Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 5       

Chapitre 5

* Anthelme et Elnadjine *

* (Musique: Bearn et Dexter, The Golden Voyage) *

 

Mis à part le jour et la nuit d'Aéoliah, le seul rythme marqué sur cette planète est celui de la pluie. Elle revient plus ou moins régulièrement, à peu près comme notre mois terrestre, mais sur Aéoliah c'est là un rythme naturel et non une convention. Les saisons sont peu prononcées, grâce à l'axe faiblement incliné d'Aéoliah et à son orbite bien circulaire. Cette disposition est plus stable dans le temps et ne donne pas de glaciations comme sur la Terre. L'été ne se distingue guère de l'hiver, ni par la chaleur ni par la hauteur du Soleil, mais certaines plantes ont leur mois préféré pour fleurir. Aussi le calendrier d'Aéoliah est le plus poétique qui soit, tout de fleurs et de chants d'oiseaux différents. La température est uniformisée par l'air dense, ce qui ne permet même pas à la glace de se former aux pôles. Ce sont des régions plus fraîches et pluvieuses où les éolis n'habitent pas; mais on y trouve des grands mammifères comme sur Terre et d'autres choses encore, qu'il serait bien difficile d'expliquer.

Les éolis se soucient peu de compter le temps, et seuls quelques sages tiennent un calendrier ou des chroniques pour certains événements particuliers. Bien entendu il font cela avec des années aéoliennes, qui sont un petit peu plus longues que les nôtres. Aussi, tout au long de ce récit, nous parlerons de dates, d'années ou de siècles par rapport au temps terrestre, afin de nous repérer nous-mêmes plus facilement pour la suite des événements.

 

Pour Aurora et Nellio donc, commença une longue période de Bonheur idéal et ininterrompu. Aurora installa son atelier de tissage. D'abord elle alla quérir le menuisier Arnophilco qui réalisa la charpente du métier à tisser. Il commença par chercher longuement dans la forêt des pièces de bois convenables, suffisamment sèches, mais saines. Il s'agissait de bois tombé car les éolis évitent de couper les arbres. L'atelier d'Arnophilco était en plein air, sur une place comme les autres, dans la vie du village. Il y trônait simplement au milieu une sorte d'étau que l'on pouvait serrer en torsadant des lanières. L'une après l'autre, il y fixait ses pièces. Puis il empoignait son herminette, et, à cheval sur les bois, taillait et tirait les copeaux avec une incroyable dextérité. De son ciseau en un tournemain jaillissaient formes et volutes! Quand on s'y entraîne depuis six mille ans...

D'autres éolis d'un village voisin récoltèrent des sortes de longues et fines épines de plante, afin de confectionner les lisses et les peignes sur des cadres préparés par Antonnafachto. Ce fut un patient et précis montage, auquel prirent part plus de vingt éolis et éolines en de longs après-midi calmes et soigneux. Puis Arnophilco amena une à une les pièces sur le dos d'une oie, moyen de transport très prisé par les petits éolis, et très pratique. Avec Antonnafachto et deux vieux éolis de la montagne, ils assemblèrent et ajustèrent l'ensemble. Aurora regardait et admirait, avec d'autres éolis du village, ainsi que Nellio et Anthelme qui vinrent assister à cet événement. Silencieusement, presque sans se concerter, (surtout les éolis de la montagne qui ne parlent jamais) les artistes menuisiers s'affairaient sans un geste inutile, sans une hésitation, avec la fluide précision que confère une longue habitude. Petit à petit l'engin prenait corps, chaque pièce s'emboîtant merveilleusement dans ses mortaises. Leur savoir-faire, la délicate précision de leurs mouvements, leur bienveillante tranquillité étaient vraiment un régal à contempler. Aussi on voyait souvent jusqu'à dix éolis, allongés sur la mousse, formant un cercle silencieux et admiratif autour d'eux. Quand Arnophilco et Antonnafachto travaillaient ainsi, ils en oubliaient même de faire des niches à Aurora.

Les oiseaux eux-mêmes regardaient...

Aurora dut apprendre à tisser. En fait, les métiers à tisser éolis fonctionnent de la même façon que les nôtres et sont bâtis sur le même schéma, mais ils en diffèrent aussi par certains aspects. D'abord les lisses sont bien plus fines, on s'en doute, et délicates à enfiler. Ensuite chaque pièce en mouvement est actionnée par un éoli ou par une éoline différent. Tisser est donc un travail d'équipe, aussi rythmé qu'un orchestre: c'est une danse vigilante, que l'on accomplit avec joie et entrain. Le rôle le plus difficile est celui de la navette: de chaque côté un éoli costaud la frappe tour à tour à l'aide d'une batte souple, pour qu'elle accomplisse son va-et-vient. Ce sont eux qui donnent la cadence, mais ils doivent pour cela comprendre et suivre ce que vont faire leurs amis aux lisses et au peigne. En cas d'incident, fil qui casse ou navette vide, ils n'ont qu'une fraction de seconde pour décider de stopper la navette, au lieu de la renvoyer. Le maniement des lisses est plus simple, puisqu'en principe on suit le toc-toc de la navette. Mais il ne suffit pas de prendre le rythme, il faut réagir instantanément quand il varie ou s'arrête. Pour le peigne également, mais l'éoline qui l'actionne (c'est presque toujours une éoline) surveille si le tissu est bien régulier. Pour se comprendre, l'équipe emploie quantité de monosyllabes brefs adaptés à toutes sortes de circonstances très précises: arrêter, sauter un temps, ralentir un peu, beaucoup, adagio, andante vasymollo, allegro, allegretto!

Autour du métier à tisser il y a les annexes: la préparation, longue et minutieuse, du rouleau débiteur des fils de trame (On en remplit un pendant que l'autre tourne), le remplissage des navettes et autres bobines, avec à chaque fois une de ces machinettes en bois et en astuce que les éolis affectionnent. Tout ce travail paraît bien compliqué, mais les éolis adorent ça et les jours de pluie le tissu sort à une vitesse stupéfiante.

Le potiron tissage fut, nous l'avons vu, installé juste à côté du potiron filature, avec un petit tunnel de feuilles entre les deux pour passer en temps de pluie. Chose curieuse pour des poètes, les éolis ne cherchent pas à cacher les parties techniques de leurs machines; non, simplement celles-ci sont intrinsèquement construites avec poésie, par exemple dans le galbe des pièces subtilement courbées, terminées en feuilles ou en plumeau, ou en oiseau stylisé, parfois de bois brut, parfois si soigneusement poncées et laquées qu'on les croirait en porcelaine. Ils préfèrent la beauté sobre et intrinsèque d'une pièce conçue toute en charme, ne rajoutant que peu de motifs, de décors, et jamais d'enjoliveurs ou de caches. Mais ils résistent rarement au plaisir de coiffer leurs créations avec un vieux chapeau-fleur, de préférence mité. Par contre leurs maisons, bien que très simples, sont soigneusement galbées, polies et finies, sans raccords ni détails techniques.

