Pas plus que de leur arrivée, les Gardiens Cosmiques ne préviennent de leur départ, et nul au village éoli ne s'étonne de trouver un beau jour vide l'emplacement de leur camp. Yanathor n'avait laissé aucune directive, ce qui signifiait continuer les méditations pour Aurora, et la suivre de temps à autres en astral.
Les secouristes des âmes du groupe de Liouna, chargés d'Aurora, ramènent de la Terre d'enthousiasmantes nouvelles. Aurora évolue vite, à présent, et les événements pourraient se précipiter.
Ses centres énergétiques retrouvent leur vitalité, et elle réapprend à faire circuler consciemment les énergies vivantes et à les transmuer. Bientôt son être sera tout plaisir, tout joie, tout Lumière, comme cela est naturel pour les éolis. Adénankar, qui en connaît maintenant un bout sur les Terriens, explique qu'il s'agit là d'un mécanisme d'auto-réajustement, qui s'enclenche quand un certain degré de pureté et de sincérité est atteint, pour réparer l'être et lui permettre de rentrer dans la vraie vie.
Aurora a capté des images d'Aéoliah, signe que sa vibration est maintenant assez élevée et purifiée pour les percevoir.
Les effrayantes blessures occasionnées à ses corps subtils par sa chute brutale, douze siècles auparavant, sont en voie de guérison. N'était la mission, elle pourrait déjà revenir, car ce travail s'achèverait bien plus vite sur Aéoliah, en éoline. Mais cette mission la retient et l'oblige à accomplir jusqu'au bout sa guérison dans les mêmes conditions que n'importe quel autre Terrien. Mais en moins de temps, heureusement.
Nellio disparaît de longues semaines on ne sait où, et passe au village sans prévenir, juste pour une séance de secourisme des âmes. Il y participe maintenant, encore en débutant, mais avec fougue. Toutefois il n'est pas admis au groupe de Liouna chargé de visiter Aurora.
Il faut dire que la vision d'Aurora dans son corps terrien avait été un choc pour Nellio. Pour nous Terriens, le corps de Brigitte est plutôt joli, mais à Nellio l'éoli, qui n'avait jamais vu le moindre mal, il lui avait paru étrangement grotesque. Il faut dire que les proportions du corps terrien sont quelque peu différentes de celles du corps éoli. Bon, au secourisme des âmes, Nellio a vu bien pire depuis, avec son groupe qui est allé sur la Terre en pleine guerre entre l'Iran et l'Irak, afin d'aider des milliers d'âmes de mourants, sans distinction de camp.
Surtout l'émotion avait terrassé Nellio. Bien au-delà de l'aspect physique d'Aurora, il avait reconnu son aura, il en avait ressenti les effluves pour lui si doux, bien que souillés encore par la chute.
Et Nellio, il avait pleuré, pleuré éperdument sur le sein d'Auranaïa, sous les regards compatissants des autres Gardiens et de ses amis, tandis que dans le dôme du vaisseau le ciel vierge d'Aéoliah remplaçait instantanément celui de la Terre.
Il avait dû rester plusieurs jours au camp des Gardiens, couvé comme un petit bébé par Auranaïa.
Le choc avait été rude, et même les Gardiens ont craint pour lui. Sans l'avoir dit, ils savaient que c'était là un passage délicat de leur mission.
Mais cette confiance qu'ils avaient placée dans l'aptitude de leurs protégés à se tirer d'affaire eux-mêmes, cette confiance n'avait pas été déçue. Nellio n'a plus à craindre de telles chutes: il sait maintenant remonter vite et seul.
Ce soir, règne au village une fièvre bien particulière. On installe de la literie dans les maisons vides des alentours, car cette fièvre ne trompe pas: il va venir du monde. C'est un pressentiment, une ambiance, exactement comme chez nous quand une grande visite est prévue. Pourtant personne ne s'est annoncé. Le ciel outremer, semé de quelques cirrus mauves, semble palpiter d'ailes furtives ou résonner d'appels lointains. Une brise fraîche apporte des parfums inhabituels et fait frissonner les feuillages, enivrant les éolis de liberté et d'espace. Les hululements mélodieux des eyerlis courent dans les collines à écho. Les fleurs lumières palpitent tendrement sous le regard altier de la Montagne du Soir et de son feu éternel.
Les oiseaux aussi semblent ne pas vouloir se coucher et volettent silencieusement autour des places éclairées du village ou des buissons lumineux.
«Ça me rappelle... Ça me rappelle... Attends...
- Hmmm, fait Anthelme. Ça ne donne pas du tout envie d'aller dormir, ce soir. Regarde, les amis sont encore tous là, pleins d'énergie comme pour danser. Ils n'ont même pas dégarni le tapis du repas.»
Cette incroyable dérogation au rituel archimillénaire n'éveille chez les éolis qu'une curiosité bienveillante.
«Cette ambiance, tout de même, ça me dit quelque chose.
- Oui, moi aussi.
- Mettons-nous en méditation.
- ...
- ...
- Oui! L'atoll où on a connu Lioureline!
- Ah! Oui, c'est ça! Mais qu'est-ce qu'on était donc bien, là-bas!
- Super bien. Mais je n'aimerais pas y vivre tout le temps: Le soir je préfère roupiller.
- Ecoute... Chh... Des ailes!» fait Anthelme, en allumant une lumière dans ses yeux.
D'obscures silhouettes tombent du ciel nocturne ou se détachent sur l'anneau d'or. Des exclamations joyeuses s'élèvent au centre du village, des terrasses en-dessous, des tonnelles, des maisons plus éloignées dans les bois alentour. Bientôt le ciel foisonne d'ailes de toutes tailles: plusieurs grands oiseaux des îles, et deux vols de colombes, leurs ventres réfléchissant les roses et les ors des fleurs-lumière.
L'espace d'un instant, les éolis contemplent ce superbe ballet de lumières aériennes, puis les arrivants se posent. Les colombes s'égaillent à l'entour, sur les toits des maisons. Les grands oiseaux de feu replient leurs longues pattes orangées et leurs immenses ailes de cuivre, après avoir pris contact juste autour de la place des repas.
Devinez qui arrive...
«Lioureline! Boronnée!
- Oooh! Vous voilà enfin! On ressentait votre aura depuis des heures déjà! Lioureline, tu es une vraie magicienne!
- Amis du Septième continent! Enfin nous y voilà! Mais qu'il est donc beau, ce village! Quelle superbe lumière rose!
- Mais, c'est vous qui êtes magnifiques! Tous ces bleus!
- Mais non, c'est vous les plus beaux.
