Les jours s'allongeant appellent à nouveau les visiteurs à Peyreblanque. Ainsi Eric est resté un mois, et a aidé pour les finitions du temple. Eric est un jeune danois qui a pris une année entre ses études et son futur travail, pour tâter les ambiances de groupes européens les plus divers. Il est étonné de voir la vie publique et administrative française s'écouler sans profiter de l'écologie, alors que lui compte bien l'appliquer dans sa vie professionnelle. Il inclus même son année de visites dans sa formation. Eric était comme beaucoup, végétarien sans vraiment l'être. Les patientes explications de Yolande et Hélène pour un monde sans violence le laissent un peu perplexe. Quelque mois plus tard, devenu fonctionnaire, il enverra une missive pour dire qu'il garde de Peyreblanque un souvenir lumineux, alors que dans un groupe de mangeurs de viande crue il s'était fait agresser verbalement à longueur de journée.
Le mois de Mai voit arriver une famille entière, le père idéaliste mais faible, la mère agressive et têtue, imposant ses conceptions éducatives basées sur l'instinct. Les deux aînés étaient devenus de vrais petits voyous, et la troisième se raccroche à son père, car sa mère la déteste pour quelque inavouable raison. Le père, conscient de la casse, essaie de réparer, mais la mère le contrecarre systématiquement. Il aurait envie de laisser tomber cette mauvaise compagne qui l'a trahi, qui a trahi la vie qu'elle avait pourtant porté en elle. Mais, si il partait, que deviendraient les enfants? Il sait que les juges sexistes «donneraient» les enfants à la mère, sans tenir compte de son incapacité flagrante.
Est-ce vraiment lui le faible, lui qui garde son cap sous les avanies et la poisse, ou cette femme qui se laisse aller sans aucune retenue à tous ses dérèglements psychologiques? Si cet homme ne peut pas se faire respecter, au moins il a la force d'âme. Il est lui-même.
Cette famille laisse des milliers de francs de dégâts, carreaux cassés, matelas et moquettes souillés, que la mère refuse insolemment de payer, mais le père le fait en cachette.
Un couple, arrivé le premier Mai, commence par se dire enchanté de la nature, de la montagne et de tous les chants d'oiseaux. Il faut dire que le mois de Mai à Peyreblanque est merveilleux: Dès avant l'aube les merles ouvrent la symphonie pastorale, relayés par les mésanges, les grives et bien sûr les coucous. C'est une aubade délicieuse, dans le parfum humide de la nature encore fraîche. Et le premier Mai c'est la fête du travail, qu'à Peyreblanque on ne manque pas d'honorer par quelque enthousiasmante activité collective.
La dame parle tout le temps d'Amour, tout est Amour, tout va à l'Amour.
«Eh bien allons-y nous aussi, invite gaiement Gérard. Voulez-vous visiter le mas?» Dans le jardin et alentour des Ooooh et des Aaaah s'élèvent... Mais en plein dans le temple, dont le sol est maintenant presque entièrement carrelé par Hélène, la dame se met à susurrer, d'une voix très travaillée: «moi, si j'étais ici chez moi, voyez-vous, je retirerais ce faux plafond pour laisser les poutres apparentes, et je les passerais au brou de noix foncé, c'est plus naturel, plus dans le style ancien temps, en somme. Ce dôme, là, je ne voudrais surtout pas vous décevoir, mais ça jure dans ce lieu, ça fait intellectuel, quoi.»
Les Peyreblanquais se regardent, stupéfaits, tandis que Gérard, qui a oeuvré avec tant d'amour pour ce magnifique plafond céleste, se retient d'une réaction pas du tout intellectuelle.
Au repas, ça continue:
«Ah le végétarisme... Quel bel idéal... Malheureusement, mes amis, il faut que vous compreniez la subtilité des équilibres écologiques que Dieu a patiemment ajustés pour notre émerveillement. Voyez-vous, il ne faut pas voir le mal dans la création divine; chaque créature a son rôle divin à remplir...»