Il fallut d'abord faire des séances d'entraînement à part pour Aurora, sur un rythme très lent. Quand elle eut incorporé le maniement du peigne, on alla de plus en plus vite, puis Elora lui montra les différents points de tissage, le minimum technique. Quand les gestes devinrent automatiques, Elora commença à enseigner le plus important. Aurora allait travailler poétiquement, en balançant légèrement son corps, avec des gestes légers, souples, aériens. Plus encore, une fois dégagée de l'effort d'apprendre, elle devait, tout en restant vigilante, contempler son travail avec un certain détachement, et goûter au plaisir de respirer amplement, de chanter peut-être, d'apprécier la beauté des nobles gestes qui s'accomplissent ainsi, ou encore de prendre elle-même plaisir à la joie de ceux qui porteront les beaux habits à tailler dans ce tissu. Le cerveau terrien, dont l'évolution n'est pas achevée, aurait quelques difficultés à faire tout cela en même temps, quoique nous puissions y arriver honnêtement avec de l'entraînement. Les éolis, eux, s'en sortent fort bien pourvu que l'on ne grille pas les étapes. Aurora en particulier prenait de la joie à tirer son peigne. Elle n'aurait pas su dire ce qu'elle préférait: le plaisir du corps et de l'esprit en action, la poésie et la beauté du coton, son odeur, sa douceur, sa couleur (son premier tissage fut de cet orange pastel que les éolis du septième continent affectionnent particulièrement) ou encore la joie de participer à une activité créatrice et bénéfique?

Les éolis sont très bien organisés. Quand la pluie s'annonce, par une brise fraîche, le parfum de l'air ou de nombreux vols d'oiseaux voyageurs, quelques éolis ou éolines vont dans l'atelier pour préparer, balayer, apporter à manger pour deux jours. Puis, quand il pleut pour du bon, tout le monde vient. L'atelier de tissage bourdonne de joyeuse activité. Ces réunions ont un nom Aéolien charmant que l'on pourrait traduire par «usinette party», sortes de joyeuses célébrations de l'activité et de l'abondance. Les éolis forment des équipes, l'une préparant le travail de l'autre. En général il reste du mois dernier un rouleau de trame tout enfilé. Le tissage proprement dit commence donc immédiatement, dans une danse effrénée, rythmée par le takatac de la navette. Chacun sait exactement ce qu'il y a à faire et quand parfois un fil casse ou une bobine se termine tous arrêtent instantanément. Aurora, lors de sa première séance «pour de vrai», dans le gentil atelier du village tout empli de joyeux éolis et éolines, était si tant rayonnante, que tout le monde vint lui caresser les cheveux et lui tenir la main, geste émouvant qu'ont les éolis et les éolines, d'amitié ou de contentement. Elle s'était parée d'une grande robe bleu indigo et d'un chapeau de même, neufs, réservés pour l'occasion. Elle gazouillait et ne pouvait rester assise sans balancer son joli petit derrière. Mais une fois la danse commencée elle s'absorba avec le plus grand sérieux dans le guidage du peigne, dont le rôle est de tasser le fil de chaîne qui vient d'être laissé par la navette, contre le tissu déjà fini. Il faut donner un coup sec bien dosé à l'instant même où la navette change de sens, ce qui n'est pas évident. Si elle hésite, l'éoli qui renvoie la navette peut la frapper moins fort ou l'arrêter. Pour cette première séance se sont proposé deux batteurs très entraînés, afin de faciliter la tâche d'Aurora: Sondounéou, aux cheveux clairs en rouleaux à la Louis XVI et sa primesautière compagne Tzilnia-Linia, une très gentille éoline au rond visage clair où se promènent toujours de petites spirales de cheveux noirs. Faire fonctionner ces métiers à tisser est en fait plus difficile que pour leurs équivalents sur Terre, mais tant mieux: c'est beaucoup plus amusant.

Pendant ce temps une seconde équipe prépare un autre rouleau de fils de trame, ce qui, en contraste, est lent et très méticuleux, car il faut aligner et bobiner soigneusement plusieurs milliers de fils. Pour ne pas arrêter le tissage il y a un second jeu de peignes et de lisses à enfiler. Auparavant, d'autres encore ont mesuré un à un ces fils sur des bobines spéciales; les chutes ne sont pas jetées, ce sont elles qui serviront pour la couture, la broderie, ou pour les énormes pompons lustrés. Il faut bobiner les navettes de rechange, et aussi ranger, déballer, emballer. Et encore couper des fruits à manger, ou des champignons, car chacun mange quand il veut pendant la pluie. Tout cela occupe du monde, mais il y en a plus encore car les éolis adorent l'ambiance chaleureuse des ateliers qui turbinent: il y en a qui sont juste là comme ça, bavardant de ci de là, se régalant d'une grosse tranche d'ananas Aéolien, ou encore perchés sur les ballots, qui chantent, qui rêvent ou qui s'embrassent...

Nellio adorait ces journées d'activité donnée de grand coeur, où il voyait s'élaborer le tissu qui allait devenir des habits, des rideaux, des draps. Algénio fut littéralement fasciné, et au début il restait des heures à regarder le tissage. Anthelme et Elnadjine se mirent eux à la préparation des fils de chaîne avec d'emblée la plus grande habileté, comme s'ils n'avaient toujours fait que ça de toute éternité.

 

Mais Nellio, en dehors des cultures s'était intéressé à la peinture, suite à la visite de l'atelier d'Alambo que nous avons vue. Il mit toutefois plusieurs années avant de réellement y participer. Il n'était pas pressé. Comme souvent, c'est petit à petit qu'il y vint. Il avait d'abord cultivé des plantes destinées à la peinture, avec Algénio, Liouna et d'autres. Il fallait en cueillir les feuilles, les piler et les laisser décanter pour en recueillir la gomme proprement. Il laissait Alambo faire cela dans le second atelier, sorte de grotte humide choisie pour limiter l'évaporation. Quelquefois, en portant les feuilles, Algénio trouvait Alambo et Elzinia occupés à pilonner dans de grandes bassines en demi noix de coco, ou bien écumant soigneusement leur contenu, ou encore le transvasant à l'aide d'une sorte de louche. Il restait alors un moment à regarder et à poser des questions auxquelles Alambo répondait toujours précisément. Nellio aimait ces longues discutions dans les odeurs bizarres qui émanaient des préparations. Alambo expliquait longuement, s'arrêtant pour ouvrir un pot et en montrer le contenu; quand il avait fini ils continuaient tous trois en silence un moment, jusqu'à ce que Nellio pose une autre question. Elzinia restait toujours silencieuse, échangeant juste quelques phrases nécessaires au travail. C'était un silence d'une qualité étonnamment dense et chaude; en fait elle était tout approbation pour son compagnon, toute chaleureuse attention pour lui, et même pour leur visiteur. Mais aussi, de temps en temps, elle s'arrêtait de piler ou d'écumer, et, prenant une pose tout à fait charmante, adressait un doux sourire à Alambo... Lui laissait alors son geste en suspens, surpris, un peu décontenancé, l'espace de quelques instants. Il confia un jour à Nellio que ces sourires l'émouvaient toujours aussi fortement que le premier qu'elle lui fit le jour de leur rencontre. Elle le faisait à n'importe quel moment, et il était toujours saisi d'un éclair d'amour très puissant. Il lui fallait un petit moment pour s'en remettre... en attendant le suivant.

