merveille. Il n’y avait que deux coques de noix où poussaient deux lumignons indigo de l’île aux géodes. Ils n’éclairent pas mais ils brillent toute la nuit: ce sont d’excellents repères. Accrochés aux murs, ils y formeraient des constellations, où même dans l’obscurité totale il serait possible de se retrouver dans le volume, pour que chacun puisse regagner son nid. Ce truc est courant sur Aéoliah. Présentement, en plein jour, les coques passaient de main en main, chacun à son tour s’essayant à les porter à la future manière, qui était joyeuse, mélodieuse et diligente, à la façon des lutins. On ne pouvait laisser les fleurs-lumière dans les grottes pendant le jour, car sans soleil elles s’épuiseraient rapidement: pour cela, il faudrait donc les sortir et les rentrer chaque matin et chaque soir, en formant des files ondulantes et fluides, toutes joyeuses.

Un cérémonial pour rentrer dans le lit... Il y en a bien un pour le thé, sur Terre! Il n’y a pas de thé sur Aéoliah, seulement parfois des feuilles parfumées dont on fait des infusions froides. Mais presque partout il y a un cérémonial pour rentrer dans le lit. On ne le fait pas forcément tous les soirs, mais on le retrouve toujours avec plaisir. Il varie énormément d’un village à l’autre: on s’aide, l’éoli passe en premier, ou l’éoline, on se dit un mot gentil, ou un bisou particulier... Parfois on en change, pour des raisons mystérieuses. C’est un grand jeu! Sur l’île nouvelle, ce serait (pour le début, au moins, plus tard on changerait peut-être) chacun d’un côté du lit, les joues se touchant, chacun les mains sur les épaules de l’autre... Elisa proposa d’y ajouter une danse ondulée. Pour se dire bonjour, il y aurait bien sûr le grand geste de fraternité éoline, qui valait sur toute la planète: les bras l’un sur la taille de l’autre, formant ovale. Mais il y aurait aussi... Oh! Sacrée Lioureline!

Ce fut une épique séance que celle du rituel du lit! On fit un lit en plein soleil, sur la vaste dalle lisse devant la maison, avec ces couvertures de feuille velue, couleur kaki. Puis des couples (improvisés, bien sûr) vinrent tour à tour essayer: ce fut d’abord une franche rigolade, puis une joyeuse attention à la grâce qui émanait de cette danse aux subtiles ondulations, qui demandait l’attention concertée des deux participants, en un jeu d’appels inattendus et de réponses. La poésie de ce jeu est d’ailleurs bien plus importante que le geste lui-même. Pour cela, on fit avec les vrais couples, bien sûr. Et pour offrir à manger? Il n’y avait pas grand chose à tester, mais on s’exerça ici aussi.

Lioureline avait prévu toute une quantité de rituels, selon les diverses circonstances possibles. Car rien n’est ni figé, ni imposé, ni obligatoire. Beaucoup d’éolis ne font même pas les rituels, s’exprimant librement selon leur inspiration. Mais ils les ont tous appris, et souvent c’est à ces rituels exquis, qu’ils doivent leurs gestes gracieux, aériens et vivants, qui ont fait d’eux ces êtres poétiques et harmonieux, dansants, émouvants, rigolos, complice de la vie, de la fleur, de l’étoile. La vie coule, avec sa spontanéité, son imprévu, son humour. Les rituels s’insèrent dans la vie courante, en toute fluidité. Les gestes tout faits, comme les appellent plutôt les éolis, ne sont que des prétextes, des amorces à d’infinies variations selon l’état d’âme ou le moment, des connivences que l’on échange joyeusement. Les gestes tout faits sont aussi porteurs de la vibration du groupe ou d’autres expressions spirituelles, un peu comme l’insigne universel des éolis. C’est un réflexe commode et toujours à portée pour s’aligner, se recaler aisément sur la Poésie, l’émerveillement, la Douceur... et l’égrégore Aéolien. Il sont une des formes de la perpétuelle culture du Jardin de l’âme qu’accomplissent toutes les âmes de toute la Création, et nous ferions bien de nous y exercer nous aussi sur la Terre!

Les rituels de Lioureline étaient féeriques. Depuis si longtemps qu’elle attendait son île, elle avait tout préparé dans les moindres détails.

