Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 4       

Chapitre 4

* Le village dans l'infini *

*Musique suggérée: thème des éolis, Bearns et Dexter, Golden Voyage 3, «Look after tomorrow for me»*

*(Avec Lovely Day de William Aura ce n'est pas mal non plus)*

 

Au fil des jours l'amour de Nellio et Aurora s'épanouit de découvertes émerveillées en longues rêveries. La journée, ils en oubliaient parfois le travail, comme souvent les éolis à cet âge. Mais la vie est si généreuse sur Aéoliah, qu'il ne venait à personne l'idée de le leur reprocher; d'ailleurs le reproche est totalement étranger à la mentalité éoline. Le mot même leur est inconnu. Et puis, si vous ne l'aviez pas encore compris, les éolis sont tout à fait Bienveillants, surtout envers les jeunes amoureux. De les voir heureux ainsi leur donne encore plus d'entrain...

La nuit, au lieu de dormir tout le temps comme les enfants éolis, ils se mirent à veiller de plus en plus souvent, dans leur maison, ou sur la place du village avec les autres éolis. Ces rites immuables étaient la trame même de la vie sur Aéoliah, et ils le sont toujours aujourd'hui, avec leur pérenne tranquillité. Il en sera ainsi tant que brillera le Soleil d'Aéoliah. Vers le milieu de la nuit, ce sont les heures obscures: l'anneau, dans l'ombre de la planète, ne reflète plus le Soleil; les fleurs-lumière, épuisées, s'éteignent, laissant la place à la seule splendeur étoilée. Les derniers grillons se taisent petit à petit. Ce sont des heures d'un calme majestueux, où presque tous les éolis dorment ou voyagent hors de leurs corps, dans les mondes de l'esprit, ce que certains appellent le voyage astral.

L'aurore les tire de leur sommeil. Les éolis n'ont pas d'horloges; ils n'ont nul besoin de tels instruments sur une planète où il n'y a jamais de train à prendre. L'anneau, les fleurs, les senteurs de l'air, les chants des oiseaux ou des insectes, la vibration même de la lumière donnent à chaque moment de la journée son ambiance particulière, à nulle autre pareille. Les éolis et les éolines ne numérotent pas platement leurs heures, mais les nomment d'après leur ambiance. Sur Terre, les artistes Hindous ont bien compris cela, et ils jouent des musiques différentes, les ragas, pour chaque moment de la journée. Chaque heure a sa vibration, son chant, ses états d'âme, ses rythmes... Subtilités poétiques du temps qui passe, que viennent perturber les prosaïques et ignorantes fantaisies horaires actuellement à la mode dans certains pays!

Le lever du jour est sur Aéoliah une majestueuse cérémonie. Il a toujours lieu à la même heure, comme sous nos tropiques, car l'axe d'Aéoliah est peu incliné. Les animaux nocturnes cessent tout chant une heure avant les premières lueurs au Levant. C'est l'Heure-silence, d'une Paix incroyable, ou l'Heure-repos, ou encore l'Heure fraîche, l'Heure rosée, l'Heure du voile blanc... Un moment de calme immense et de recueillement, à la seule lumière de l'anneau planétaire qui, libéré de l'ombre de la planète, a retrouvé toute sa splendeur. L'air est frais, subtil, léger, le son y porte fort loin. Quiconque se réveille à cette heure se sent léger et plein d'énergie, de projets, mais calme et recueilli à la fois.