- Ooooh! Et ceux, là, ils sont encore plus bleus! Bonjour, les bleus!
- Je vous présente Navaïsha et Am-Aaur, qui ont fondé le second village de l'île idyllique, près du cratère! Ils sont d'un bleu merveilleusement profond, des montagnes du fin fond du Sixième continent, la terre magique d'Uluïn, où ils sont bleus comme le cobalt. Avec vos loupiotes roses, ça leur fait des reflets violets. Quelle féerie!
- Oh! Des palékinaus! Miam! Et des avocats! Plein de bons fruits! Que c'est gentil d'avoir amené ça!
- Ah! On a bien fait de ne pas dégarnir la table! Mais vous avez faim, sans doute!
- Braves oiseaux de feu! Venez qu'on retire ces cordes! Mais c'est qu'ils sont beaux, eux aussi! Leurs plumes d'un blanc immaculé s'irisent d'or et de rose, comme les ailes des papillons! Et à l'arrêt elles s'ébouriffent, c'est superbe!
- Coucou, nous aussi on arrive!
- Adénankar! Milarêva! Oh! Et toute l'équipe d'Irizdar!
- Et ce violon pétillant qui se promène dans le noir, entre les maisons, ce ne peut être qu'Ozoard et Orzeilla!»
La soirée s'annonce animée! Il y a tant à se dire, et la fête est dans tous les coeurs! Lioureline et Boronnée, qui ne sont jamais venus au village, n'en ont rencontré la plupart des habitants qu'au secourisme des âmes, c'est-à-dire en astral. Le grand jeu est donc de les reconnaître dans leurs corps de chair, et de trouver leurs noms sonores exacts d'après leurs vibrations.
- Ça c'est Elina et... Elino? Non, Elinao!
- Ouiiii! Sélina et Sélinao!
- Ils sont faciles à reconnaître, leurs auras se ressemblent tant. C'est si mignon, ils ne diffèrent que par leur sexe.
- Et moi, je suis qui?
- Oooooh toi, tu dois sûrement être le Barjo Nafachto, celui qui travaille du chapeau.
- Antonnafachto! Mais comment tu m'as reconnu si facilement?
- Nia nia nia! Tu as toujours une pointe d'humour qui brille sur ton nez! On ne peut pas te louper! Ah, je comprend pourquoi ils ont tous l'air un peu farfelus, vos chapeaux!
- Ben quoi, un chapeau, c'est fait pour avoir l'air farfelu, sinon je ne vois pas pourquoi on en porterait.»
Contrairement à toute attente, ni Ozoard, ni Adénankar ne font de conférence. Même Lioureline n'explique pas sa venue. Cette soirée est un vaste happening, joyeux et animé, où des cercles se forment autour des arrivants. Boronnée est toujours au côté de Lioureline, silencieux, souriant mystérieusement.
Lioureline, maintenant qu'elle a réalisé son île idyllique, est encore plus belle. Son aura bleu ciel, fascinante, féerique, douce et puissante à la fois, attire les autres éolis. Mais pour Anthelme et compagnie, cette aura a pris une nuance qui en évoque une autre.
Lioureline parle de son île, Boronnée à ses côtés, silencieux, souriant avec bienveillance, discrète mais indispensable corde sympathique sur le luth de Lioureline. Navaïsha et Am-Aaur sont assis juste derrière eux, rêveurs, tendrement enlacés, à peine visibles de par leur peau sombre, perdus dans l'obscurité.
A la demande de plusieurs éolis, Navaïsha décrit son pays natal, le pays des éolis à peau bleu foncé, dans de douces montagnes rondes à l'extrême sud du sixième continent, le pays d'Uluïn. (Prononcez bien U-lu-i-n et non pas Ulu-hein!) C'est une bien étrange contrée, toute de roches rondes et claires (des boules de granite) entre lesquelles poussent de petits arbres clairsemés, aux formes curieuses, qui font des entrelacs de branches sombres sur fond de granite pâle. Le ciel y est couvert ou brumeux pendant une semaine sur quatre, et l'anneau n'est pas visible, laissant les nuits obscures et très étoilées. C'est un pays extrêmement calme et très silencieux, fort apprécié des poètes et des contemplatifs. Sa fraîcheur oblige à s'habiller de laine (sorte de coton épais). Les veillées s'y font dans de grandes maisons communes en bois, comme les farés du Sud Pacifique, mais en forme de coques de bateaux retournées, sculptées comme des violons. On y chante de douces chansons, on s'y embrasse, dans une merveilleuse aura bleue...
Anthelme, Elnadjine, Liouna et Algénio, mus par la même intuition, se lèvent tous ensemble, et juste ils trouvent Nellio qui, comme à son accoutumée, apparaît soudain sans qu'on ne l'ait senti arriver.
«Ami Nellio, regarde qui est là.
- Oui, je sais. J'irai la voir tout à l'heure, il faut que je prenne d'abord un bain, j'arrive juste des montagnes.
- Mais pourquoi est-elle là? Puisque tu sais, dis nous!
- Hum. Pas encore. Mais...
- Sentez-vous son aura? Elle diffuse bien plus fort que quand on l'a connue, au début de l'île!
- C'est pas exactement pareil, mais il y en a...
- ...une sacrée dose. C'est pas possible, elles se sont rencontrées.
- Lioureline et... Auranaïa.
- Ah!
- Non, reprend Nellio, elles ne se sont pas rencontrées physiquement. C'est Auranaïa, qui a voulu assister à un secourisme des âmes de chez Lioureline, où vous n'étiez pas. Mais Lioureline, elle, s'y trouvait. Et depuis elles sont très amies, toutes les deux.
- Amie avec Auranaïa!
- C'est incroyable!
- Quelle chance!
- Bon, c'était une rencontre prédestinée, prévue déjà dans la Source de Vie. Elles ont un avenir ensemble. Mais les Gardiens Cosmiques ne doivent pas interférer avec les habitants des planètes... Tant que Lioureline sera en éoline, elle ne verra Auranaïa qu'en astral. Sauf...
- Sauf?
- Chuuut, amis. Il faut que j'aille voir Milarêva.» Et il plante là ses compagnons.
«Ooooh mais il est bien guéri, ce Nellio.
- Eeeeh, et en plus il est dans le secret des Dieux.
- Mon avis, les amis, c'est que si Lioureline est ici, c'est que Auranaïa ne va pas tarder. En plus, il y a toutes les grandes barbes d'Irizdar et du secourisme des âmes, Orlon, Elshimer, et même Yasheh. Ils nous concoctent quelque chose.
- Elles se seraient ainsi arrangées pour se rencontrer en physique.