En plus des feuilles il fallait aussi récolter du pollen de diverses couleurs pour faire les pigments; c'étaient alors de longs moments de douce tranquillité, entre amis, dans les champs de crocus qui arrivent à la poitrine, tout enivrés de leur puissante fragrance, tout barbouillés de poussière dorée ou mauve scintillant au soleil. Contrairement au tissage, la préparation des peintures n'était pas un travail d'équipe, mais un délicat savoir faire de quelques-uns, sorte de confrérie un peu à part, compagnonnage tranquille et fort sympathique. Nellio l'apprit petit à petit d'Alambo et Elzinia, et aussi de Landernako et Niouline. Les deux couples avaient chacun un atelier où ils venaient travailler ensemble tour à tour, dans un doux silence mélodieux et complice, coupé seulement des quelques paroles nécessaires et de pauses sourire...

 

Ah que tout cela était typiquement éoli!

 

Alambo fabriquait régulièrement les couleurs les plus courantes, et sur demande pour les autres. De temps en temps des éolis de la montagne descendaient des sacs de pollens rares ou d'autres poudres colorées, et s'en repartaient sans mot dire, quelquefois même sans qu'on ne les ait vus passer. Doux silence, entente éternelle, poétique efficacité... Les éolis du village qui savaient peindre coloriaient eux-mêmes leurs maisons; ceux qui ne savaient pas leur demandaient de l'aide, ou directement à Alambo qui savait faire des dégradés très réguliers, ou peindre des fleurs, des oiseaux ou des éolis, réalistes ou stylisés, mais tous plus beaux encore que nature.

Alambo et Elzinia parlaient peu, mais ils rayonnaient autour d'eux un calme doux et cependant fort énergétique.

Jamais Alambo ne posa de question pour savoir si Nellio mettrait un jour en pratique tout ce qu'il lui enseignait. Il ne se le demanda même pas pour lui-même. Il donnait son savoir pour le simple plaisir de partager, et il en aurait été heureux même si Nellio ne l'avait jamais suivi. Mais ce dernier y prit goût petit à petit, et il vint de plus en plus souvent à l'atelier tenir un pilon ou un pinceau.

Nellio aimait cette ambiance et il devait aussi, plus tard, apprendre à faire des portraits, ce qui est tout un métier, même pour un éoli.

 

 

 

Nellio allait aussi souvent chez son ami Anthelme, qui était devenu un grand éoli au regard franc, un peu malicieux, au nez fin et aux cheveux châtains retombant sur ses épaules. Il s'habillait souvent d'orange pastel avec un grand chapeau de pétales rayonnant autour de son visage régulier, mais parfois il portait comme les sages une longue robe indigo avec des étoiles, contrastant avec son regard lumineux. Elnadjine était elle aussi une belle éoline, grande et fine, s'habillant de doré clair, avec ses longs et opulents cheveux blond crème flottant jusque sur ses cuisses. Elnadjine et Anthelme ne se parlaient presque jamais, probablement étaient-ils en communication directe d'esprit à esprit, comme Nellio et Aurora le faisaient encore par moments, à moins que tout simplement il n'y ait rien à rajouter à leur doux bonheur. Leur présence était calme, mais d'un calme gai, tout plein d'énergie et de lumière. Comme tous les éolis, ils passaient une bonne moitié de leur journée dans les champs, partageant la même rêverie pendant que leurs mains s'activaient. Mais quand ils rentraient dans leur maison, en fin d'après-midi, ils ne faisaient jamais la même chose. Elnadjine cousait inlassablement les tuniques des éolines et des éolis du village. C'était chez elle une joie toujours renouvelée, presque une volupté: elle n'avait pas eu besoin d'apprendre à travailler poétiquement! Elle y mettait une ardeur et une gentillesse fort touchantes. Elle aimait particulièrement à faire ces broderies aux manches et au bas, différentes pour chaque éoli. Rappelons nous: les tuniques des éolis sont presque toutes coupées pareil, longues, avec une petite ouverture simple pour la tête et des grandes manches flottantes, le tout de couleur pastel très lumineuse. En fait chacun se distinguait par un petit truc, et parfois par un gros truc. Par exemple Aurora avait elle-même froncé le haut de sa robe. Quand ces habits s'usent, il faut en refaire, ce que justement les éolis et les éolines aiment beaucoup.

 

Anthelme, lui, était resté sur sa faim quand les rouleaux de connaissance de l'école furent repartis. Il les avait tous étudiés, oh certes loin d'y consacrer tout son temps, mais avec passion. Vous vous rappelez qu'il avait fait leur maison dans une longue courge à deux pièces. Un moment la première resta inutilisée, puis il invita Nellio à la peindre avec un beau dégradé d'orange chaleureux et de jaune lumineux, ce que ce dernier fit volontiers. Un jour arriva un premier rouleau, nous verrons un peu plus loin comment. D'autres devaient suivre. Ce n'étaient bien sûr pas les mêmes que ceux de l'école, mais le niveau au-dessus, si l'on peut dire, disponible pour tout éoli qui le désirait. Il y en a d'ailleurs toujours quelques-uns dans un village éoli, en cherchant bien.

Si Elnadjine tenait toujours compagnie à Anthelme pendant son travail, par contre elle ne lui parlait pas et ne cherchait pas à interrompre ses pensées (La télépathie amoureuse exige une forme très raffinée de délicatesse, en effet il n'y a rien de plus désagréable que d'être sans arrêt coupé et embrouillé dans ses réflexions ou ses méditations) Mais elle était heureuse de sentir sa joie à lui dans ses découvertes, et lui goûtait son approbation à elle, et son coeur était content de la savoir à ses côtés pendant que son esprit explorait. On ne sera donc pas surpris qu'Elnadjine connaisse elle aussi les rouleaux par cœur, sans en avoir déroulé un seul. De temps en temps il admirait le charmant spectacle qu'elle offrait, perdue dans ses tissus, ses cheveux flous et ses doux froufrous, d'où émergeait un coude naïf ou une longue cuisse lisse et fuselée. Alors elle se troublait imperceptiblement... Quelquefois, on aurait été assez surpris de la voir elle lever le nez, intriguée, au moment où lui découvrait une belle image ou une idée forte. Ils vivaient de plein pied avec le miracle et ne s'en étonnaient jamais.