Avant même que l'oeil n'ait pu distinguer la plus légère aura à l'Est, tout en haut d'un arbre, quelques trilles d'oiseau donnent le signal, douces et solitaires dans le grand silence frais. Une pause, et d'autres répondent de loin en loin, puis laissent la première lueur violette pointer sans un bruit. Une légère buée blanche étend son mystère humide entre les buissons. Un violon inaudible palpite tendrement. Eolis et oiseaux s'éveillent alors. Les premiers montent sur le toit de leurs maisons, dans le plus grand silence, et s'y assoient pour contempler la merveille du jour naissant. Les oiseaux commencent leur merveilleuse prière. De très doux gazouillis frémissent d'abord, presque imperceptibles, d'infimes pépiements. Puis le chant lent et doux des merles aéoliens, en des glissandos mélodieux et infiniment émouvants commencent à transporter l'âme, tandis que dans le ciel le mauve laisse la place au rose, puis à l'or et qu'enfin s'élève superbement la blanche et glorieuse lumière... Quand les silhouettes brumeuses et frissonnantes des éolis sur leurs toits commencent à se colorer, alors éclatent des gerbes de joyeux pépiements, tintent allègrement dans l'air pur les trilles et tous les arpèges du Bonheur. Les corolles des fleurs frémissent et s'ouvrent en une danse au ralenti. La joie devient générale quand émerge le Soleil doré, et les éolis, émus, transportés, se lèvent, et, sur la pointe des pieds, tendent leur bras au ciel et rendent grâce de cette merveille en un chant très doux, presque un sanglot de Bonheur. Ils savent, eux les mystères! La merveilleuse cérémonie de la naissance de la lumière, chaque jour renouvelée, offre l'Emerveillement, la joie de vivre et l'entrain à toutes les mains, à toutes les corolles et à tous les becs qui se tendent!

Devant tant de beauté si simple, certains lecteurs penseront peut-être que j'invente, que je brode gratuitement. Eh bien pas du tout. Savez vous que les choses se passent exactement de la même façon, à quelques détails près, sur notre propre Terre, en aussi vibrant, aussi intense, chaque matin ensoleillé? Vous ne me croyez pas? Comme vous voulez, mais au moins, avant de sauter sur les conclusions, essayez. Allez un matin, tôt, dans un coin de nature propre avec des arbres et suffisamment d'oiseaux. Si VOUS VOUS RENDEZ AUSSI RECEPTIFS que les éolis, comme pour vous émerveiller d'un conte de fée, alors vous RESSENTIREZ, vous capterez vous aussi, comme captent les fleurs, les oiseaux, les isards ou les gazelles émues, et tous les humains de bonne volonté. Bon, bien sûr, pour que ça marche, il ne faut pas qu'il y ait de lignes haute tension en vue, ni de villas boîtes à chaussure, ni de bruits de voiture ou de télé. Il ne faut pas non plus tenter d'expliquer ce que vous faites à des bavards qui vont diluer votre ressenti, ni à des rationalistes qui gâcheront ce délicieux moment avec leurs moqueries et leurs préjugés. Mais une fois ces conditions remplies, tout le monde peut réussir l'expérience, ce n'est qu'une question de Sincérité, de simplicité. Il ne tiendra qu'à vous d'ailleurs de tenir votre rôle dans la merveilleuse cérémonie, et vous n'aurez qu'à tendre les mains pour recueillir l'or fluide et précieux du petit matin, pour être une fleur parmi les fleurs! En faisant cela, vous serez dans la REALITE. Rappelez vous que la vraie réalité c'est cela, quoi qu'en disent les infirmes du coeur qui, perdus dans leurs grises illusions cotées en bourse, se croient, les malheureux, réalistes.

Les éolis ne sont pas des lambins. Sitôt le Soleil levé, hop, ils sautent de leurs toits, chantent ou s'interpellent joyeusement, tout pleins d'un entrain serein et neuf. La fraîche rosée doit être recueillie avant que le Soleil ne la sèche. Ils sortent leurs bassines de la maison, saisissent de très longs et très fins pinceaux rangés à proximité, les passent sur les murs et sur les feuilles, en un balancement harmonieux. Ces pinceaux sont très beaux, avec leur fin manche légèrement courbé, et un gros bout formant contrepoids. Les éolis égouttent la fine et souple larme de poils sur le bord d'une bassine (une demi noix de coco) et arrivent à en remplir chacun une ou deux. Leurs voix retentissent dans l'air cristallin du matin comme de petites clochettes, ils s'affairent en dansant. Ils se débarbouillent, secouent leurs draps, rient comme des petits enfants: c'est l'Heure... des draps, un symbole car c'est aussi (et surtout) l'heure où l'on voit ce que l'on a envie de faire de sa journée, l'heure où, libre du passé, on est de nouveau frais et disponible.