Ils passèrent ainsi deux ou trois journées très agréables, drôles, poétiques et galvanisantes à répéter ces gentils petits rituels. Mais ils consacrèrent aussi une bonne partie de leurs nuits à un autre travail: par une méditation agréable, diffuser une sorte d’appel à la conscience de la nature vivante, aux futurs esprits des lieux. Ils viendraient de toute façon, mais il était préférable de leur donner dès le début la note du futur paysage.

Au bout de ces trois jours, l’eau et les vivres étant limités, on commença à se disperser sur les îles avoisinantes ou de retour dans les villages, non sans avoir vu quelques oiseaux, déjà, se poser sur les pinacles violacés.

 

Pour vivre sur l’île nouvelle, il faudrait des cultures et des plantes adéquates, notamment le coton spécial flou que présentement Lioureline allait chercher sur une île vaste comme la France, dont nous reparlerons peut-être dans un autre livre. Il fallait choisir, parmi le million de variétés de plantes Aéoliennes, celles qui sauraient vivre sur ce sol et s’entendre entre elles, celles qui participeraient le plus à l’ambiance féerique et mélodieuse de l’île. En terme d’écologie livresque, c’eût été un travail colossal, mais les oiseaux, comme d’habitude, en accompliraient l’essentiel, naïvement, sans s’apercevoir de sa complexité. Il suffisait d’invoquer la vibration à obtenir. Le plan général d’Aéoliah prévoyait déjà tout pour l’ajustement automatique de ces subtils arrangements, mais les fortes méditations des compagnons de Lioureline l’avaient en quelque sorte coloré, arrangé selon leur note: tout se passerait avec les plantes comme avec le volcan; ils n’auraient à amener que quelques dizaines d’espèces particulières, comme le coton ou les noix.

En terme d’écologie amoureuse, ce serait un travail passionnant, dans lequel les éolis joueraient un rôle essentiel: donner la note, affiner les détails, retoucher par quelques gestes concrets ce qui aurait pu ne pas convenir: la conscience de la nature n’a pas de mains!

Mais qui sont donc ces esprits de la terre et des lieux? En Occident le terme le plus courant pour en parler est «Déva», mais il s’agit là d’un abus de langage: en Hindi le mot Déva renvoie à des divinités heureuses, ce que nous appellerions des Bienheureux, ou des anges. Le mot hindou pour les esprits des lieux est «Naga», ce qui signifie littéralement: serpents. Sont-ils les esprits de la terre? Les mécanos de la nature, qui font pousser les plantes, souffler le vent et mûrir les récoltes? Des magiciens dotés de pouvoirs étranges, comme dans les contes de fées? Ou comme dans certains bouquins du Nouvel Age où l’on va taper le baratin avec les Dévas de la carotte ou du navet, pour qu’ils nous refilent tous leurs trucs de jardiniers?

Je me suis même demandé s’ils existaient vraiment, amis lecteurs, ou s’ils n’étaient pas qu’une interprétation du monde (l’animisme), une personnification des forces naturelles, comme par exemple ces esprits malfaisants des hauts cols himalayens: On sait aujourd’hui que les malaises que l’on ressent en ces lieux ne sont dus qu’au manque d’oxygène. Il n’y a rien, dans ce cas précis, qui serait l’action d’entités conscientes, même abstraites.

Les diverses traditions terriennes décrivent pourtant chacune une ribambelle d’esprits de la nature, des lieux ou des éléments, en un panthéon foisonnant et richement coloré. Elles pensaient expliquer ainsi la croissance des plantes, la décomposition de l’humus, la pluie et le soleil, les sources, etc. Mais toutes ces activités sont essentiellement affaire de mécanique, de chimie, de biologie, ne nécessitant aucune action ésotérique. Le monde se débrouille très bien sans intervention divine à tout bout de champ. Pourtant cette interprétation purement mécaniste de la nature laisse une forte sensation d’incomplétude: Il n’y a là nulle Poésie, nulle vie, nulle magie.