Hélène essaie de raisonner la dame, mais rien ne peut arrêter le flot d'onctueuses tartuferies:
«Je puis vous assurer, ça j'en suis sûre, qu'ils ne souffrent pas. Du moment qu'un animal donne sa vie pour assurer l'équilibre écologique et la survie de son espèce, non, ça non, il ne souffre pas, pas plus qu'une plante. C'est notre intellect qui projette de la souffrance. Tenez, quand vous cueillez un légume, ne pensez-vous pas qu'il souffre, à sa façon? C'est parce que vous ne l'entendez pas crier, mais croyez-moi, il faut que vous compreniez que ce geste n'est pas naturel.»
Gérard commence à perdre patience: «Vous croyez que si je mords dans votre bras ou dans un cornichon c'est pareil?» Anita et les enfants se retiennent de pouffer. La «grande dame» peut, dans sa totale insensibilité, se permettre de garder sa fausse sérénité, aussi il insiste lourdement:
«Mh... non, je préfère le cornichon légume»
Yolande, un grand sourire aux lèvres, fait un signe convenu à Gérard: c'est le moment de s'entraîner à la Sérénité. «Ah» fait-il en se rencoignant sur sa chaise. «On va séréner, c'est vraiment le moment idoine.»
D'autres visites sont plus intéressantes, comme Jocelyne et René. Il est informaticien, elle attend son premier bébé. Ils visitent le mas sans guère faire de commentaire, puis le jardin et les prairies où des voisins ont laissé une jument brune.
Mais le soir Jocelyne se met à pleurer éperdument: «Mon Dieu! Mon Dieu! Que vous avez de la chance! Oh oui, c'est comme cela que j'aimerais vivre! Que... Qu'ils ont de la chance, vos enfants! C'est ce que je souhaite depuis toujours, un monde de Paix... Et René aussi, n'est-ce pas?
- Oui, bien sûr... C'est comme ça qu'on s'est connu, rappelle-toi.»
René et Jocelyne ont un idéal, mais ils souffrent de ne pouvoir le vivre. René n'aime pas son métier. Il aurait préféré la peinture, en alternance avec une activité de la nature, comme cultiver. Ils se sont rencontrés dans un groupe pacifiste, mais vite ils regrettèrent de ne pas commencer la Paix dans le monde par la Paix des coeurs ici et maintenant. Alors, faute de mieux, les voici à leur tour dans un HLM... Venir à Peyreblanque? Enfants des villes, anémiés, ils ne savent pas travailler, et René fume encore du tabac. Il essaiera d'arrêter... Et aussi de diminuer la viande et d'éviter la télévision à l'enfant. Leur semaine à Peyreblanque restera chez eux comme une échappée vers la Lumière, un guide et un encouragement pour progresser, là où ils se trouvent.
* * *
Le mois de Juin voit enfin l'événement tant attendu: la consécration du temple.
Tout a été soigneusement nettoyé, même l'entrée et la réserve. On a garni avec des tapis, des bougies, un globe terrestre, de la musique, et quelques guirlandes dites de Noël mais qui sont aussi belles toute l'année. Un vaporisateur à parfum est déjà en action depuis plusieurs jours.
Peyreblanque et ses amis sont réunis au grand complet, plus une visiteuse inconnue, Anne, militante écologiste arrivée la veille et qui souhaite se faire une idée sur la spiritualité.
Chacun a mis ses plus beaux habits, tous de belles couleurs où domine le blanc. Une fois dans l'entrée ils ferment la porte extérieure et se recueillent avant d'ouvrir celle (matelassée) qui donne à l'intérieur. Gérard guide, de cette voix grave qu'il a dans les grands moments: «Nous nous détachons de toutes les préoccupations quotidiennes; dans quelques instants nous allons pénétrer en ce lieu pour nous consacrer à un travail sur nous-mêmes en Harmonie avec l'univers». Les enfants sont sérieux comme seuls des enfants peuvent l'être.
Un peu de parfum filtre sous la porte qui s'ouvre enfin. L'instant est véritablement émouvant pour ceux qui l'attendent depuis plus de quatre ans, mais il l'est aussi pour Anne qui assiste pour la première fois à une telle cérémonie.
Le temple paré de ses atours est simple mais très beau. Au centre sur un petit autel rond brille une lampe rouge.
Quand tout le monde s'est installé en cercle, Gérard guide la cérémonie. Tandis que sa voix s'élève dans le silence respectueux, les coeurs s'emplissent de la gravité du moment. «Nous consacrons ce lieu à l'Esprit, au Bien. Nous consacrons ce lieu aux plus pures vibrations. Nous consacrons ce lieu au plus haut idéal que Dieu voudra bien nous donner. En ce lieu nous travaillerons à devenir meilleurs, à purifier nos coeurs, nos âmes et nos intellects pour devenir des êtres libres, des résonateurs disponibles à l'Harmonie de l'univers. Yolande va guider la première séance de travail spirituel.»