Les maisons du village sont dispersées parmi herbes et buissons, ou de roches en roches, mais elles sont toutefois suffisamment proches pour que l'on puisse s'interpeller en élevant juste un peu la voix. On garde toujours un recoin de mousse pour s'asseoir entre voisins. Quelqu'un part ventre à terre à la maison des ustensiles pour en ramener de quoi couper les fruits frais cueillis. Se forment alors des petites assemblées de six ou dix où l'on prend le premier repas de la journée, fait de fruits et de feuilles. C'est bon de manger, après une longue nuit! Et de boire aussi. Les éolis boivent beaucoup d'eau, c'est un plaisir rafraîchissant dont ils ne se lassent jamais. Ces repas entre voisins sont en général calmes, ponctués de regards et de gestes de tendresse, parfois de petits rires ingénus.

De temps à autre un éoli s'absente sans mot dire de ces gentils pique-niques. C'est que, comme tous les êtres corporels dans cet univers, ils doivent évacuer les résidus de leur digestion. Ils le font tout naturellement, s'accroupissant en retroussant drôlement leur robe. C'est propre, car préemballé d'une couche de protection adéquate, comme chez certains oiseaux terriens. L'odeur qui en émane ne leur paraît pas spécialement désagréable, mais elle leur permet tout de même, en cas de trouvaille inopinée, d'identifier ce à quoi ils ont affaire! Ils vont sur le tas de compost et recouvrent soigneusement et abondamment de feuilles mortes ou d'autres débris de plantes préparés à cette fin. Ce compost mûrit en quelques jours et donne un excellent terreau parfaitement sain, très riche et exempt de graines, que les éolis utilisent pour les semis et pour le reste. Là aussi vous pouvez faire de même sur Terre, ami lecteur, avec de la sciure ou d'autres matières végétales finement broyées. Le résultat est surprenant pour qui ne connaît pas certaines lois de l'écologie. En tout cas vous pourrez vous débarrasser de vos déchets proprement et obtenir facilement et rapidement un excellent engrais tout à fait hygiénique, sans polluer ni source ni ruisseau avec vos infiltrations. Mais là où vous ne pourrez pas imiter les éolis c'est quand leurs oiseaux utilisent les mêmes tas de compost qu'eux et apportent eux aussi très soigneusement des feuilles! Ah!

Ô les oiseaux d'Aéoliah! La plupart vivent leur vie d'oiseau dans l'immense et mystérieuse forêt originelle qui recouvre presque toute Aéoliah. Ils sont plus nombreux encore que les éolis (Qui sont pourtant déjà plus de cent milliards, on n'a jamais su combien car il n'est jamais venu à quiconque l'idée de faire un recensement) On peut dire que ce sont vraiment eux les maîtres d'Aéoliah, et nous verrons qu'ils y remplissent des rôles très importants. Certains de ces oiseaux élisent domicile en compagnie des éolis, jusque dans leurs villages. N'oubliez pas qu'un éoli est de la taille d'un pinson et imaginez le village où se côtoient les maisons-potiron des éolis et les nids des oiseaux! Ces derniers sont souvent bâtis comme nos nids terriens, à même le sol, perchés sur un rocher ou dans un buisson, quelquefois tout contre une maison éoline. Les nids peuvent aussi être en maçonnerie de terre, comme nos nids d'hirondelles, collés à des maisons éolines en même matériau et de même style: les éolis peignent alors le tout ensemble, et on ne sait plus où commence le nid des éolis et où finit la maison des oiseaux! Chacune des deux communautés vit sa propre vie tout en se rencontrant souvent, que ce soit pour les aménagements ou pour les moments de partage, comme les repas du matin. Toutefois, loin dans la forêt ou dans les ravins mystérieux vivent des espèces d'oiseaux totalement différents, dont certaines ne rencontrent jamais les éolis.

Pendant le repas du matin les éolis se retrouvent entre amis et voisins, et souvent avec les oiseaux, leurs voisins et amis. On partage les fruits (les oiseaux Aéoliens ne mangent jamais d'insectes) ou on donne les pépins; souvent les oiseaux ramènent d'on ne sait où des baies succulentes ou inattendues que l'on partage aussi. Enfin, on aime à chanter ensemble! Et c'est fort beau, des voix d'éolis et d'oiseaux mêlées en harmonie...