On est bien obligé de constater, lorsque l’on vit dans divers paysages, que certains sont vivants, apportent une vibration bénéfique, apaisante ou vivifiante, alors que d’autres semblent morts, voire malsains. La plupart des gens le ressentent, même s’ils le disent avec d’autres mots. Ce ressenti coïncide souvent avec l’état de ces paysages: nature saine (Qu’elle soit luxuriante ou désertique, qu’elle soit sauvage ou habitée avec respect) nature perturbée (exploitation des sols, pollution, habitat dépoétisant, climat malsain...) voire détruite (villes, zones...)

Voici, au-delà de la chimie et de la biologie, la vie des paysages: leur vibration. Qui peut parfois être délicieusement intense!

Un paysage peut-il avoir une âme, une conscience? Peut-être, si on considère que les éléments du paysage, les plantes, la nature, forment un corps vivant. (Certains scientifiques considèrent même l'hypothèse Gaïa, où la Terre tout entière serait un être vivant). Des consciences pourraient-elles habiter de tels corps? Pas des intellos en tout cas, car elles seraient dépourvues de cerveau. Mais ces consciences pourraient tout de même ressentir les vibrations, et même s’exprimer à travers une multitude de corps physiques primitifs, tels que des plantes ou des bactéries, au lieu d’en posséder un seul à leur usage exclusif. Cette façon de vivre a ses inconvénients, mais elle a aussi ses attraits: A chacun son truc. De telles consciences ne peuvent pas non plus avoir un égo différencié. Mais elles peuvent alors former un champ de présence ou de vibrations diverses, sans que l’on puisse dire s’il y en a une ou plusieurs, ni ou commence ou finit le domaine de l’une ou de l’autre. Ceci correspond effectivement à ce que l’on ressent quand l’on médite dans la nature; et la réaction spontanée est alors une sorte de «Bonjour»...

Il n’y a «personne» au sens courant du mot. Même les images qui apparaissent dans notre conscience pendant la méditation ne sont que des inspirations, des allégories, des personnifications. Et pourtant... La source pure sous les arbres rayonne bien une mystérieuse et magique présence, la futaie au vert profond émane bien une noble et douce énergie, la montagne altière force le respect... Alors effectivement on dit bonjour, on ressent bien une vie, voire une conscience...

Les voilà, nos esprits des lieux, nos Dévas! Une vie abstraite qui participe, non pas à la mécanique de la nature, mais à sa vibration, à l’énergie vivifiante et bénéfique dont elle gratifie tous les êtres conscients! Le mot éoli pour esprit des lieux pourrait se traduire à la fois par jardinier, donneur de vie, accordeur d’orchestre (celui qui indique le mode) ou diapason de vibration...

Un des aspects le plus curieux des esprits des lieux est que l’on peut communiquer avec eux, et même établir des collaborations. Cela pourra paraître incroyable à beaucoup de lecteurs, mais la civilisation occidentale moderne est la seule qui ait jamais existé sur Terre ignorant l’existence des esprits des lieux; et encore a t-elle dû le faire soigneusement exprès.

Ainsi il est possible d’aider la conscience de la nature à évoluer, à devenir meilleure, à élever les vibrations des paysages et des lieux, à découvrir et aimer la Poésie, l’Harmonie, de sorte qu'ils apparaissent dans le paysage, et même deviennent visibles à l'oeil. Ou bien les gens les ressentent, et sont rafraîchis et inspirés. Je crois même, bien que je n’aie guère d’expérience personnelle dans ce domaine, que c’est plus facile qu’avec des humains adultes, un peu comme avec de tout jeunes enfants. En tout cas on n’a pas à se coltiner tous les barrages et distorsions si particulières du cerveau humain.

(Le texte original contenait ici un long prêche sur les esprits des lieux, que j'ai archivé dans le code PHP, car il contenait plusieurs erreurs du Nouvel Age à l'époque. On pourra consulter mes explications scientifiques sur leur nature, au chapitre V-17 de mon livre «Epistémologie Générale»)

 

Mais revenons à nos chers éolis. Chez eux tout est pur, comme ils l’ont toujours voulu, comme cela pourrait l’être aussi sur Terre si nous le voulons. Et les esprits des lieux y sont tous des plus gentils lutins les uns que les autres, prêts à s’activer joyeusement au service de la Beauté, de leur propre initiative ou comme complices des éolis. Les premiers commencèrent à arriver sur l’île de Lioureline au cours des mois qui suivirent, en même temps que toutes sortes de graines et de spores. Dans les creux sablonneux les premières herbes pointèrent, et sur les roches les premiers lichens firent des taches colorées. Mais il faudrait bien des années avant de donner de véritables prairies et des arbres.