Anthelme eut d'abord envie de découvrir la suite du rouleau que nous appellerions mathématiques. Certaines parties en étaient assez comparables à ce que l'on pourrait lire sur Terre, mais d'autres seraient plus exotiques, car les éolis connaissent plusieurs formes de logique. Celle que nous appelons Aristotélicienne est la plus simple, mais ils utilisent plus habituellement la «logique floue», découverte chez nous par l'iranien Lofti Zadeh, et qui peut piloter un véhicule bien plus doucement qu'un conducteur humain; plus la logique non-duelle que nous appelons Yin-Yang, plus la quadripolaire, qui est implicitement exprimée chez nous dans la Cabale hébraïque, et d'autres encore, délicieusement non-Aristotéliciennes, spirituelles et j'en passe (Voir la première partiepremière partie de mon livre «Epistémologie Générale» ).

 

Un des éolis du lointain village où étaient partis les rouleaux de l'école avait confié à Anthelme qu'il y en avait bien d'autres, et il en était indiqué toute une liste à la fin de chaque rouleau, pour ceux qui désiraient approfondir ou se renseigner davantage, par besoin ou par plaisir. Mais nulle part il n'était indiqué ni où ni comment se les procurer. Cette lacune délicieusement embarrassante était sans doute à dessein! Anthelme hésita avant de demander. A qui s'adresser? Où aller? Partout autour du village, il n'y avait que des arbres et des champs, des oiseaux et des fleurs, mais rien qui ressemblât à des polynômes du second degré. Il posa la question à son doux ami Nellio, un jour qu'ils étaient tous les deux à l'écart du village, accroupis sous des grandes feuilles, occupés à ramasser des graines tombées à terre.

«Te souviens-tu du rouleau mathématiques, ami Nellio?

- Oh Oui, je m'en souviens. Sacré rouleau mathématique. On l'a eu, quand même.

- A la fin, il y en avait une liste, avec leur contenu.

- Oui.

- Je me demande comment...

- les avoir pour les lire?» termina Nellio qui captait quelquefois la pensée d'Anthelme. Mais celle-ci était facile à deviner!

Nellio se recueillit un moment sans mot dire, pendant qu'Anthelme le regardait. Puis:

«Je ne sais pas. Mais pour ce genre de chose il doit falloir demander à... à Adénankar.»

Adénankar...

Ce nom synonyme de mystère fit lever de grands yeux à Anthelme. Il resta un moment silencieux. Oh ils le connaissaient, Adénankar. Ou du moins ils voyaient de temps en temps son bon sourire et son clair regard de Sage... De là à savoir ce qu'il faisait, ce qu'il pensait, ce qu'il voulait, c'était une autre histoire. Autant dire qu'Adénankar semblait appartenir à un monde différent du leur, aux voies autres et totalement inconnues. Adénankar venait de temps en temps pour Algénio. Ils s'isolaient et ne disaient rien de ce qu'ils faisaient ensemble, pas même à Liouna la compagne d'Algénio. Adénankar n'habitait pas au village, on ne l'y voyait presque pas; il apparaissait tout à coup, parcourait les places à grandes enjambées silencieuses, échangeant quelques phrases discrètes avec l'un ou l'autre habitant; puis il s'en repartait sans en dire plus.

Adénankar avait quelque chose d'impressionnant pour un jeune éoli comme Nellio. Il s'habillait toujours de violet soutenu, avec un chapeau de pétales mauves et roses. Ses cheveux couleur de bronze ensoleillé ondulaient sur ses épaules; son visage et tout son être émanaient une grave Douceur, une Bonté profonde, et dans sa barbe à grandes boucles fleurissait un sourire bienveillant et rassurant. Parfois il plaisantait, mais il en imposait de toute façon, sans qu'ils ne sachent pourquoi. C'était un Sage, Adénankar. C'était le Jardinier des Ames. Certes les âmes éolines poussent presque toujours toutes seules sans histoires comme sur toutes les planètes en Harmonie avec la Source Universelle de Vie. Mais parfois ce n'est pas si simple et alors les Jardiniers des Ames sont là.

Il avait une compagne, comme tous les éolis. Mais la compagne d'Adénankar, on ne la voyait presque jamais. C'était le mystère, et seuls quelques privilégiés auraient pu la décrire: Milarêva, aux yeux toujours noyés de rêve, était, à ce que l'on disait, encore plus qu'un ange. On l'apercevait parfois la nuit, dans sa forêt, derrière le village, blanche silhouette évanescente. Elle portait toujours une longue robe blanche, Elora se souvenait lui en avoir taillés plusieurs, les manches et le bas brodés de rose. Antonnafachto, le cultivateur de chapeaux, lui en fournissait des petits, blancs rosés ou à reflets mauves, dont elle coiffait ses cheveux bouclés, également blancs à reflets rosés. La présence d'une telle créature, même sur Aéoliah, ne pouvait avoir qu'une signification exceptionnelle. Mais personne n'avait la moindre explication, d'où le mystère.

Un Sage comme Adénankar n'était pas vraiment indispensable dans un village d'éolis pleins de Bonté, superbement débrouillards et de toute façon à l'abri de quoi que ce soit de fâcheux. Il était donc là pour une autre raison, sans doute fort importante et difficile pour nécessiter l'Amour et le soutien d'un être sublime tel que Milarêva. Etait-ce en rapport avec Algénio, leurs mystérieuses rencontres et les discrètes discutions nocturnes avec les parents d'Algénio et de Liouna, dont rien n'avait jamais filtré? Mais les éolis, s'ils sont fort curieux et empressés de connaître, sont également tout à fait discrets; il ne leur était pas venu à l'idée, ils n'eurent même pas le désir de connaître ce à quoi on ne les avait pas invité, et qui touchait très vraisemblablement à l'intimité de l'âme. L'intimité de l'âme est bien plus exigeante que celle de la tendresse... (...avec laquelle les éolis jouent parfois, pour la grande confusion des éolines) Une autre raison pour laquelle les habitants du village ne se souciaient pas de connaître les secrets d'Adénankar est que le mal étant totalement absent et inconnu sur Aéoliah, il n'est donc nul besoin de contrôler qui que ce soit, de se surveiller les uns les autres, et chacun y est totalement et superbement...

 

 

LIBRE!

 

 

Adénankar habitait la même petite colline que le village, mais sur le flanc nord, qui est couvert d'une épaisse forêt. C'était plus loin que le ruisseau, plus loin que les jeunes éolis n'étaient jamais allés. Il est vrai que toutes les occupations passionnantes de leur vie ne leur avaient pas (pas encore) donné l'envie d'explorer les environs, mais ce trajet était tout à fait à leur portée.

Nellio et Anthelme décidèrent d'y aller le lendemain, quand se produisit un événement qui impressionna énormément Anthelme. C'était le milieu de l'après-midi, l'heure où l'on est content du travail accompli; ils étaient encore sous le buisson plein d'âpres prunelles, et avaient presque fini d'emplir leur sac de graines. Ils eurent soudain la sensation qu'on les appelait par la pensée. Ils se regardèrent, surpris.

«Tu... tu captes aussi?