Une fois qu'ils sont tous allongés sur les tapis, Yolande guide d'abord la relaxation des corps, en insistant bien, à son habitude, sur le visage et les muscles qui couvrent le crâne. Après les respirations c'est la relaxation de la conscience, qui doit cesser d'accrocher les sentiments et préoccupations quotidiennes. Elle invite ensuite chaque participant à s'emplir de pures vibrations, dans le silence intérieur, puis elle se tait un moment pour laisser chacun libre d'employer ce temps de méditation à ce qui lui convient: visualisations, exercices de silence intérieur, communion avec l'Esprit Divin, travail sur le corps... Pour terminer, elle appelle tout le monde à revenir dans la vie quotidienne, où les attend la mise en pratique concrète de ce qu'ils ont reçu.
Ils se lèvent, le regard encore émerveillé, et sortent. Ils retrouvent dehors le Soleil joyeux et le bourdonnement des insectes. Un coq chante au loin. Clignant un peu des yeux, ils se regardent les uns les autres, puis ils sourient. Anne se tortille, l'air de vouloir parler, sans oser. Elle saisit l'invitation de Yolande: «Eh bien euh... C'était très beau... Et surtout très différent de ce que je pensais... Je croyais que la spiritualité, c'était des croyances, des exercices abscons, mais là, en fait, c'est tout simple, et surtout, comment dire... Ça rejoint des choses que j'avais déjà senties, mais sans en saisir l'importance... Comment expliquer cela?»
Yolande commente, d'une voix douce: «Il n'y a qu'une seule connaissance, qui est accessible à tous, du moment qu'on la cherche. Elle trouve toujours un chemin pour venir.
- Venir comment? Par télépathie?
- Elle est déjà en nous. Elle n'a pas besoin de venir: il nous suffit de faire taire notre bavardage, notre rôle, et ce qui a toujours été paraît enfin, n'étant plus masqué. Comme tu as pu le constater.
- Mais Dieu, alors? Pour moi qui ai toujours été athée comme un cadre du parti, c'est un peu dur à avaler... Je... ne pense pas pouvoir.»
Cette fois c'est Gérard qui intervient, un Gérard encore tout plein de lyrisme, qui n'a pas encore retrouvé son habituel air bon enfant: «Ce qui fausse tout à propos de Dieu, c'est qu'on en a fait un personnage, et même un personnage avec un psychisme humain. Balayons cette fausse image, et laissons venir cette énergie universelle, cette conscience commune à tous les êtres vivants, que l'on peut appeler Dieu, ou, si ce mot nous gêne, appeler Energie Cosmique, Conscience Universelle... ou Connaissance Universelle, comme tu l'as vu. C'est de cela dont parlaient les Prophètes, qui l'ont capté. Mais de leur parole incomprise, rabaissée, mutilée, on a fait les conceptions religieuses, qui ne sont que le papier d'emballage de la lumière originale...
- Je ne sais pas... Enfin, je me suis sentie bien, j'ai eu l'impression de redécouvrir quelque chose à la fois excitant et familier.»
Anne passera encore quelques journées avec eux au mas, sans reprendre cette discussion. Mais une petite lumière est restée dans son regard...
Ils n'ont guère reparlé de l'étrange façon dont Brigitte avait renoué avec Peyreblanque. Ce n'est pas par manque de curiosité, c'est que, au fond, cela leur paraît naturel. Extraordinaire, bien sûr, mais naturel. Egalement, une sorte de pudeur les retient d'évoquer à tout moment ces instants hors du monde ordinaire que Brigitte a eu le privilège de vivre. Ou alors seulement lors de certaines soirées calmes, lorsque la conversation est libre d'aller aux sujets profonds.