Les amis de Lioureline visitèrent l’île régulièrement, et ceux de notre village de temps à autres. Il y avait certes déjà à faire, mais le plus gros du travail serait pour plus tard. Et puis tant que l’île ne produirait pas de fruits, personne ne pouvait y rester en permanence.

Une des premières activités fut, on s’en doute, de ramener les noix de coco. Ce fut épique! Il fallut relancer le radeau, mais comment lui faire remonter le courant? Lioureline elle-même vint y planter une sorte de tente, et guetta jour et nuit, le radeau tantôt tirant sur sa longe vers le large, tantôt drossé sur les coraux du bord de l’île aux roseaux. Une nuit, Lioureline, seule, se réveilla soudain, sentant l’instant propice, et se précipita pour dénouer l’amarre; elle s’en alla ensuite se coucher dans une des maisons de bambous où dormait déjà son compagnon Boronnée.

Le lendemain vit avec consternation le radeau, pris dans les vastes tourbillons, déjà éloigné, mais dans une mauvaise direction! Il était trop tard. L’Océan seul déciderait maintenant. L’Océan d’Aéoliah, le Télérion magique, si calme qu’on y voit parfois se mirer les étoiles, recèle en son vaste sein bien des choses étranges qu’il ne m’a pas été permis de rapporter, ni même de voir. Les courants de cet océan sont très différents des nôtres, car il n’y a pas de banquises sur Aéoliah pour alimenter les profondeurs en eau glaciale dense: Il est tiède dans toute son épaisseur, et ses immenses masses se déplacent de haut en bas en vastes tourbillons, en boucles imprévisibles. Lioureline était confiante en son intuition, et, de fait, le radeau fut retrouvé échoué sur l’île nouvelle, au bout de soixante-trois jours et six mille kilomètres d’une navigation fantaisiste.

Anthelme, rappelons-nous, était maintenant passionné d’écologie. Ce n’était pas sa première passion, ni sa dernière, mais elle tombait à point car ce qui se passerait sur l’île nouvelle allait être passionnant: l’apparition d’un écosystème, son développement, son ajustement, sa stabilisation, son harmonisation. Les éolis n’emploient pas de mots plats tels que «écosystème» ou «écologie», mais des mots vibrants, aimants, épicés. Ils parlent de mariage, d’Harmonie. La régulation des espèces n’est qu’un moyen, le plus important c’est l’Harmonie. Les éolis, ce sont des poètes. Le reste, broutilles.

L’écologie Aéolienne ressemble évidemment beaucoup à celle de la Terre, mais elle en diffère aussi par un point important: Les lois de l’écologie terrienne sont des «lois naturelles»... de la Terre! La régulation et la sélection des espèces, sur la Terre, se font souvent par la concurrence, par le vol, par le meurtre, le parasitisme, par ce que l’on appelle la «loi de la jungle». Quel fol orgueil que d’attribuer à l’humain le monopole du mal! La nature et les animaux s’en font aussi entre eux, seule change leur bien moindre responsabilité. Les prétendues lois naturelles de la régulation des espèces par le meurtre sont tout aussi artificielles, en fait, que les lois dis-réelles des marchés financiers, que l’on nous présente pourtant aussi comme naturelles! Elles ont pour origine la même faille, qu’elle se manifeste dans l’esprit des animaux ou dans celui des humains. Tout comme nos immorales lois de la finance, ces «lois naturelles» de l’écologie disparaîtront comme un mauvais rêve... quand nous nous réveillerons.

D’ailleurs il existe, sur notre Terre, ou du moins il existait, des écosystèmes capables de rester stables sans le racket des prédateurs. En Australie, de grands animaux ont pu vivre pendant des millions d’années, kangourous, koalas, autruches, sans aucun prédateur pour les «réguler». Ils ont bien dû trouver une autre solution, plus humaine.