- Oui, et toi? Qui appelle? Qu'est-ce que ça dit?»

Ils n'auraient pu dire qui les appelait: Ça ne provenait de nulle part ni de personne. Toute la nature résonnait d'un avertissement inaudible mais impérieux. Rien de visible n'était changé, mais l'ambiance était devenue attentive, alerte. Les oiseaux espacèrent leurs chants, s'envolant par grappes. Anthelme et Nellio eurent soudain l'envie pressante de déguerpir de sous leur arbre, ce qu'ils firent immédiatement, sans échanger un mot. Une fois à découvert, ils se sentirent rassérénés, mais le silence et cette ambiance insolite annonçaient quelque chose d'imminent.

Ils n'attendirent pas longtemps. Quelques oiseaux rapides fusèrent juste au-dessus d'eux, l'air sifflant sur leurs ailes. Les autres se mirent à voleter un peu partout. Anthelme et Nellio sentirent soudain le sol se dérober sous leurs pieds, les envoyant culbuter à droite; à peine eurent-ils touché le sol qu'il repartait dans l'autre sens. A leur surprise sans borne, le sol oscillait, comme le plateau du rouet. Les fruits mûrs dégringolèrent des buissons, les arbres gémirent, frissonnant de toutes leurs feuilles. Quelques branches mortes craquèrent, éveillant les échos des montagnes. A quatre pattes, ils se cramponnèrent pour essayer d'y comprendre quelque chose, malgré une furieuse envie de décoller.

Ce charivari diminua progressivement, tandis que les entrailles de la colline résonnaient d'un sourd grondement, longuement répercuté en tonnerres lointains dans les montagnes. Puis il y eut un moment de silence. Petit à petit les oiseaux reprirent leurs chants, les portes de l'abîme un instant entrouvertes se refermèrent, et progressivement l'ambiance redevint normale, gaie, ensoleillée, complice de la tendresse.

Nellio et Anthelme se précipitèrent au village, ahuris. Sur leur chemin, tous les arbustes avaient laissé choir leurs fruits mûrs, et des branches mortes jonchaient le sol. Ils arrivèrent sur la place où affluaient tous les éolis, excités, riants, s'interpellant, comme après une grosse blague.

«Ohoooh Nellio! Anthelme! Vous avez vu ça?

- Oh là là oui on a vu! Qu'est ce que c'était?

- Mais un gentil petit frisson de notre mère la planète Aéoliah, tout simplement. C'est le premier que vous voyez?

- Oui! Ça lui prend souvent?

- De temps en temps. C'en était un bien, celui-là. Il faut être prévenu. L'avez vous été?

- C'était donc pour ça cet avertissement?

- Oui. Si vous vous trouvez sous un arbre, par exemple, pour ne pas recevoir tous les fruits sur le nez.»

Aurora arriva de la place du coton, en effervescence.

«Nellio! Nellio aimé! Quel charivari! Je me suis envolée jusqu'à ce que ça ne bouge plus, tous les sacs de coton sont tombés par terre!»

Ils s'embrassèrent, pendant qu'Anthelme filait rejoindre Elnadjine.

Ce à quoi ils avaient assisté était, vous vous en doutiez, ami lecteur, ce que nous appelons un tremblement de terre. Celui-ci était assez puissant pour Aéoliah, et il aurait flanqué par terre une bonne partie de nos cheminées. Chez les éolis, il n'y eut pas d'autres dégâts que le potiron de Sondounéou et Tzilnia-Linia qui fit la culbute: ils se retrouvèrent avec le lit au plafond, ce qui fit bien rire tout le monde! Mais cordes et leviers sortirent bien vite de leurs resserres, et tout fut arrangé en moins de dix minutes.

A ce stade le lecteur ne manquera pas de se poser une question. Nous avons affirmé haut et fort qu'Aéoliah est une planète parfaite, où aucun mal ne peut arriver. Or un tremblement de terre est pour nous synonyme de catastrophe et de deuil. C'est qu'Aéoliah n'est pas une planète de rêve ou d'esprit. Il en existe, de ces univers, où les rochers, les arbres, le sol lui-même ne sont que des projections de la pensée des habitants, une sorte de cinéma, de rêve collectif. De toute évidence il ne peut pas y avoir d'accidents en de tels mondes, à moins d'être vraiment pessimiste. Mais Aéoliah est tout comme la Terre formée de matière, de roches dures et lourdes, avec elle aussi un puissant foyer dans ses tréfonds, avec tout ce que cela implique: séismes, volcans et compagnie. Pourtant, jamais un éoli ni un oiseau n'en a été la victime. Bon, les séismes Aéoliens sont moins forts et moins dangereux, bien que plus fréquents (la croûte continentale étant plus mince); mais c'est bien cet invisible tocsin spirituel qui avait averti Anthelme et Nellio, les protégeant de tout risque. On pourrait s'étonner que les habitants d'Aéoliah bénéficient d'une protection aussi efficace. Cela n'est pourtant pas spécial à cette planète, et cette protection existe en fait sur toutes les planètes où le mal n'est pas accepté. Même sur notre Terre certains animaux peuvent aussi ressentir l'approche des secousses ou des éruptions, et parfois les humains sont avertis par des rêves ou des voix intérieures de l'imminence d'un accident ou d'un choix important. Aussi Anthelme était vraiment étonné et intrigué, ainsi que son ami Nellio. Il se promit bien de demander à Adénankar s'il existait des rouleaux sur ces sujets.

Mais le plus mystérieux était encore à venir. Elora vint trouver Nellio et Aurora près de leur maison, juste avant de manger. Il fallait venir ce soir tous ensemble à la veillée.

Dès la fin du repas, quand la Montagne du Soir se découpa en violet sur les roses du couchant, la lueur rouge qui toujours palpite à son sommet semblait plus intense et plus fixe que d'habitude. Cette montagne était en fait un puissant massif volcanique assez lointain et élevé, couronné par un pic conique parfois blanchi de neige. Il aurait été difficile pour les petits éolis d'y monter et ils n'y allaient effectivement pas, sauf les éolis de la montagne, mais eux, quand on leur pose des questions, on n'obtient pas plus de réponses qu'en interrogeant les sauterelles.

Quand la nuit fut tout à fait tombée, on se mit à chanter comme d'habitude, sur la place du repas, tout à fait en haut du village, au-dessus de celle du coton. La vue y était bien dégagée, avec un beau panorama, au sommet de la colline, comme aiment les éolis. Là poussaient plusieurs grands arbres, préludes à la forêt qui dévalait l'autre flanc de la colline. La Montagne du Soir était bien visible de cet endroit et Anthelme s'aperçût qu'une sorte de rayon lumineux pourpre pointait de son sommet vers le ciel.