Brigitte elle-même se demande quelle particularité son destin peut-il bien présenter pour lui avoir permis de goûter à ce fabuleux privilège d'une soirée avec Yanathor. Ah comme elle serait déçue de ne jamais le voir revenir! Elle sait bien que les manifestations d'ovnis sont élusives, comme ces rêves merveilleux dont le réveil nous prive de la fin. Parfois elle a un doute affreux: cette expérience n'aurait pas de sens, pas de suite, elle la laisserait languir éternellement, après avoir allumé en elle de tels espoirs... Ou pire, si elle ne satisfaisait pas à quelque mystérieuse attente...
Comme Yanathor l'avait promis, elle se rappelle parfaitement ces prodigieux moments, dans les moindres détails, avec toute leur intensité émotionnelle. Mieux, des détails ou des nuances de sentiments lui reviennent en mémoire, qu'elle n'avait pas remarqués de prime abord. Par exemple elle a les yeux rivés sur Yanathor, mais elle est consciente des expressions d'Auranaïa qui se trouvait derrière elle.
Comment expliquer la vision d'Auranaïa? Aussi immatérielle qu'une lumière qui aurait pris forme d'ange, et pourtant si intensément présente, si chaleureuse et vivante! Sa robe n'est pas de tissu, mais de pure couleur, irradiant de l'intérieur. Ses bijoux n'ont pas de dimension; ce sont des étoiles de couleur, ils en ont le piqué, la luminosité. Sa chair... n'est pas de chair, elle est pure vibration, pure chaleur humaine, pur Amour... Ces êtres merveilleux vibrent-ils dans les registres de l'amour corporel? Brigitte n'a rien remarqué dans ce domaine, bien que ces hommes de l'espace soient incontestablement virils et fort beaux, et les femmes exquisément féminines. Alors?
Brigitte, songeuse, va se recueillir dans le petit sanctuaire dans un des coins du temple. C'est une minuscule pièce dont le plafond est aussi un petit dôme tout de verre bleu foncé, éclairés par en dessus. L'effet est saisissant: ce plafond irradie la lumière sans source apparente. La ressemblance avec les salles du vaisseau est encore plus frappante que dans le temple. Il n'y a là qu'un petit tapis et un minuscule autel, avec un voyant rouge éternellement allumé pour témoigner de la présence de l'Esprit. Dans ce monde si bleu, le point rouge prend une intensité vibratoire surprenante, qui exalte encore plus le bleu, par contraste.
Brigitte adore ce lieu si intime, où, seule avec elle-même, elle peut communier avec toutes les âmes de l'univers. Quel merveilleux don à la conscience que la méditation! Dans ce minuscule temple tout frémissant de Sacré, il est bien plus facile de se concentrer et de laisser s'épanouir la fleur lumineuse de la conscience. Ah! Comme tout lui paraît simple et beau! Comme se dénouent aisément ces paradoxes qui ont tant divisé philosophes et moralistes! Le monde, la vie resplendissent de clarté, de Simplicité, de Justesse... C'est le même état de grâce qu'elle avait rencontré pour la première fois chez sa grand-mère, mais plus fort, et surtout plus franc et bien plus facile à atteindre.
Brigitte fait le point. Dans quelques jours les premiers stagiaires vont arriver. Les gens de Peyreblanque attendent impatiemment ces intenses moments de partage, de communion, tout en les appréhendant quelque peu: agitation, problèmes qui reviennent tout le temps...
Sans arrêt, avec les nouveaux visiteurs il faut réexpliquer les mêmes choses, supporter les mêmes défauts de caractères. Malgré cette répétition, nulle lassitude ne semble s'installer au mas. Ceux de Peyreblanque disent «Encore qui ont compris, encore qui ont évolué, encore qui ont appris.» Ils voient tout le Bien qu'ils font. Les visiteurs repartent en laissant un peu de leur ignorance, de leurs défauts, de leurs doutes, plus riches d'Enthousiasme et de joie.
Brigitte voit aussi les résultats de leur travail sur eux-mêmes. Gérard est toujours plein de feu, mais plus calme, plus constructif. Surtout depuis qu'il a su réaliser ce temple. Cette énorme accumulation de karma positif semble déjà lui profiter: il est plus serein, plus profond; même son visage s'en ressent, plus doux et plus fort à la fois. Il n'a plus cette moue de mépris qui l'assombrissait souvent, quand Brigitte l'a connu. Hélène est moins angoissée, plus ouverte, plus communicative, plus profonde. Marc et Yolande sont plus murs, plus solides. Eux qui avaient toujours vécu dans l'artificiel vain de la ville, ont assez bien réussi leur passage aux véritables activités de la nature. Seule Yolande a connu quelques difficultés qu'elle a maîtrisées elle-même, augmentant ainsi la force de son rayonnement. La voici en bloudjine au jardin, ses cheveux de jais retenus par un foulard bleu céleste, le nez dans les carottes à désherber. Comme vous vous approchez elle lève la tête et vous plante soudain dans les yeux son regard magique. Que vous le vouliez ou non, vous voilà dans la vie spirituelle!