L’écologie d’Aéoliah est basée sur les véritables et uniques Lois Universelles: Aimer, s’entraider, vivre en Harmonie. C’est de l’écologie propre, morale. De l’écologie vert tendre, pas vert kaki. Evidemment les cycles des éléments, tous ces aspects techniques et biologiques, ressemblent à ceux de la Terre, mais sur Aéoliah les espèces (Les éolis ont des noms plus poétiques que nos espèces de mots: ils parlent d’instruments ou de notes dans la Symphonie de la Création) les espèces donc régulent elles mêmes leur population, ou, quand elles ne le peuvent, sont régulées par d’autres, mais avec douceur, comme on l’a vu pour les plantes et les oiseaux. Et puis, la reproduction, sur Aéoliah, même si elle reste une interaction forte, reste sous le contrôle total du coeur et de l’âme.

Même sans ces différences, faire de l’écologie sur Aéoliah est infiniment plus agréable que sur Terre: on y voit la Création, pas la destruction; on admire, on participe à la vie, au lieu de seulement coller des affiches pour des causes perdues d’avance; on construit, au lieu de recevoir des coups de matraque. Les écologistes de la Terre apprécieront sûrement cette différence-là...

Anthelme et ses amis (car il trouvait toujours le moyen d’en entraîner plusieurs dans ses passions) vinrent souvent sur l’île nouvelle, explorant les recoins, les grottes, à la recherche de tout nouveau végétal, des subtiles nuances de couleur des lichens. Il fallait enlever ceux qui ne s’harmonisaient pas avec la couleur des roches, ce que certains oiseaux faisaient aussi, mais pas complètement. Le basalte était parcouru de son habituel réseau de fissures hexagonales, ou selon le fil des coulées: elles seraient propices à l’enracinement des arbres. Au début il faudrait tout de même se contenter de variétés naines. Les herbes, au bout d’un an, formaient déjà des petites plaques, dans les creux, et l’on put amener des murlines, qui purent sustenter une petite équipe de permanents, disposant aussi d’un peu d’eau.

Le jet de vapeur de la grotte atelier fit place à une source minuscule, mais très suffisante pour le futur village. On pouvait même s’y baigner, mais l’eau n’en serait pas potable avant quelques années. Les bouches volcaniques du nord de l’île s’étaient assoupies dans une douce torpeur, et la seule activité encore visible était une petite fumerolle au pied du cône. Le cratère de l’île principale avait commencé à se remplir, mais il lui faudrait plusieurs années pour atteindre son niveau définitif. D’autres creux, un peu partout sur l’île, en plein air ou plus ou moins couverts par des roches, délicieux petits lacs pour se baigner ou poétiques vasques, attendaient de former autant de petits mondes grouillant chacun d’une vie aquatique différente. On y trouvait déjà des algues, et même un petit poisson dans le cratère principal, arrivé là on ne sait comment.

Anthelme put admirer toute la subtilité des amitiés qui se tissaient entre toutes ces espèces qui enrichissaient progressivement l’île. Déjà les premières se cantonnaient à certains endroits pour laisser le champ libre à d’autres, ailleurs. Mais pour le moment c’était surtout une affaire de lichens et de mousses, dont Aéoliah possède une variété considérable. Il fallait, pour le plan de Lioureline, favoriser les bleues et les mauves, ce à quoi se consacra la petite équipe.

Il y eut un problème, toutefois, inattendu: les maisons. Il fallait aménager les grottes, faire des emplacements pour les activités, des nids pour dormir. Les éolis utilisent couramment l’argile à cette fin. Mais il n’y en avait pas un seul gramme sur toute l’île. Il fallut faire des tentes, avec les grandes feuilles de l’île aux géodes, du tissu, et des murets en cailloux. Pas question de faire un chemin couvert reliant la grotte-atelier et la grotte maison, comme ils l’avaient projeté, pour pouvoir passer de l’un à l’autre pendant la pluie. Lioureline s’était bien trompée, semble t-il, et les projets d’aménagement intérieur restèrent donc en suspens.

Mais une aussi grosse erreur ne pouvait être due au hasard, et cachait sans doute quelque heureuse surprise... Attendons!

 

 

 

 

 

 

Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 16       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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