Malgré une tension étrange et inhabituelle, cette soirée ressemblait à toutes les autres; l'anneau planétaire se dorait dans le ciel, les fleurs-lumière illuminaient la campagne Aéolienne de leurs féeries lumineuses et de leurs draperies colorées, répondant aux étoiles. Seuls les arbres, les rochers et la Montagne du Soir se découpaient en noir. Les éolis chantaient doucement en compagnie du concert des grillons, plus varié et mélodieux que celui que nous connaissons sur notre Terre.

Anthelme gardait un oeil sur la lumière rouge, en haut de la Montagne du Soir. Elle ne vibrait plus et le rayon s'élevait majestueusement. Nellio aussi, le coeur battant, pressentait quelque événement mystérieux. Aurora se serra contre lui; il fut heureux de sentir la chaleur vivante de son corps et ils se blottirent sous leur couverture: la fraîche brise annonciatrice de la pluie s'était levée.

Les chants se turent soudain, ainsi que les grillons, en une émotion solennelle et émue. Le rayon pourpre escaladait graduellement le ciel, rectiligne comme un laser, pour s'estomper au zénith, incroyablement haut. La lumière enfla par pulsations jusqu'à illuminer toute la montagne. Les petits éolis contemplait cet ahurissant spectacle, muets jusqu'au fond de l'âme, avec parfois de discrets sanglots.

Le sol vibra en une réplique plus douce que ce matin, comme un long frisson, et, partant du sommet de la montagne, un chapelet d'étoiles colorées s'élevèrent majestueusement le long du rayon, scintillèrent puis accélérèrent de plus en plus haut, droit vers le ciel, si haut vers le firmament où elles faiblirent, palpitèrent en d'ultimes adieux puis filèrent instantanément vers l'espace infini. Les éolis levaient les bras au ciel, certains avaient des larmes aux yeux ou sanglotaient tant l'émotion avait été vive.

Graduellement le faisceau se résorba et disparut, les reflets sur la Montagne du Soir s'estompèrent, la lumière du sommet baissa irrégulièrement, les grillons reprirent timidement leurs partitions. Les éolis restèrent silencieux, assis en lotus, la tête baissée ou rêveuse. Les huit nouveaux éolis, qui ne connaissaient pourtant pas encore le sens de cette mystérieuse cérémonie, étaient encore plus émus qu'intrigués. On ne les en avait pas averti, et c'est seulement un moment après que leurs parents ou leurs amis vinrent les trouver. Car vous vous en doutez, ce n'était pas à une sorte d'éruption à laquelle ils avaient assisté, le volcan de la Montagne du Soir étant éteint depuis fort longtemps, mais bien à une cérémonie surnaturelle.

Actaran aux sombres cheveux, le père de Nellio, et Elora la mère d'Aurora s'assirent à leurs côtés. Elora était encore toute chose. Actaran commença gravement, de sa voix toujours un peu solennelle.

«Ce sont des nôtres, des éolis, qui ont terminé leur expérience de vie sur Aéoliah».

Un moment de silence et d'étonnement pour Nellio et Aurora. Terminer leur expérience de vie sur Aéoliah leur semblait une échéance si lointaine qu'ils y pensaient bien peu.

«Ils ont abandonné leur corps de chair et sont repartis vers le monde de l'esprit, le monde incorporel.

...

«Après y être resté un moment, ils retourneront à nouveau, sur d'autres mondes plus évolués et plus beaux qu'Aéoliah, ou bien ils iront dans d'autres endroits fort mystérieux, dont nous ne savons pas grand chose»

Les paroles d'Actaran donnaient le vertige aux jeunes éolis.

«Il y a plus beau qu'Aéoliah?» (Songez que la vie sur Aéoliah est déjà bien plus belle que sur notre Terre)

«Bien plus beau encore, et les habitants de ces univers bien plus beaux encore finissent eux aussi par rêver d'autre chose d'encore mieux.

-Où cela finit-il?

-Jamais.

-Oh là là!

-Mais nous avons tout notre temps pour y aller.»

Nellio et Aurora étaient confondus par ces vertigineuses perspectives de l'Infini de l'évolution de la vie, silencieux, pensifs. Pourtant les somptueuses draperies colorées qui illuminaient ce soir-là les collines et les lointains paysages d'Aéoliah leur semblaient le summum de la merveille. Assurément ils n'étaient pas pressés de chercher ailleurs, il leur fallait d'abord goûter pleinement aux joies que leur prodiguait si généreusement cette planète tant aimée.

Autour d'eux, des chuchotements et des mélopées avaient repris. Un peu plus loin Anthelme et Elnadjine, curieusement penchés, écoutaient aussi, sans doute la même chose. Aurora demanda à Actaran:

«Comment se passe le départ?

-C'est sur la Montagne du Soir. C'est un mystère, car seuls les éolis de la montagne y vont. Quand un éoli et une éoline aspirent à plus que ce qu'ils vivent sur Aéoliah, ils commencent à voyager, à étudier certaines choses. Ils se mettent à fréquenter les éolis de la montagne, ou les Sages, ou ceux des îles idylliques, et deviennent progressivement comme eux. Ils se séparent petit à petit de leurs anciens compagnons, ne gardant le contact qu'avec de proches amis et frères d'âme. Ils voyagent de plus en plus souvent dans le monde de l'esprit, et ils y reçoivent la visite de leurs futurs compagnons dans leur prochain univers, comme toujours quand on s'apprête à en changer. Et un jour, ils se réunissent avec leurs amis et ils se préparent à partir. On ne sait pas trop comment cela se passe; sans doute comme quand on va voyager dans le monde de l'esprit. Ils abandonnent leurs corps de chair quelque part dans une sombre et profonde forêt d'une vallée secrète de la Montagne du Soir, où ils se couvriront vite d'aiguilles de sapins; et, au moment d'un frisson d'Aéoliah, leurs âmes célèbrent la cérémonie du départ que vous venez de contempler.»

Nellio et Aurora restèrent silencieux. Un peu plus loin Anthelme et Elnadjine en firent autant. Le sol était tiède encore et sentait bon. On n'entendait plus que les grillons, le léger froufrou du vent dans les feuilles, et, quelque part, invisible dans la nuit, une éoline qui chantait seule une mélodie douce avec de longues pauses...

 

 

 

* * *

 

Ce fut le lendemain que Nellio et Anthelme allèrent chez Adénankar. La brise s'était calmée, et ce soleil radieux durerait bien encore un jour ou deux. Ils n'avaient rien osé dire à personne, pas même à leurs compagnes Aurora et Elnadjine. Elles se doutaient bien de quelque chose, mais la discrétion est une solide qualité des éolis et des éolines: elles ne cherchèrent ni à questionner, ni à faire obstacle.