Brigitte se remémore aussi le chemin parcouru pour elle-même, depuis qu'elle était une adolescente malheureuse essayant un club de tennis sans y croire. Bon, elle a toujours tendance à s'emporter quand quelqu'un vient lui raconter des sornettes, mais elle n'est plus à condamner si promptement comme autrefois. Elle a compris que c'est par une chaude complicité que les gens ouvrent leur esprit à ce qu'on a à leur dire. Qu'on les juge un tant soit peu, ils se mettent sur la défensive et la délicate communication est rompue. Le mépris envers les gens qui sont dans l'erreur ne fait que les y enfoncer davantage. Pour les aider, il faut être capable de leur offrir un cocktail d'amitié, de Sincérité et d'Humilité... Où un ingrédient discret mais primordial est d'être soi-même, d'être cohérent entre nos idées et notre façon de vivre. Enthousiasmer par notre exemple, par notre cohérence, par notre joie.
Evidemment, si on entreprend la lutte contre un problème précis, par exemple un de nos défauts de caractère, on a peu de chance d'obtenir un résultat immédiat. Souvent même ça l'exacerbe! Mais petit à petit, sans y penser, par de patients exercices, dans les situations de la vie ou lors de persévérantes séances de méditation, alors les défauts reculent, rentrent dans des limites acceptables. Au fil des années et des étapes de la vie, les progrès peuvent devenir importants.
Brigitte est vraiment consciente de cela, quand sa propre conscience s'est élargie dans des cercles de plus en plus grands. La personnalité ne suit pas si vite, mais ce n'est pas un problème tant que nous n'essayons pas de cacher ses défauts. Et même la personnalité peut mûrir de manière spectaculaire. Brigitte se souvient de sa vie étudiante, lorsqu'elle se croyait meilleure que les autres, pour quelques principes politiques sommaires. Elle a jugé et condamné, d'un côté les parfaitement conscients, et de l'autre les réactionnaires au-delà de toute rédemption. Mais maintenant, elle s'est habituée à rencontrer toutes sortes de gens, jeunes ou vieux, de toutes les philosophies, de toutes les conditions sociales. Elle ne juge plus. Elle voit le bien chez tout le monde, et elle en est heureuse. Elle est toujours en colère contre le mal, mais plus tant qu'avant. Ceci devrait faire naître la compassion en elle. Bon, Brigitte peut être heureuse du chemin parcouru. Ce qui est fait est fait, et au moins elle est certaine de ne pas retomber dans les erreurs du passé. Mais tout n'est pas accompli, et de loin...
Voici les stagiaires. Des voitures arrivent en caravane, d'autres isolées, entre quelques rendez-vous à la gare. C'est la gaie animation des arrivées, des amis qui se retrouvent, des chambres que l'on distribue. Brigitte est émue, car trois étés plus tôt, c'était elle qui arrivait ainsi, ses cheveux blonds tout ébouriffés de soleil... Que le temps a passé!
Le premier stage de l'été est celui des élèves du groupe de yoga. Une tradition, déjà. Certains se rappellent de Brigitte, quand elle était en ville. Ils sont tous heureux de la retrouver ici, surtout ceux du groupe qui avait prié pour la libérer de Frédérique!
Après les bises, les sacs qu'on descend, ce sont les exclamations dans les jardins, dans la prairie au-dessus. Il ne visiteront le temple, rituel oblige, que pour la première séance de travail. Il est d'ailleurs prévu une seconde consécration plus large avec tout le groupe, et une cérémonie plus riche, avec des fleurs, des fruits, des habits, des chants.
Avec tout ce monde qui bourdonne dans les couloirs et s'exclame et rit, le mas semble soudain trop plein. C'est chaleureux, et aussi très prenant!
C'est qu'il faut s'occuper de tout ce monde! Les draps parfumés de lavande attendent sur les lits depuis trois jours déjà, et il faut faire à manger pour tous.