 

Mais les repas ne durent jamais bien longtemps avec nos éolis si pleins d'Enthousiasme et d'énergie, surtout le matin, pendant les heures gaies et actives. Prestement les traces de popote disparaissent, et l'on va et l'on vient dans tout le village. Les éolis et les éolines mettent leurs grands chapeaux-corolles si poétiques, empoignent des outils plus grands qu'eux et ce sont bientôt des petites fleurs qui courent et s'activent, rient et chantent dans les champs à l'entour. Un champ éoli, forcément, on ne le voit pas d'en haut: ça n'a ni rangées ni bordures. C'est simplement un endroit où poussent les bonnes plantes. Elles sont souvent mêlées, l'essentiel étant que chacune ait suffisamment de place, ou un bon voisinage de plantes amies. On commence souvent la journée au jardin, où il y a toujours à faire, entre les cultures de fruits et de coton, et les récoltes de sucs et de pollens pour la peinture! Tous les éolis sans exception aiment s'occuper des plantes, peu ou prou. Ils ne s'en lassent jamais et les travaux les plus éreintants semblent augmenter encore leur entrain. Ou ce sont les longs petits soins, en se recueillant ou en rêvant, surtout l'après-midi. Mais il y a beaucoup d'autres activités dans un village éoli: Aller dans la forêt chercher de quoi fabriquer des ustensiles, des bassines, des récipients, que l'on façonne dans les divers ateliers, et aussi entretenir le village... Les éolis adorent tous ces travaux qui sont la trame de leur vie quotidienne, sa création continuelle, sa prise en main directe, bien plus totale et plus ronde qu'avec n'importe lequel de nos systèmes politico-économiques. Tous les objets fabriqués sur Aéoliah le sont avec poésie et astuce, avec les matières disponibles dans la nature (Même le fer, et nous verrons là encore le génie des créateurs d'Aéoliah).

 

Ce matin-là un gros travail attendait le village: Aurora voulait installer un atelier de tissage du coton à côté de celui de filage. C'était son rêve, à Aurora! Ça lui ferait tellement plaisir que tout le monde était heureux de le lui réaliser. Le seul potiron suffisamment grand disponible à ce moment-là était celui de l'école. Il était neuf, un peu esseulé car vidé de tout son matériel, emmené dans un autre village pour d'autres enfants éolis. Mais ce potiron se trouvait sur une terrasse en contrebas de celle du coton. Tirer un si gros potiron n'est pas du tout un problème pour un village de mille éolis, mais on ne pouvait le faire sans risquer d'écraser de nombreuses plantes ou de rompre les fragiles cuticules des fenêtres.

Vous allez voir comment les éolis travaillent et prennent de délicates décisions en groupe. C'est époustouflant. Ils pensent comme un, quand il faut, les éolis. Jamais de zizanie, jamais de flottement. La télépathie, fréquente chez eux, y est pour beaucoup, me direz-vous. Ce n'est pourtant pas à elle qu'ils doivent leur formidable puissance de cohésion. La télépathie, qui est, penserez vous, LA communication par excellence, ne peut pourtant pas rendre cohérente une relation qui ne l'était pas au départ. En effet, elle ne nous dispense absolument pas de l'effort de tenter de comprendre la pensée de l'autre.

Regardez-les faire. Chacun d'eux regarde d'abord la situation en elle-même, puis il regarde ce que font déjà les autres. Sa propre participation continue alors à bâtir sur ce qui est déjà commencé, ou ne le remet en cause que pour proposer mieux. Et ça y va. Quand il faut des choix, des décisions, ils font de grands conciliabules, des ronds de chapeaux. Il n'est pas nécessaire que tout le monde parle, puisqu'en général dans ce genre de situation les deux ou trois premiers à s'exprimer ont déjà exposé les différents choix possibles. Les idées les moins intéressantes sont vite éliminées. Les éolis ne se coupent jamais la parole, mais ils se répondent très vite: ce n'est pas le moment de venir prendre des cours de langue! Et quand ils sont sur un sujet, ils le tiennent bien en selle et ne le lâchent qu'une fois résolu.