Il leur fallait passer sur la place du repas, très animée à cette heure; il leur semblait que tout le monde se doutait d'où ils allaient. Vite ils s'engouffrèrent sous les buissons de cistes roses qui couronnaient la colline. Là s'entrelaçaient de tendres tunnels de verdure toute de rose fleurie, de merveilleuses tonnelles naturelles, soigneusement entretenues par les éolis et des sortes de merles noirs. Les deux communautés en avaient le même usage: S'y ébattre, s'y aimer et parfois y habiter. Quelques nids d'éolis et maisons de merles se cachaient presque invisibles sous les fleurs: C'était un des endroits les plus poétiques et les plus calmes du village, toujours silencieux, toujours parfumé... Le soleil chaleureux y jouait avec les ombres fraîches. Au-dessus de ces charmants buissons quelques arbres isolés tendaient leurs branches couvertes de nids, chacun portant une espèce différente: Les villages des oiseaux. Ces délicieuses allées couvertes menaient jusque sous les bois qui descendaient doucement sur l'autre versant de la colline, au Nord. Nellio et Anthelme durent s'envoler, car en dehors des villages il n'y a pas de chemins sur Aéoliah.

Ils parcoururent la cathédrale de verdure et de rayons de soleil, tapissée de mousse vert tendre, parmi les myriades d'oiseaux. Ramures et troncs immenses, droits comme des I, formaient des voûtes et des piliers majestueux; des arbres entiers se couvraient de somptueuses parures florales, mauves poétiques, oranges lumineux, rouges flamboyants, bleus profonds ou tendres, distillant les senteurs les plus étonnantes. Ces fleurs fournissaient en surabondance nectar, fruits et graines pour toutes sortes d'oiseaux aux chants merveilleux, minuscules colibris mordorés bourdonnant en essaims, petits groupes de paradisiers aux merveilleux plumages, choeurs de grives, merles solitaires à la robe noire et au chant mélodieux.

Nellio et Anthelme, émerveillés, en oublièrent presque leur but et descendirent ainsi jusqu'à ce que le sous bois clair et dégagé cède la place à une sorte de demi jungle d'un vert profond, pleine de lianes aux énormes fleurs capiteuses et de gros toucans multicolores glougloutant à qui mieux mieux. Ils réalisèrent soudain qu'ils ne savaient pas du tout où pouvait bien se trouver la maison d'Adénankar. Ils suivaient une pente de plus en plus raide, dans une jungle silencieuse et sombre, de plus en plus touffue et mystérieuse, jusqu'à entendre le chuintement du torrent, tout en bas de la colline. Ils se regardèrent, hésitants, puis réalisèrent qu'un battement d'ailes souple et régulier les suivait depuis un moment, tout en les rattrapant rapidement.

Ils se posèrent donc sur une branche moussue, dans une sorte de grotte de verdure foncée, un peu mordorée et bizarrement tortueuse. Loin au-dessus, la canopée formait un vitrail d'émeraude et de jade, tout entrelacé de branches, noires en contre-jour. Vers le bas s'enfonçait un puits d'ombre brumeuse, sans laisser voir le sol mouillé trente mètres en dessous. Il n'y avait plus là ni fleurs ni oiseaux, sauf un qui poussait de temps en temps un étrange et profond appel. Plus bas le torrent soufflait et des gouttes tombaient des lianes gorgées d'eau, claquant sur des roches. On discernait confusément, dans le chuintement du torrent, des sortes de rires graves, que nul éoli aurait pu produire.

Une grande colombe blanche émergea des feuillages à leur suite, et se posa à côté d'eux: ils reconnurent Musia, l'amie d'Adénankar, qui les avait suivis. Elle posa son bec sur l'épaule de Nellio qui serra sa tête dans ses bras. Il se laissa aller à ce geste de tendresse, tout en admirant l'agencement ordonné et ingénieux de ses plumes. Mais rapidement l'échauffement du vol se dissipa et nos compères ressentirent le besoin de quitter ce lieu humide et frais. Des rires graves... Ce n'était pas du tout un endroit pour des jeunes éolis.

Musia déploya alors gracieusement ses ailes, s'envolant gentiment à leur vitesse, et ils la suivirent, portés par le souffle de son vol. Elle remonta la pente jusqu'à l'endroit où l'ardeur du soleil se tempérait harmonieusement de la fraîcheur des lianes vertes et des buissons bas. Ils étaient passés là tout à l'heure, mais n'avaient rien vu.

Dans un arbre parmi les autres arbres, solidement campée sur des fourches maîtresses à l'écorce claire, la maison d'Adénankar et Milarêva les attendait. Elle ne ressemblait pas du tout à celles du village: imaginez un plateau, en forme de cône la pointe en bas, en rondins de bois soigneusement ajustés, si bien couvert de lierre et agencé qu'il se fondait complètement avec le tronc, comme une partie naturelle de l'arbre, comme un nid entre trois branches. Elle devait sans doute son existence à l'art d'Arnophilco le menuisier, mais vue de près cette construction était bien trop massive pour qu'il ait pu la bâtir seul. Sur le bord de cette plate-forme, contre le tronc, plusieurs maisons-boules nichaient sous cette mousse fleurie dont Aéoliah a le secret. Le plateau lui-même était une merveille miniature, un jardin paysager avec des pierres, des chemins et des escaliers, toute une collection de fleurs-lumière, de plantes minuscules et même un petit bassin. Un rond de mousse fine invitait à la tendresse, juste devant l'entrée de la maison, tendue d'un rideau mauve et rose, encadrée de petites fleurs de même couleur. Ce petit paradis parfumé pour êtres ailés n'avait besoin ni d'échelles ni de rambardes.

Plus haut dans l'arbre s'étageaient d'autres boules-maisons occupées par des colombes roucoulant doucement, tendrement. Quelle agréable musique! Les maisons éolines ne se différenciaient guère de celles qu'avaient bâties les colombes, avec la même argile et couvertes de la même mousse. A côté de la maison d'Adénankar et Milarêva, deux boules abritaient les colombes Musia et Orno. D'autres encore, aux portails étrangement façonnés, un peu comme de la ferronnerie, devaient servir à quelque rite mystérieux. Une sorte de lierre couvrait le tronc, les branches, le plateau, et fleurissait le tout de longs calices mauves translucides que l'on ne trouvait nulle part ailleurs, au parfum merveilleusement suave.

Assis sur une petite marche d'envol, (chez nous ce serait sur le seuil) les jambes ballantes dans le vide, détendu et rassurant, Adénankar les attendait, son bon sourire un peu malicieux sur ses lèvres. A leur désappointement Milarêva était invisible, bien que sa présence ineffable fut tout à fait sensible, dans l'aura de Paix et de mystère qui entourait ce lieu charmant. Sans doute était-ce son âme précieuse qui avait donné un si doux parfum à ces fleurs de lierre... Son oeil rêveur les observait sûrement derrière un des rideaux vaporeux, perçant les plus intimes secrets de leurs âmes, souriant avec une infinie Bienveillance de leurs enfantines hésitations...