- Les Gardiens n'utilisent pas leur puissance à des fins personnelles. Donc si Auranaïa vient, c'est pour une mission.
- Et il n'y a qu'une seule mission pour les Gardiens sur Aéoliah, c'est...» Ils se regardent un long moment en silence. Puis Anthelme quitte se sujet brûlant pour un autre encore plus... :
«Ohlàlà il y a ma mignonne Djidjine pleine de beauuux cheveux très doudoux qui voudrait me rencontrer dans notre gentil dodo pour une mission secrète. Allez, bonsoir!
- Bonnes maths» plaisante Algénio.
Si Nellio a planté là ses amis, ce n'est pas par cachotterie, mais parce que tout doit être fin prêt avant de leur faire la surprise. Lui non plus n'en sait guère plus d'ailleurs, sinon que l'événement est imminent. Il est redescendu au village exprès.
Volant dans la nuit, guidé plus par son oreille que par ses yeux, il descend vers le ruisseau, à un endroit spécial pour se laver le soir. Le ruisseau passe là sur un lit de mousse, entre deux haies de fleurs lumières soigneusement entretenues, dont les couleurs s'équilibrent pour faire un blanc acceptable. Enfin presque, car la peau, sous cet éclairage arc-en-ciel, s'irise d'une splendide harmonie...
Il trouve déjà là Navaïsha qui fait trempette elle aussi, après ce long voyage. Elle semble d'abord immobile, puis Nellio s'aperçoit qu'elle danse lentement ses gestes. Il contemple sa peau bleue, presque noire dans la nuit, ses formes émouvantes. Ses cheveux intensément noirs et mats descendent en une longue queue ondulante sur ses épaules et ses reins, entre ses ailes indigo.
S'apercevant de la présence de Nellio, elle se tourne vers lui, toujours avec une extrême douceur, et lui sourit. Sans doute est-elle intimidée de se trouver en présence d'une «célébrité» comme Nellio! En toute simplicité, il lui répond, enlève sa tunique à son tour, et s'agenouille dans l'eau fraîche. Pendant toute la durée de bain, ils se feront ainsi face en se souriant, en contemplant réciproquement leurs peaux si différentes, mais vibrant des mêmes émois. Autour d'eux, la nuit est silence et les fleurs irradient leur étrange et émouvante lumière.
Ce moment de pure admiration, de pure complicité, ne dure qu'une petite minute, car un éoli ne peut guère rester plus dans l'eau fraîche. Navaïsha se lève, enchaînant souplement ses gestes, comme dans notre yoga énergétique chinois appelé Tai Tchi ou Qi Gong. Elle sourit encore à Nellio, puis se rhabille et s'en retourne dans l'obscurité frémissante de parfums subtils.
Nellio en fait bientôt autant, encore tout frémissant du mystérieux sourire de Navaïsha. Amis lecteurs, qu'allez-vous penser de cette rencontre? Que Nellio a un nouvel amour? Comme dans ces affreux romans mélos où tout se complique toujours? Comme dans ces séries télévisées archinulles et immorales où des personnages inconscients passent leur temps à se briser leurs vies? Vous n'y êtes pas, les gars. Mais alors là pas du tout. Les éolis, rappelez-vous, n'ont pas nos complexes, ni cette étrange honte du corps qui avait tant intrigué les secouristes des âmes. De telles scènes, de telles connivences souriantes sont très courantes sur Aéoliah: admirer la parure ou le corps de l'autre, caresser les cheveux, prendre une main, faire des bisous tant qu'on veut... Ô instants de poétiques émois, de chaleureuse amitié! Comme nos éolis sont absolument fidèles en amour, ces gestes ne peuvent jamais être interprétés comme des invites à des situations embrouillées, aussi on n'a nul besoin de s'en méfier ni de s'en défendre. Et c'est si beau, de pouvoir ainsi, sans retenue ni soupçon d'aucune sorte, échanger librement cette chaude sympathie, de manifester par des gestes ces douces et amicales vibrations...
Habituellement, les éolis et les éolines s'habillent, mais si des circonstances comme le bain les trouvent nus, eh bien je ne vois pas en quoi cela pourrait poser problème, et surtout pas entre races différentes... Aucune ambiguïté n'est possible: un éoli ou une éoline amoureux n'aurait pas du tout réagit de cette façon! Et ne pensez pas que les éolis sont froids, mais alors là pas du tout. Eolis et éolines amoureux s'aiment passionnément, sur tous les registres. Ils s'étreignent aussi souvent qu'ils le désirent, même si c'est très variable d'un couple à l'autre. Eolis et éolines savent aussi être passionnément amis et complices dans tous les autres aspects de la vie, et ainsi le pur sourire de Navaïsha est allé droit au coeur de Nellio, qui le lui a bien rendu.
Et puis, pour les éolis et les éolines, le mot «Amour» n'implique nulle sorte de possession. Aimer, en langue éoline, c'est APPROUVER, c'est admirer, c'est DONNER, c'est désirer le meilleur pour l'autre! Aucune notion de prendre, encore moins de restreindre, ni d'exclure. Et Nellio, comme Navaïsha de son côté, pouvait bien en toute Sérénité laisser monter cette émotion à la vue de ce corps si étrange et si beau, de ces formes petites mais bien rondes, au ressenti du chaleureux rayonnement de vie qui en émane, de son aura de tranquillité, à la fois calme et intensément vivante, à la fois discrète et infiniment présente, une lumière indigo, profonde et brillante, comme l'être aimé qui vous regarde, vous encourage, vous admire, et une délicieuse énergie fraîche qui monte dans votre dos et envahi tout votre être...
Ce que nous nommons désir, vis à vis de belles créatures, est pour les éolis pure admiration, un peu comme: «Oh, créature! Comme l'Expression unique que tu as créée embellis l'univers! Comme elle émeut mon âme! Va, continue cette Oeuvre admirable et unique, et sois remerciée!» Et c'est intense, brûlant parfois, bien plus que notre désir, absolument pas frustrant, et tellement délicieux!
C'est donc le coeur battant et les yeux embués que Nellio remonte vers le village, où il sait que bientôt Aurora lui sourira de nouveau.
Pour changer de robe, il passe dans sa maison, un petit potiron qui se fait vieux et demanderait à être changé. Mais maintenant, c'est inutile, pour Aurora il en faudra un autre, plus grand, mieux placé. Alors le potiron de Nellio devra se débrouiller pour tenir encore un peu.
Le coeur toujours battant, Nellio retourne sur la place du village. A cette heure plus tardive, il y a moins de monde, mais les discutions sont encore animées.