Les éolis sont libre de tout attachement à ce que nous appelons «nos opinions». Ils n'ont pas chacun «leur» idée à défendre, ils ne cherchent pas à placer leur mot dans un but, comme un ballon, mais ensemble ils jouent et dansent avec les différentes idées, leur font décrire des arabesques, les lancent pour voir si elles vont loin ou si elles retombent à plat. (Parabole, hyperbole, ellipse...). Chaque éoli a simultanément présent à l'esprit les différents choix possibles, et il ne leur viendrait jamais à l'idée de sélectionner un de ces choix pour dire «C'est MON idée» et encore moins de se vexer si elle n'est pas retenue. Dénués de la moindre trace d'esprit de clan ou de propriété, les éolis se portent très bien ainsi, et ils sont toujours tous ensemble, sans jamais de querelles ni de divisions. Et souvent, quand un éclair de génie enthousiasme tout le monde, après coup on ne se rappelle plus qui l'a dit le premier. Quelle importance, d'ailleurs.

Les éolis, quand ils discutent, vont toujours au fond du problème, l'examinent sous tous ses aspects, aussi loin que n'importe quel participant le demande. Jamais aucun aspect du débat n'est éludé, sous quelque prétexte que ce soit, d'urgence ou d'utilité. Un seul habitant du village, même un enfant, peut faire examiner par l'ensemble un point de vue particulier, tout comme le ferait un groupe important, et si ce qu'il dit s'avère pertinent, alors il peut être suivi. La notion de rapport de force n'a de fait aucun cours sur Aéoliah, pas même celle de majorité. Seule compte la justesse des idées.

Les poètes et les blagueurs sont de la partie, bien entendu, pour le plus sérieusement possible présenter les projets les plus farfelus, les plus surréalistes. Alors des fous rires secouent le parterre de chapeaux-fleur et parfois ce sont ces idées là qui sont adoptées. Comme il faut tout de même bien à la fin prendre une décision, si deux idées se révèlent aussi fécondes ou aussi praticables l'une que l'autre, sans que d'autres considérations ne puissent les départager, alors on choisit la plus rigolote ou la plus poétique.

Une fois la décision prise, par contre on ne discute plus, on ne revient pas dessus, sauf bien sûr élément nouveau qui viendrait changer les données du choix. Ceux qui auraient préféré une autre solution peuvent, dégagés de tout intérêt personnel, s'enthousiasmer librement pour l'avis général, sans risquer d'être lésés en aucune façon. Ainsi toute situation aussi délicate soit elle trouve toujours promptement une solution commune; le groupe éoli reste toujours soudé, parfaitement cohérent et d'une efficacité surprenante. Tout en sauvegardant, par ailleurs, une indéfectible Liberté individuelle, un esprit d'initiative sans limite, grâce à un respect absolu de la personne et de ses aspirations...

Mais cette merveilleuse facilité n'est pas qu'une histoire de communiquer ensemble, il y a autre chose de bien plus important encore, qui fait que parfois des décisions de la plus haute importance peuvent être prises sans aucune concertation, et avoir quand même, après coup, l'approbation de tous. Quelque chose d'irremplaçable que nous verrons plus loin, sans quoi toute forme de communication, aussi évoluée soit elle, est fatalement vouée à l'échec.

 

Donc ce matin-là, dès la fin du repas, une dizaine d'éolis et d'éolines s'affairaient et discutaient autour du potiron école (un vrai de vrai, bien lourd) et une autre dizaine sur le futur emplacement soigneusement préparé la veille. Aurora avec quelques amis voletait sans arrêt des uns aux autres, et gazouillait, et regardait. Le génie civil, ce n'était pas son truc à Aurora, mais elle papillonnait tant et tant que chacun des deux groupes avait l'impression qu'elle était là en permanence, et... savait exactement ce que l'autre faisait!