Musia la colombe rejoignit un perchoir plus haut dans le feuillage odorant; Anthelme et Nellio se posèrent sur la belle plate forme. Adénankar, souriant et silencieux, leur tendit à chacun une main, puis, les prenant par la taille, il se tourna vers le rond de mousse où il alla s'asseoir en lotus, les invitant à en faire autant. C'était un bel éoli, Adénankar, aux gestes très doux, avec ses mains croisées sur sa poitrine et sa grande robe violette. Son chapeau, aussi rigolo que tous les autres chapeaux éolis, lui faisait autour du visage une sainte auréole de pétales mauves, que ma foi il portait fort bien. Ses cheveux et sa grande barbe blonde aux reflets dorés ondulaient à souhait, et ses yeux très bons et son lumineux sourire de Sage savaient parler des choses graves sans jamais faire le Sage! Nellio et Anthelme avaient entendu dire qu'il faisait quelquefois de gentilles farces; ils n'y croyaient pas trop mais ils en eurent vite la preuve: Adénankar savait de toute évidence ce pour quoi ils venaient, mais il ne dit rien, les laissant parler les premiers malgré leur délicieuse timidité.

«Euh Adénankar... Nous sommes venus pour...

Nellio l'aida: Oui, nous sommes venus pour les rouleaux.

-Ah pour les rouleaux» répéta Adénankar de sa voix douce et grave, comme d'une chose entendue.

Puis, comme les éolis sont tout de même dégourdis, Anthelme s'enhardit rapidement:

«Oui, pour les rouleaux, j'aurais aimé voir la suite de celui de mathématiques.» Il n'osa pas parler des frissons d'Aéoliah. Pas encore. Nellio crut bon de rajouter:

«Il aime ça.

-Lesquels voudrais-tu? Là où tu en es rendu, tu as le choix entre plusieurs dizaines.»

Adénankar connaissait les listes de rouleaux, du moins les plus courants. Anthelme n'avait que l'embarras du choix; il en trouva rapidement un dont le titre l'alléchait. Mais il fallait aller le chercher. Pour un ou deux, Adénankar les ferait venir, mais il ne répondit pas à la question de savoir où ils se trouvaient. Pas tout le plaisir d'un coup!

Anthelme aurait aimé faire connaissance de Milarêva, mais il n'aurait jamais osé demander; surtout qu'il se serait sûrement attiré une réponse du genre «Elle est en méditation», ce qui, sur Aéoliah, est à peu près aussi bateau que chez nous «elle est en réunion».

 

Ils prirent congé d'Adénankar, non sans avoir admiré son magnifique jardin suspendu. Imaginez un de ces jardins miniatures que l'on voit dans les magasins de plantes, avec plus de mousse, remplacez les petits Japonais à ombrelles par des éolis à chapeaux, et vous aurez le jardin d'Adénankar, tellement mignon!

Anthelme et Nellio s'en retournèrent par où ils étaient venus. Ils eurent quelques difficultés à retrouver leur chemin dans les buissons-tonnelles fleuris. Il leur aurait pourtant suffit de s'envoler par dessus pour s'orienter, mais ils n'osèrent pas. Enfin sur la place, il leur semblait que tout le monde allait leur demander où ils étaient partis si longtemps. Il n'en fut bien sûr rien du tout, et même leurs compagnes ne leur posèrent pas la moindre question, malgré les hochements de tête entendus qu'elles avaient échangés depuis le matin. Ah mais c'est qu'on est libre sur Aéoliah! Et si Anthelme et Nellio fuyaient les regards de leurs compagnons du village, ce n'était en aucun cas par peur d'une quelconque réprobation, mais seulement de par la timidité touchante de ceux qui font leurs premiers pas sur le chemin de leurs aspirations, qui découvrent petit à petit les beautés de leurs âmes, qui commencent à comprendre ce qu'ils sont vraiment.

 

Mais Anthelme ne pu se cacher davantage quand, quelques jours plus tard, dans le ciel tout lavé par la pluie et tout joyeux du Soleil retrouvé, parurent deux grandes oies blanches comme neige, chevauchées par un éoli et une éoline de la montagne, pour atterrir près de la longue courge d'Anthelme et Elnadjine. Une telle visite dans un village éoli est à peu près aussi discret que sur Terre de recevoir un ministre en hélicoptère dans votre jardin. Excellent moyen pour faire rappliquer tout le monde et vous mettre au centre de toutes les conversations pendant plusieurs jours.

C'est ce qui arriva à Anthelme tout confus: les éolis adorent les atterrissages d'oies inconnues et en un rien de temps il y en eu plus de cinquante autour de sa courge à deux pièces, le harcelant de questions.

«Anthelme, qui reçois-tu donc?

- Des éolis de la montagne! Comment les as-tu connus?

- Que veulent-ils? Que t'apportent-ils?

- Sacré Anthelme! A peine arrivé sur Aéoliah et le voilà qui fait ses combines avec les éolis de la montagne!»

Même Elnadjine, qu'Anthelme n'avait pas osé mettre au courant, le regardait bouche bée de surprise, les mains sur ses hanches.

Anthelme, rouge comme un coquelicot, ne pu que bredouiller qu'il avait juste demandé un rouleau à Adénankar, par pure curiosité, mais qu'il n'avait jamais vu ces montagnards-là!

Les deux montagnards en question se gardèrent bien de déroger à leur habitude de silence! Les éolis de la montagne, sur Aéoliah, c'est un peu le troisième âge de la Terre, mais aussi frais que les jeunes éolis des villages, car leurs corps continuent à se régénérer malgré leur grand âge tout comme à leur prime jeunesse. Résumant l'expérience de toute une existence, se préparant à une autre encore plus belle, ils sont des Sages, des êtres réalisés aux limites de ce qui est actuellement possible sur Terre. Celui-ci était vêtu de la robe en pétales de fleurs de ceux qui vivent toujours dehors, orange, un peu dépenaillée mais irremplaçable sous la pluie. Il tendit ostensiblement un lourd rouleau à Anthelme. S'il ne parlait pas, il comprenait par contre très bien, le bougre, ce qui se passait, et il pouffa de rire, lançant à Anthelme un regard délicieusement complice. Sa compagne avait une nappe de cheveux d'or tombant en cascade sur ses reins et une robe de pétales bleu ciel; elle ne descendit pas de son oie, plantée à califourchon sur la base de son cou, les yeux mi-clos, ondulant le corps, souriant à on ne sait quelle extase mystique... A moins qu'elle ne fut en volupté permanente, pour avoir trop goûté à certaines pratiques tantriques. Allez savoir! Ils sont vraiment très bizarres, les éolis de la montagne, vous savez.

 

Un peu plus tard et tout ce monde reparti, Anthelme se retrouva seul avec Elnadjine et son rouleau, dans leur courgette d'amour. Elnadjine eut un rire heureux et clair, un large sourire approbateur, et, jetant ses reins de côté en balançant ses magnifiques cheveux comme il aimait tant, elle embrassa son Anthelme. Quelle question aurait elle bien pu poser? Aucune, de toute évidence. Anthelme suivait sa voie, tout était Bien.

Ils allèrent ensemble, bras dessus bras dessous, quérir Arnophilco et son bon rire, pour le support de rouleaux.

 

 

 

 

 

 

Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 5       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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