Lioureline, qui n'a vu Nellio physiquement qu'une seule fois, huit siècles plus tôt, le reconnaît immédiatement:
«Nellio! Oh comme tu as changé! Tu es libéré maintenant!»
Elle l'embrasse simplement, mais si chaleureusement, comme font les amis éolis. Mais quand elle arrive à l'entraîner un peu à l'écart: «C'est pour bientôt, maintenant. Auranaïa me l'a dit, une dizaine de jours. Aurora se prépare à se rendre dans sa maison solitaire où les Gardiens pourront facilement venir la chercher, sans perturber les autres Terriens.
- Je ne sais que dire! Toi aussi tu t'y mets! Tout ce dévouement, tout ce temps passé pour que ma compagne puisse revenir goûter son Bonheur sur Aéoliah! Je ne sais que dire!»
Nellio ne dit rien, mais Lioureline lui a pris la main. Navaïsha apparaît soudain, et prend aussi une main de Nellio. Elles lui parlent doucement, de coeur, d'émoi, d'Amour, de cette langue universelle qui n'a que faire des couleurs de peau. Navaïsha a une voix simple et pure, dans les registres un peu graves, la parole discrète mais toute en rondes et solides vérités, comme les roches de son lointain pays. Longuement les douces énergies féminines rassurent, revitalisent Nellio, qui en a encore bien besoin, seul sans sa compagne. Sans ces précieux dons de tendresse, il ne serait pas Nellio le vaillant, ni Nellio l'entreprenant, il ne serait que Nellio l'endormi, Nellio l'inerte, il n'y aurait même plus de Nellio depuis longtemps.
Les éolis et éolines sont ainsi, ils doivent leur énergie intarissable, leur joie, leur assurance, leur longue vie même, seulement à l'admiration, à la douce et infaillible complicité de leur compagne ou compagnon, et de tous leurs amis. Ils savent qu'ils sont acceptés, approuvés, aimés par tous dans toutes leurs harmonieuses initiatives... Et ils sont heureux simplement de savoir cela. C'est là un des plus beaux secrets de l'Amour.
Lioureline, ses amis et ceux d'Irizdar restent plusieurs jours au village. Ils participent à la vie quotidienne, les cultures dans les champs, aux préparatifs des repas, au tissage, comme font tous les éolis.
Navaïsha est souvent sur la place du village, à trier du coton, avec des gestes doux et lents, mais ne vous y trompez pas: son tas monte vite. Elle est avec son compagnon Am-Aaur et le bleu intense de leur peau fascine les autres éolis qui travaillent avec eux. Chaque nouveau venu ne manque pas de lui demander de dénouer le haut de sa robe, pour admirer l'incroyable violet de ses bouts de seins! Quel émouvant spectacle... Elle pourrait rester ainsi et s'épargner la peine de recommencer tout le temps, mais c'est tellement plus charmant de redéfaire le noeud pour chaque arrivant personnellement!
Ozoard et Orzeilla ne chantent pas,au contraire ils jardinent éperdument, sous le bon soleil et le ciel immensément bleu d'Aéoliah. Pour une fois qu'ils restent suffisamment longtemps au village, ils en profitent! Orzeilla se met nue pour piocher tout son content, ses blonds cheveux flous flottant au vent de son geste. Ceux qui l'ont vue ainsi disent qu'elle porte d'épais anneaux d'or autour des bras et des jambes. Ce sont là des choses que les éolis ne font que très rarement, mais aux questions qui se hasardent, elle ne répond que par un sourire et un gentil «chut» du doigt, le regard pétillant...
Milarêva passe d'une maison à l'autre et partage d'intimes confessions spirituelles ou amoureuses.
Adénankar jardine lui aussi en silence, et le doux rayonnement de sa présence ensoleillée ravit ceux qui travaillent à ses côtés. Les Jardiniers des âmes d'Irizdar font de même, pour une fois qu'ils sont jardiniers tout court. A cette occasion, les «grandes barbes» se révèlent d'adorables amis, enthousiastes et attentionnés, souvent rieurs. Mais ils le sont avec une telle aisance, une telle Simplicité, que les jeunes éolis ne peuvent s'empêcher de leur vouer spontanément une grande vénération toute intimidée!
En fait, les éolis n'ont pas vraiment besoin, pour survivre, de passer leurs journées à jardiner; deux heures suffiraient, ou même rien du tout, sur la clémente Aéoliah où poussent spontanément en abondance tant d'excellentes nourritures. Mais ils tiennent à ce que tout soit impeccablement harmonieux, net et rayonnant, et mettent à cela une énergie spontanée et inépuisable. Brigitte n'a pas tort: ils ont bien quelque chose des lutins, les éolis.
Malgré la discrétion des Jardiniers des âmes, le village sent bien qu'un événement se prépare. La délicieuse tension de l'attente monte petit à petit, tandis qu'arrivent encore des amis lointains ou des secouristes des âmes occasionnels. Bientôt le village est plein et il faut monter des tentes pour accueillir encore des arrivants.
Puis, par un après-midi chaud et délicieux, une procession, Adénankar en tête, parcours le village avec un chant de rassemblement. En moins d'une heure, tous les habitants et les invités sont installés sur l'ancienne place de Nellio. Du moins sur le tour, car au milieu, avec la mousse alflor, on ne peut guère faire plus que de s'enfoncer jusqu'aux épaules. Adénankar demande de laisser libre le côté de la place tourné vers le sud, vers la pente descendante. Ainsi le rassemblement éoli a forme de fer à cheval.
Près de l'ancien emplacement de la pyramide, dont seul subsiste le souvenir, les secouristes des âmes sont tous là avec Nellio. Un agréable parfum balsamique flotte en ce lieu, sur fond de terre humide, sous les grands arbres, dans le silence qui se fait petit à petit.
Adénankar a baissé son chapeau sur son nez, invitant ainsi au recueillement, à la méditation. Méditation fort joyeuse d'ailleurs, car l'approche de la surprise élève la tension chaque minute un peu plus.
D'abord un doux chant se fait entendre, et tous reconnaissent l'ineffable Auranaïa... Sa voix semble tomber des cieux, tout en étant proche. Il n'y a aucun oiseau dans le ciel délicieusement bleu et pur. Quelques éolines soupirent de joyeuse impatience. Lioureline se penche, contenant mal sa hâte extrême d'enfin voir sa douce amie de ses yeux.
Ceux qui scrutent le ciel pour tenter d'apercevoir Auranaïa s'exclament soudain, et tout le monde contemple, stupéfait, l'étrange phénomène qui se déroule juste devant eux.
Imaginez un rond de ciel qui soudain semble se découper, pour laisser la place à... une porte, un trou, une ouverture! Dans le ciel!