Rapidement l'emplacement fut dégagé de sa mousse, cueillie et repiquée ailleurs, pendant que les rouleaux de cordes s'amoncelaient, venant de leurs resserres un peu partout dans le village. (Incroyable la quantité de cordes qu'il peut y avoir dans un village éoli, mais que font-ils donc avec tout ça, on se le demande) Rapidement aussi, sans même faire de rond de chapeau, il fut entendu qu'il n'était pas question de tirer ou de rouler l'école, tant à cause des plantes que des fragiles fenêtres. Il fallait la soulever, et c'était là une autre affaire. Mais cette difficulté apparemment insoluble n'arrêta pas une seconde nos joyeux travailleurs: la solution viendrait, sinon on irait la chercher. Ailleurs, aux champs, tout le village était instantanément au courant de l'avancement de l'affaire, en un joyeux brouhaha de voletements et d'interpellations. Il y avait bien sûr la fine équipe de spécialistes ès-plaisanteries et gags, Antonnafachto et le bien pire encore Arnophilco, mais ce jour là ils n'eurent guère l'occasion d'exercer leurs talents. Adénankar aussi était venu de sa forêt, comme pour toutes les fête du village, bien que personne ne l'ait prévenu. Mais personne ne prévenait jamais Adénankar, car de toutes façons il était toujours au courant de tout, du fond de sa retraite forestière.

 

Mais qui donc eut l'idée saugrenue de faire porter l'école par des oies?

 

Les oiseaux d'Aéoliah, encore eux, ne sont pas tous petits comme des mésanges. Il y en a de gros aussi, des merles, des colombes, des canards, et même des oies. Bien sûr ce ne sont pas des oies exactement comme sur la Terre, mais elles ont un air de famille: appelons les donc ainsi. Elles sont bien plus grosses que les éolis, et volent bien mieux sans se fatiguer car ce sont des oiseaux migrateurs intercontinentaux. Près du village s'en trouvait précisément un groupe d'une vingtaine, se reposant et mangeant quelques jours avant de reprendre leurs mystérieux et lointains périples.

Cette idée merveilleusement farfelue se révéla bientôt la seule praticable: le village entier la fit sienne et les champs furent vite délaissés: chacun voulut jouer à ce beau travail. Le sage Adénankar regardait et il se marrait!

L'habile Arnophilco avait amené des cordes et des manilles éolines, et il imagina un système, vite perfectionné par d'autres. On s'en alla quérir les oies; elles acceptèrent volontiers de prêter leur concours. Non, les éolis et les oiseaux ne se parlent pas comme dans nos livres pour enfants, mais les oies sont très gentilles et elles prennent bien à coeur de faire ce qu'on leur montre!

Les éolis de ce village avaient l'habitude de laisser pointer en l'air la queue de leurs potirons, en la coiffant d'un vieux chapeau-fleur. On y noua un faisceau de cordes, et chaque oie en prit une dans son bec. Des cordes annexes furent installées sur les côtés, pour maîtriser le ballant, car les oies ne sont pas si habiles. Quelqu'un devait les guider en se tenant sur leur cou. Ce manque de précision était compensé par une bonne volonté à toute épreuve. D'autres éolis voletaient par-ci, par là pour surveiller et guider, le reste du village regardant depuis les toits des maisons proches.

Au premier essai les oies firent un tel vent que les chapeaux s'envolèrent de partout, et les guides durent s'accrocher. Il fallut prolonger les cordes. On y arriva finalement et dans les rires et les cris de joie l'école s'éleva majestueusement. Aurora ne tenait plus en place, elle applaudissait et riait et courait! Tout se finit fort bien; le futur atelier se posa à sa place; en un tournemain, les caleurs le mirent en bonne position, bien horizontale, pesant par grappes de vingt sur chacun de leurs douze leviers, glissant prestement des cailloux dessous, à l'aide de très longues pelles, pour empêcher l'humidité du sol d'attaquer la chair du potiron.

On remercia les oies, et elles s'envolèrent chacune leur tour en faisant des cercles au-dessus du village.

Ces oies d'Aéoliah... Evidement on imagine mal les oies terriennes prendre part à de telles manoeuvres, encore que quand elles sont aimées et respectées elles déploient plus d'intelligence qu'on ne le croit. Certaines oies sauvages terriennes ont un mystère émouvant: ce sont les oiseaux qui volent le plus haut et de fort loin: Comment peuvent-elles bien faire pour traverser des centaines de kilomètres d'Himalaya, sans rien à manger, à 9000 mètres d'altitude, dans un air raréfié demandant trois fois plus d'effort et donnant trois fois moins d'oxygène, par un froid de moins cinquante degrés? Pensez-y quand vous en verrez, l'oeil inexpressif, dans de tristes basses-cours...

Ce jour-là, comme souvent, se trouvaient au village des visiteurs d'autres villages voisins, et surtout quatre éolis de la montagne qui ne parlent jamais. Assis ensemble en lotus au beau milieu du brouhaha, les deux éolis regardaient, tournant sans arrêt la tête de droite et de gauche, riant dans leurs barbes, se faisant du coude, les yeux brillant de bienveillante malice; leurs deux éolines souriaient béatement, prenant un plaisir évident à toute cette gaie agitation.

Quand dans un village éoli un beau travail vient d'être accompli, on ne repart pas aussitôt aux champs: le contentement prolonge l'Enthousiasme, on regarde, on discute, on fignole, on raconte, on s'attroupe et on court partout.

 

 

L'après-midi est plus calme et plus doux que le matin, plus tiède, plus complet et achevé. Le matin on aime la chaleur du Soleil, l'après-midi on préfère la douceur des verts ombrages. Le matin, fleurs et fruits exhalent leurs plus délicieuses fragrances, l'après-midi les branches gorgées de Soleil donnent une note plus balsamique.

Il y a un temps pour la gaieté et un pour la Poésie, et les éolis sont parfaitement capables de passer de l'un à l'autre quand il le faut. Parfois les plus rigolos sont les plus poètes, et ils ne mélangent jamais les genres. Le repas du soir approchait (on avait sauté celui de Midi, tant pis) l'exubérance se dissipa petit à petit, et juste au bon moment la Douceur du jour qui descend reprit ses pleins droits. Contrairement à celui du matin, le repas de Midi et celui du soir sont pris tous le village ensemble, sur la place des repas, d'où l'on peut admirer la Montagne du Soir, là où le Soleil se couche. Ce soir-là le repas fut donc presque aussi calme que d'habitude. On discute seulement au repas de Midi. Celui du soir est le prélude à la méditation de la nuit, on chuchote, on chante, on rêve ensemble en se racontant d'interminables histoires, ou l'on garde le silence.

La nuit, chacun fait ce qu'il veut, dormant ou veillant quand il en a envie. Mais presque tous viennent à la réunion silencieuse du soir. Une fois enlevées les traces du repas (c'est toujours vite fait) on contemple le coucher du soleil, les violets du ciel, l'apparition de l'anneau, la phosphorescence des fleurs-lumière, la mystérieuse et bienveillante lueur rouge au sommet de la Montagne du Soir. A cette heure les grillons sortent, et parfois quelques gros scarabées passent en vrombissant dans l'air encore tiède. Il suffit de broder des chants sur leur concert. Les oiseaux font silence petit à petit, sauf quelques pépiements ténus et les émouvants glissandos des merles, à la lisière de la forêt. Le ciel voit poindre les étoiles auxquelles répondent des myriades de fleurs-lumière sauvages, avec par-ci par là l'ovale rose d'une fenêtre d'atelier ou de maison éclairée. Plus tard l'air fraîchit, mais juste un peu car il est plus dense sur Aéoliah que sur la Terre, ce qui lui permet de mieux égaliser les températures.

 

 

 

* Musique suggérée: Bearns et Dexter, GOLDEN VOYAGE 3, «Y'll stay» *

 

A l'heure où dans les mystérieux replis de la forêt retentissent les appels un peu nostalgiques des eyerlis, à l'heure où le ciel s'illumine de millions d'étoiles donnant vie et Amour à tant d'êtres, éclairant tant de merveilles à jamais inconnues, dans cet univers si vaste qu'ils ne pourront jamais tout voir ni tout connaître, les éolis s'arrêtent et contemplent et méditent... Ô discrète nostalgie des étoiles! Ô heure où la fraîcheur et l'ombre du doux crépuscule donnent envie de s'envoler, haut, plus haut vers les splendeurs du ciel, vers ces trillions de frères inconnus qui comme eux aiment et contemplent dans l'infini... Un jour, un jour lointain, peut-être...