C'est bien une sorte de large porte. Si le regard se dirige dedans, on distingue une vaste salle bleue de l'autre côté, mais si il se dirige ailleurs que dans cette ouverture, il n'y a pas d'autre côté! On en ferait le tour sans rencontrer ce qui est visible à l'intérieur!
Cette étrange géométrie laisse les éolis perplexes, mais eux si pragmatiques ne font que ce qu'il y a de mieux à faire en de telles situations: admirer. Cette ouverture est de la hauteur d'un humain, et distante de quelques mètres seulement. De là descend la sublime voix d'Auranaïa, qui est plus une vibration délicieuse qu'un véritable son matériel.
La porte s'abaisse doucement, jusqu'à toucher le sol, à l'entrée du demi-cercle des éolis. Elle est tout à fait comme une porte de maison, sauf qu'il n'y a pas de maison autour.
Enfin Yanathor paraît, passant l'étrange seuil d'une souple enjambée, plus pimpant que jamais. Comme d'habitude il est vêtu de sa tunique, du même bleu que sa peau. Il est souriant et grave à la fois. Aujourd'hui un on-ne-sait-quoi invite à la joie, à la fête.
Il s'assied en tailleur dans la mousse alflor, toujours souriant à la ronde, tandis qu'Auranaïa et un autre Gardien inconnu l'y rejoignent par le même chemin. Auranaïa est vêtue cette fois d'un collant bleu uni, sans aucune couture, mais avec des rubans aux épaules.
Eolis et justiciers de l'espace se contemplent ainsi, un long moment, dans un silence plein de joyeuse attente. Que pensent les éolis à cet instant que tous espéraient depuis si longtemps? Que pense Nellio?
Nellio, un peu en avant d'Adénankar, se penche doucement, le visage perdu dans la contemplation de cette si douce vision. Lioureline a reconnu Auranaïa, même sans présentations, et la voici bouche bée comme une enfant, le coeur battant la chamade. Seuls les Jardiniers des âmes conservent leur méditative Sérénité.
Comme les Gardiens ne se décident pas à prendre la parole, ni les éolis d'ailleurs, ces derniers commencent à avancer doucement, à s'enhardir progressivement, à leur drôle de façon.
Mais comme on ne peut marcher sur la mousse alflor, le premier qui approche doit s'envoler. C'est Actaran, le père de Nellio. Il se pose sur la mousse, qui souplement le porte. D'autres éolis le suivent bientôt, en un joyeux brouhaha, qui cesse vite car Yanathor va prendre la parole. Il s'adresse aux cercles successifs d'éolis assis dans la mousse:
«Amis éolis, petits frères cosmiques, voici bientôt venu ce moment que vous avez tous fidèlement attendu depuis si longtemps.
«Bientôt votre soeur Aurora vous sera rendue. Elle pourra retrouver parmi vous le Bonheur auquel elle a droit, et qu'elle avait perdu en voulant faire le Bien.
«Elle est prête pour son retour, et se languis sans savoir de quoi, sans savoir que c'est de vous retrouver. Brave petite éoline!
«Pour ce retour, comme lors de la première visite, les amis d'Aurora sont invités à venir avec nous dans ce vaisseau, jusque sur la lointaine Terre. Nous garderons Aurora dans le vaisseau, le temps qu'elle prenne bien sa décision, car rappelez-vous, nous devons essentiellement respecter son libre-arbitre, surtout quand il s'agira de changer de corps, opération délicate et irréversible. Une fois cela fait, alors elle pourra enfin poser le pied sur le sol de cette belle planète aimée.
«Alors, nous, les Gardiens de l'Ordre Cosmique, notre mission remplie, nous nous en repartirons dans notre Cité des Etoiles, le coeur radieux d'avoir servi la vie. Mais nous vous regretterons, amis, car vous êtes si purs et si émouvants».
Après un long silence ému, le Maître Cosmique reprend, un ton plus bas: «Il faut dire aussi que vous avez fait un excellent travail, pour Nellio où votre collaboration a été efficace, mais aussi pour les autres âmes terriennes que vous avez aidées à s'accomplir. Toutes celles qui ont accepté votre aide ont trouvé, à la fin de leur étape terrienne, un monde joli selon leur goût, sur Aéoliah ou ailleurs, selon leur lignée évolutive. Plus de deux cents sont actuellement sous votre sauvegarde, et donnent de bons espoirs de réussite. C'est vraiment du beau travail, très émouvant, soyez-en remerciés».
Yanathor en vient enfin à ce qui va se passer: «Juste une chose: entre le moment où Aurora sera entrée dans le vaisseau, sur la Terre, et celui où elle débarquera sur Aéoliah, nous serons obligés de vivre hors du temps ordinaire. C'est pour le changement de corps: cela ne peut se faire tout de suite, il faut qu'elle s'habitue à cette idée, qu'elle rétablisse des liens sentimentaux et énergétiques avec vous, avec votre monde. Il se peut qu'elle n'y arrive pas du premier coup, auquel cas il faudrait la laisser sur la Terre encore un peu. Dans ce cas il ne faut pas perturber cette vie terrienne par une longue absence inexplicable, d'où l'arrêt du temps. Il faut dire aussi que les terriens, dont le système nerveux est différent, ne pensent pas à la même vitesse que vous les éolis, ils vous sembleraient lents et engourdis. Mais avec le secourisme des âmes, vous avez un peu l'habitude de ces choses et maintenant les Jardiniers des âmes en savent presque autant que nous.
«En attendant notre départ pour la Terre, pendant ces quelques jours, cette porte restera ouverte, ainsi vous pourrez vous familiariser avec les parties de ce Vaisseau Cosmique qui vous seront réservées.
«Voilà, tout est à votre disposition. Nous vous laissons visiter, vous installer, charger des fruits pour quelques jours. Nous avons réservé un jardin pour vous, dans le vaisseau. Tout y est prévu, même des petites maisons à votre taille, tout cela à l'image d'un de vos merveilleux villages suspendus d'Irizdar. Nous n'avons pas mis de vraies fleurs, car il aurait fallu les déterrer et les repiquer, et elles n'aiment pas trop cela. Mais ce manque a été largement compensé par votre frère Ozoard (Murmures) et je vous dit qu'il s'y est bien pris.
«Allez, et plaisez-vous bien!»
Un long silence accueille les paroles de Yanathor, selon la coutume des éolis lors des déclarations importantes. Auranaïa et l'autre Gardien inconnu sourient toujours amicalement. Puis elle tend les mains, invitant Nellio et les autres à venir autour d'elle. Bientôt l'espace devant la porte est empli de papillons-éolis roses, battant de leurs ailes délicates, riant, s'exclamant joyeusement ou se faisant de gentilles niches.