Ô doux moments de Bonheur calme et émouvant que les éolis goûtent avec délice... En chantant ou en contemplant les étoiles... En rêvant, éperdus de reconnaissance pour les créateurs à jamais inconnus de leur monde si beau... Pensifs, ils s'émeuvent parfois aux larmes pour la Source Universelle de toute Vie, qui permet à un si vaste univers d'exister, qui donne le Bonheur à tant d'êtres... Ils savent, les éolis, les mystères... Ils savent que leur petit corps repose ici, sous une couverture en pétales de fleurs soigneusement ajustés pour protéger de la rosée nocturne, dans un grand village plein d'amis tendrement aimés, ils savent que ce village est tout petit sur un vaste plateau plein d'autres villages aux chaudes lumières, lui même perdu dans une immense chaîne de montagnes, à son tour petite partie d'un continent vaste comme l'Asie, un des douze continents d'Aéoliah, planète plus grosse que notre Terre, infime poussière dans une galaxie parmi des milliards de milliards de galaxies dans un univers entre une infinité d'autres univers tous différents...

 

Un village dans l'infini...

 

Ils savent que déjà sur leur propre plateau les éolis de la montagne vivent tout à fait différemment d'eux; les éolis des autres continents ont d'autres couleurs de peau, d'autres climats, d'autres maisons; qu'ils lèvent un peu la tête, et les étoiles recèlent par milliers les formes de vie les plus infiniment variées, et dans l'immensité de chacun des univers en nombre incommensurable les existences les plus étranges s'épanouissent et aiment toutes pareil; les sensations les plus exotiques, des couleurs différentes, des musiques inimaginables en une gamme qui n'en finit jamais de monter, de se tendre en une émotion toujours plus intense et plus délicieuse, disant toutes ensemble la même Loi Universelle: AIMER!

 

Un village d'Amour...

 

Plus tard dans la nuit les fleurs lumière faiblissent, on ne peut plus étudier dans les maisons, alors certains vont au lit pour dormir ou pour se dire leur amour; d'autres, ou les mêmes tour à tour, restent sur la place, silhouettes assises en lotus sous leurs couvertures, blotties à deux ou allongées; les éolis et les éolines rêvent, ou laissent là leurs corps pour explorer un bout de l'immense univers ou se baigner dans la Source de Vie. Jusque tard dans la nuit, Les eyerlis, tendres rossignols aux longues notes mélodieuses, se répondent de loin en loin, émouvants chantres des heures nocturnes.

Plus tard encore il fait complètement noir: pas de Lune sur Aéoliah, et l'anneau se noie dans l'ombre de la planète, invisible. Les grillons et les eyerlis se sont tus, seuls restent parfois quelques crapauds aux notes flûtées. Les rochers émanent encore un peu de tiédeur; l'air frais, libre des fortes vapeurs odorantes du jour, sent l'humidité et le terreau; ou parfois il prend un subtil, indéfinissable parfum de mystère, impalpable encens indigo qui semble descendre des étoiles elles-mêmes: le Parfum d'Etoiles...

La place du village se dépeuple petit à petit; pour finir chacun se retrouve dans sa maison ou à dormir en rond dehors: les seuls veilleurs restant sont ceux qui s'aiment, ou qui contemplent dans le plus complet silence la veilleuse pourpre au sommet de la Montagne du Soir, fluctuant parfois au rythme de mystérieux signaux. La nuit fraîchit; très loin au-dessus du village des oies migratrices accomplissent leur mystérieux et éternels voyages, invisibles et silencieuses. Infiniment plus haut encore palpitent et s'aiment des milliards de soleils dans leur ronde embrasée.

 

Tout est bien;

L'Univers est heureux.

 

 

 

 

 

 

Les jardins d'Aéoliah        Chapitre 4       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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