Le nuage de joie petit à petit s'enhardit dans l'ouverture. D'une élégante enjambée, Auranaïa prend pied dans la vaste pièce, à l'intérieur.
Tout de même, c'est incroyable! Il y a là-dedans une sorte de hall, bien plus vaste que celui du vaisseau d'Orgon et Yerda. Pourtant, depuis l'extérieur, «derrière» la porte, on ne voyait rien! Cette pièce circulaire a un vaste plafond dôme, si bleu, si clair, qu'il paraît être la voûte du ciel, avec même une petite brise délicieusement parfumée. Le sol se relève sur les bords, comme une assiette, toute entourée de rochers baroques, roses comme à Irizdar, arrangés en balcons, placettes, corbeilles suspendues, auvents, porches, mezzanines naturelles en gours ou stalagmites joyeusement entortillés. Au centre un délicieux petit lac turquoise invite à se plonger dans l'eau fraîche, entre des roches et des plagettes de sable ensoleillées. Mais oui, il y a du soleil, et de la mousse, de l'herbe, des myriades de fleurs et trois grands arbres. En face de l'entrée, une autre porte encadrée de lourdes grappes parfumées semble mener plus avant dans le Vaisseau Cosmique, mais pour le moment elle est fermée par une brume bleutée.
«Amis éolis, reprend Yanathor, ne vous aventurez pas encore dans d'autres parties de notre cité des étoiles. Voici le quartier qui vous est réservé. Vous pourrez y aller et venir à votre guise, de jour comme de nuit, entre votre village et votre nid ici dans la cité. Voici.»
Les éolis contemplent le «nid», comme l'appelle Yanathor.
Ah! Vraiment Ozoard avait bien fait son travail.
Quel organisateur! Quel artiste! Il avait su employer à merveille ce que les Gardiens avaient mis à sa disposition pour l'aménagement!
«Regardez, j'y ai mis plein de petites maisons, il y en a plus de mille. Et puis là...
- Oh, mais pourquoi si grande, celle-là?
- Mais c'est pour Aurora-en-terrienne, bien sûr. Yanathor m'a donné ses mesures. J'avoue qu'elle est gigantesque, la chérie à Nellio. Il aura du boulot, si il veut s'occuper d'elle sans attendre le changement de corps.
- C'est quoi ces bildolios?
- C'est encore les machines à Yanathor, pour ranimer le corps gelé d'Aurora, et y transférer son âme depuis le corps terrien. Et là, hé hé...
- Oh, comme c'est bizarre! Des portes avec une planche en travers! Elles sont, comment dire... fermées, comme par un couvercle! Je n'ai jamais vu ça!
- La cambuse, amis. Sacrés Gardiens, ils ont des combines géniales. Figurez-vous que dans ces placards, le temps ne passe pas, du moins tant que la porte est fermée. On peut garder frais tout ce qu'on veut, ça sera bien plus meilleur que les pâtes de fruits qu'on emporte d'habitude en voyage! Tenez, entrez.
- C'est comme un rideau de brume qui se dissipe quand on veut passer.
- Ooooh!
- Miam miam, il y en a déjà, des prunes d'Irizdar, et des kakis balaises! Oh là là!
- Bravo, Ozoard, tu es un créateur génial!
- Ça c'est pour les maisons, mais en plus vous avez le petit lac.
- Oh la là la lààà qu'il est chou.
- Vite à l'eau!»
Et les éolis sans plus de cérémonie, se déshabillent et plongent dans l'eau délicieuse, sous les regards amusés et attendris d'Auranaïa et Yanathor. Quelques-uns restent auprès d'Ozoard: Adénankar et ses amis, et bien entendu Nellio et ses proches que nous connaissons bien.
«Mais comment as tu fabriqué tout ça seul? Il y en a pour des siècles de travail.
- Mais pas du tout. Nous sommes dans le vaisseau des Gardiens, ne l'oubliez pas. Il n'y a pas de matière ordinaire, ici. Pas d'atomes, pas d'électrons, à part l'air et l'eau. Yanathor m'a confié une sorte de clef... Ah mais vous ne savez pas ce qu'est une clef. Disons que Yanathor a ouvert pour moi une sorte d'accès à l'égrégore du vaisseau, qui normalement est inaccessible. C'est un égrégore opérationnel, très puissant. Il peut se condenser au point de sembler matériel, et plus encore. Mais il peut aussi agir dans l'astral, dans les émotions. Vous verrez, certaines des maisons ici sont chargées de divers sentiments, c'est très amusant, il y a même quelques farces astrales, mais chuuut... Cet égrégore peut également sentir les pensées des personnes. Par exemple, si vous avancez vers une porte, alors la porte s'ouvre et donne dans la pièce où vous voulez aller, dans la cambuse, dans le temple, dans le quartier des Gardiens, dans le poste de pilotage. Pour le moment la seconde porte ne vous laissera pas passer, mais vous verrez, quand elle sera ouverte.
«Alors pour façonner une salle comme celle-ci, une fois que Yanathor a donné la clef, il suffit de méditer, de visualiser les lieux, avec les formes, les couleurs, le toucher, les ambiances, les énergies, les parfums, la musique, tout ce qu'on veut. Quand on sort de la méditation on trouve les formes telles qu'on les a imaginées. Si ce n'est pas ce que l'on voulait, on peut recommencer, modifier, effacer. Mais une fois qu'on a retiré la clef, ça ne bouge plus.
«C'est comme ça que sont bâtis les vaisseaux des Gardiens, et toute leur cité. Quant à savoir comment est fait un égrégore opérationnel, il ne m'a pas expliqué grand-chose. C'est comme les égrégores de groupe que l'on a l'habitude de faire sur Aéoliah, mais beaucoup plus puissant, tellement puissant qu'il commande à la matière et peut même plier ou couper l'espace-temps. Je ne sais pas comment ils s'y prennent pour l'amplifier à ce point, si ce n'est que ça leur demande beaucoup de travail, de méditation. Il est probable que l'égrégore des Gardiens existe depuis plus de dix milliards d'années, date où les premiers êtres sensibles s'émerveillèrent de la Conscience Cosmique sur les premières planètes habitées de cet univers. Dix milliards d'années de culte fervent, de Dévotion, d'Amour de la vie, de méditation quotidienne sans relâche, dix milliards d'années de transmission ininterrompue, à travers des millions de générations de Gardiens, à travers d'innombrables civilisations planétaires aujourd'hui disparues! Là est sans doute le secret de leur formidable puissance, accumulée dans le coeur de leur cité depuis si longtemps! Il paraît que c'est merveilleux, dans ce temple, et qu'on sera peut-être invités à voir, mais pas sûr, car c'est difficile pour qui n'est pas habitué. Ce n'est pas dans le monde matériel, en fait. Ce sont des méditations sur l'énergie. Bon, c'est l'énergie de la vie, bien sûr, pas celle de la matière. Rien à voir en principe, mais il y a un lien entre les deux, et à un niveau très élevé on ne fait plus la différence. Cette unité fondamentale des énergies de la conscience et de celles de la matière explique qu'un égrégore spirituel puisse, s'il est constitué de la bonne façon, avoir des effets sur la matière, et soit même capable de plier et manipuler l'espace, comme dans leurs portes. Les Gardiens ont des savants qui connaissent bien toutes ces choses et qui ont su les maîtriser pour faire les cités des étoiles, les vaisseaux cosmiques et les merveilleux corps des Gardiens.
«Tout cela nous semble bien étrange, à nous petits éolis, mais pourtant il existe à Irizdar de très anciennes tablettes qui en parlent, bien que le plan d'Aéoliah ne permette normalement pas de nous servir de ces forces sur notre planète. Toutefois certains souhaitent les connaître et les maîtriser, pour leur évolution personnelle. Ils peuvent alors se livrer à des expériences sans conséquences sur la vie quotidienne d'Aéoliah. D'autres les utilisent pour des voyages interstellaires corporels, dans des vaisseaux éolis, car il existe des vaisseaux cosmiques éolis exactement comme ceux des Gardiens. N'oubliez pas qu'il existe sur toute Aéoliah plusieurs millions de centres comme Irizdar, connus ou secrets, dont certains sont occupés à des tâches qui nous paraîtraient fort étranges...
- Peut être, demande Algénio, que le tunnel d'Irizdar...
- Je ne sais pas, répond franchement Ozoard, qui ne fait pas jeu des véritables mystères.
- Dommage. Je m'imagine bien ça: une pensée, et hop, le tunnel il est fait.
- Ce n'est sûrement pas si simple, car construire un égrégore opérationnel, c'est peut-être plus de boulot que de faire le tunnel à la pioche. Sans doute en existe t-il un quelque part sur Aéoliah, qui attend que le Plan ait éventuellement besoin de lui... Mais moi, Ozoard, je ne suis qu'un petit violoneux juste bon à amuser les étudiants, et on ne me parle pas de ces grosses choses. Peut-être qu'ils y en a qui savent, dans votre village, mais ils ne le diront pas.»
A tout hasard, Ozoard risque un coup d'oeil vers Niouline, qui sort assidûment en astral sans avoir jamais dit pourquoi. Mais elle n'a absolument pas l'air de se sentir concernée. Peut-être se trompe t-il complètement?
«Oh, et puis, les fondateurs d'Irizdar l'ont peut-être bien effectivement creusé à la pioche, ce tunnel. Même si il y ont mis mille ans, c'est au fond bien peu, par rapport aux millions d'années d'existence d'Irizdar...»
Un peu plus loin, Sélina et Sélinao sont grimpés dans un des arbres où il retrouvent Antonnafachto et Miélora avec leurs enfants Armilor et Arbrennale, adolescents à cette époque.
«Je ne comprend pas, s'interroge Miélora. Yanathor a dit qu'il n'y avait pas de fleurs. Mais regarde celles-ci: Quel parfum! Quel prana! Quelle Poésie! Si ce ne sont pas des vraies, elles sont bien imitées! Et puis Ozoard a fait un fabuleux travail: il n'y a pas deux brins d'herbe pareils.
Moi je sens la différence d'avec un vrai jardin, répond le sérieux Sélinao.
- Quoi donc?
- Juste qu'on n'a pas envie de travailler pour l'entretenir.
- Ah oui, c'est vrai. Pourtant il est bien vivant.
- Oui, mais il n'a pas d'âme. Ce n'est qu'un décor. Bon, il a des effluves, des sentiments, de la vie, mais rappelle toi ce qu'a dit Ozoard: l'égrégore opérationnel peut aussi imiter tout cela parfaitement. Le seul pouvoir qu'il n'a pas c'est de créer une âme. Ça, seule la Source de vie peut le faire.
- En attendant, c'est drôlement bien fait.»
Antonnafachto reprend, pour une fois pas drôle du tout: «Bon, les Gardiens ne peuvent peut être pas créer une âme, mais on dit qu'ils ont le pouvoir de dissoudre celles qui sont irrémédiablement engluées dans le mal. Je ne sais pas si cela est vrai, mais...
- Brrr! En tout cas il vaut mieux ne pas essayer.»
Yanathor et Auranaïa contemplent les petits éolis qui maintenant volettent un peu partout dans leur nouveau domaine, riant et bavardant nonchalamment. A quoi pensent donc ces grands êtres cosmiques, devant ces petits lutins ingénus dont ils font le Bonheur? Que signifie la discrète larme qui se promène sur la joue de Yanathor? Que signifie le regard perdu dans le vague d'Auranaïa? De temps à autres, elle laisse onduler sa superbe chevelure de brume violette. Que signifie son geste de la main à Yanathor? Est-ce la complicité de deux compagnons de travail, ou quelque autre lien plus personnel? Ou sont-ils tout simplement heureux de goûter ensemble cet émoi, cette pure Jubilation qui est le juste retour pour le don du Bonheur à d'autres êtres? La suprême récompense des Gardiens!
Peut-être que, en des temps immémoriaux, Yanathor ou Auranaïa vécurent sur une planète aujourd'hui disparue, mais qui, à cette lointaine époque, était une jeune planète comme l'est la Terre de nos jours, une planète dont les habitants n'avaient pas encore appris à se dégager du mal. Yanathor et Auranaïa en étaient des habitants comme les autres. Mais, un jour, leur Sensibilité s'éveillant, ils furent peinés de voir les injustices et les persécutions s'acharner sur leurs malheureux compagnons. Alors ils rêvèrent de Réparer, de Consoler. Peut-être Yanathor prit-il le glaive pour se faire Chevalier? Ou la plume pour témoigner? Ou le bâton de l'avocat? Auranaïa fut-elle une de ces vieilles militantes ridées d'une ligue pour sauver ceci ou cela, à moins qu'elle n'ait consacré une vie de dévouement infini à animation un havre de Paix pour restaurer les coeurs meurtris, en leur offrant l'Harmonie, la Poésie, un idéal merveilleux, ou peut être simplement le bol de riz dont ils manquaient? Sans doute, dans cette ancienne vie, connurent-ils succès éphémères et déboires, joies et poisse, fausse estime et persécutions. Quand ils eurent entièrement épanoui leur être, et qu'ils eurent leur place dans les mondes de pure Félicité, rien ne les obligeait à suivre cette vocation de Consolation; ils auraient pu vivre enfin en Paix dans un paradis bien mérité; ils auraient pu s'ouvrir à tant de possibilités nouvelles ou magnifiques qui s'offraient maintenant à eux dans leur nouvelle condition! Mais au lieu de cela leur vocation d'Entraide s'amplifia et, de purification en purification, de degré en degré de l'échelle évolutive, ils se joignirent au puissant Ordre des Gardiens Cosmiques, chevaleresques Templiers de l'espace vénérés de galaxies en galaxies. Et maintenant ils connaissent la joie incomparable, la jouissance à nulle autre pareille d'entendre le chant de Bonheur des amoureux par leurs mains rassemblés, de partager la joie des opprimés libérés, de goûter le doux effluve des blessures à l'âme guéries. Ils consolent, réparent les malheurs irréparables, réunifient les destins brisés, d'où les noms de Consolateurs ou de Réparateurs qu'on leur donne aussi. Et peut-être un jour quelques éolis prendront le même chemin, ou certains de vos compagnons militants ou passionnés de Justice, amis lecteurs. Vous aussi, pourquoi pas.
Nellio s'évade de son groupe d'amis et, seul, contemple ce qui a été préparé pour Aurora.
Dans sa grande maison attend un immense lit aux draps mauves un peu rêches comme le lin, subtilement parfumés. Aurora pourrait y dormir six mois, ils ne seraient jamais sales.
A côté de l'immense lit d'Aurora, une tablette porte une autre couche de taille éoline, sans doute pour Nellio. Mais il aura le choix, puisque d'autres maisons alentour conviendraient aussi bien.
Juste à côté de la maison d'Aurora, une table discrètement nichée dans un renfoncement du rocher porte un récipient transparent, en forme de lentille épaisse, et de ces étranges mécanismes semblables à ceux de la pyramide, mais présentement inactifs. Même ainsi, des rémanences paradoxales produisent d'étranges mirages sentimentaux si l'on s'en approche.
Il a également été prévu une table, une chaise et des placards à l'échelle terrienne, une grande baignoire, avec, à portée de main, des huiles essentielles et autres gâteries. A tout hasard, Nellio jette un coup d'oeil dans les placards: l'un contient des fruits terriens, des bouteilles de jus frais, non pasteurisé, d'orange, de raisin, de fruit de la passion, de framboise... Le second placard refuse de s'ouvrir et répond en éveillant le sens du danger. Intrigué, Nellio obtient tout de même de la porte qu'elle devienne transparente, révélant des marmites de potage chaud aux volutes de vapeur étrangement immobiles, des galettes de céréales, des crêpes brûlantes embaumant la vanille, et d'autres mets fort appétissants pour nous mais plutôt déroutants pour un éoli. Voici donc ce que mangent les Terriens, ce qu'ils appellent «cuit» avec du feu! Comme Nellio le craignait, c'est encore tout chaud, brûlant même, du feu de la cuisson. Etrange planète que la Terre. Le troisième placard est abondamment garni de carottes, betteraves, sauces fraîches et autres crudités. Quelle bombance! Aurora-en-terrienne pourrait tenir près d'un mois si il le fallait. On croirait contempler les illustrations d'un livre de recettes (végétariennes bien sûr)! Nellio en vient même à se demander pourquoi prendre tant de soin du corps terrien d'Aurora, puisqu'il est condamné à disparaître. Il suffirait de faire taire le sens de la faim jusqu'à la fin.
Les éolis ne restent pas bien longtemps dans le vaisseau; la véritable nature et leur ardent désir de s'activer l'emportent vite sur leur curiosité. La plupart redescendent, et retournent à leurs passionnantes occupations du village. Ah, ce sont des rapides, ces éolis.
«Yanathor, on peut apporter tout ce qu'on veut, pour le manger?
- Tout ce que vous voulez, amis éolis.»
Ils ont vite fait d'explorer toutes les maisons de leur vaisseau, non sans quelques cris de surprise: certaines sont en effet nettement chargées de sentiments ou sensations diverses, que l'on éprouve en y entrant. Encore un effet de l'égrégore opérationnel, quelque peu détourné de son but purement spirituel par le facétieux violoniste d'Irizdar, non sans quelques hem-hems de Yanathor. De francs éclats de rire en vue, car il a eu de ces idées... Il y a la maison rigolote, pouffage assuré, impossible d'arrêter tant qu'on n'est pas ressorti, la maison pipi, franchement inhabitable, la maison labyrinthe, pas plus grande qu'une chambre de HLM mais aux étonnants jeux de portes, sans oublier l'inévitable escalier d'Escher, facile à réaliser dans cet extraordinaire vaisseau. Innocemment disposée parmi d'autres, une maison où l'on ne peut s'empêcher de chanter, très bien pour les timides, celle où l'on rougit, et d'autres encore... Si les farceurs ont de quoi s'en donner à coeur joie, les poètes ne sont pas de reste: Ozoard a chargé la plupart des maisons d'émotions diverses, ou de vibrations poétiques variées. Joie plus discrète, mais plus durable, dont ils usèrent tant et plus. Maison rêve merveilleux, maison des anges, maison Enthousiasme, maisons parfumées des plus ineffables Vertus et sentiments... Les éolis, qu'ils rigolent ou pas, sont de toute façon tous des poètes.
Les jours suivant voient une activité fébrile se déployer dans le village: on monte dans le vaisseau des fruits qu'on est allés chercher parfois assez loin à la ronde.
Auranaïa ou Yanathor restent presque tout le temps, à tour de rôle, à la porte, assis en lotus et méditant pour aider les éolis à se mettre sur la sublime vibration du vaisseau.
Une fois, Yanathor voit s'avancer... un potiron éoli, bien gros, qui semble marcher en se dandinant, tiré de droite et de gauche par des centaines de bras, soutenu plus encore par des chants pleins d'entrain et de force.
«Oh, mais, gentils éolis, vous ne pourrez pas franchir ainsi la mousse. Permettez que je le prenne un peu.
- Si tu veux, Yanathor. Mais nous on a l'habitude, quand on fait un truc comme ça, on avance d'abord, et si il y a un problème, on trouve toujours une solution.
- Eh bien je suis la solution. Avec plaisir, voilà, par dessus la mousse, et... Mais... Qu'y a t-il donc dedans? Ah! Pouah! Des champignons éolis!».
Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.
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