Peyreblanque a adopté une organisation. Habituellement chacun fait un peu ce qu'il veut, dans les ateliers ou à la cuisine, selon les besoins, et tout se passe bien. Mais lors des stages, ce n'est plus possible.
Bien sûr Marc et Yolande sont pris à plein temps par les cours. Eux habituellement discrets et gentils, deviennent alors des maîtres rayonnant, enseignant à une salle entière, guidant, reprenant leurs élèves. Gérard et Hélène ne peuvent prétendre au titre de professeurs, mais ils ont la Sensibilité. Sous la direction de Marc et Yolande ils peuvent rectifier une posture, trouver un blocage musculaire, faire des massages. Gérard fait avoir des soupirs aux femmes, et Hélène s'occupe des hommes. Pas du tout une histoire de sexualité (tout à fait bannie en de tels moments) mais simplement question de polarité, d'énergie. Pour ceux que cela gênerait, on fait autrement. En dehors des cours, Gérard et Hélène s'occupent de diriger le jardinage (pour ceux qui ne le connaissent pas) et les discutions. Surtout Gérard n'a pas son pareil pour les jeux. Des jeux spirituels et formateurs, évidemment. Gérard et Hélène sont les boute-en-train, les sourciers de l'énergie, qui lancent des chants pendant le repas et trouvent le moyen de faire participer joyeusement tout le monde à la vaisselle.
Qui reste t-il alors, pour faire à manger, nettoyer et veiller au grain? Anita le fait depuis cinq ans. Cette année Brigitte s'y met aussi. Au début, elle panique un peu. Mais Anita la guide. Anita se révèle une fée de l'organisation, du service humble et discret. Pas besoin de s'inquiéter de rien: Anita est là, elle a déjà fait le nécessaire. Presque elle sent à l'avance vos besoins. Son origine Sud-Américaine se traduit par une grande capacité de travail sans faire de bruit.
Brigitte a l'habitude de la voir dans le bureau ou au jardin. Mais elle la connaît mal. On ne remarque pas Anita par ses paroles, mais sa présence rayonne de la grâce des choses accomplies. Tout signale sa présence: une soupe qui mijote, des graines à germer pour la salade, un panier de girolles, un peu de parfum, le poêle qui ronfle quand on arrive, des pots de fleurs qui apparaissent de ci de là et se promènent au fil des jours, les dalles rouges de la grande salle luisantes du passage de la serpillière... Anita n'a pas d'autre projet que de se rendre utile à l'idéal de Peyreblanque. Elle n'est pas de ces créateurs qui ne sont heureux que quand l'oeuvre tangible, achevée et définitive passe à la postérité. Anita aime ce qui est perpétuellement à recréer: la cuisine, le jardin, nourrir les oiseaux... Elle prend plaisir à arranger les crudités en bouquets champêtres, à disposer artistiquement nappes et couverts, à ratisser élégamment les allées et semer les fleurs les plus inattendues, à garnir méticuleusement rocailles et tonnelles ou installer des nourrissoirs pour les oiseaux, l'hiver. Douces vibrations d'une maison vivante et accueillante...
Elle parle peu, discute rarement. Difficile d'aller au fond de sa personnalité, d'entrer dans son mystère, comme si elle gardait en elle quelque secret. Mais peut-être n'y a t-il en fait rien de caché, peut-être est-elle simplement toute entière dans ses gestes, dans son travail, dans l'aide et l'humble activité qu'elle dispense, dans l'aura chaleureuse qu'elle distille autour d'elle.
Anita ne joue aucun personnage, elle n'a rien à démontrer ni à faire croire. Quand elle balaye, c'est qu'il fallait balayer, c'est tout. Elle ne parle jamais d'elle-même, rarement de sa famille, qu'elle va visiter régulièrement. On en sait peu sur eux, sinon que son vrai père est mort dans des circonstances mystérieuses en Amérique du Sud, et que sa mère s'est remariée avec un autre homme, lui aussi assez singulier.
Par certains côté, elle s'intègre bien dans l'ancienne société, se voue à sa famille, s'habille conventionnellement, est à l'aise en ville, jongle avec le secrétariat, la comptabilité, les règlements administratifs et juridiques. Mais par d'autres côtés, elle ne peut vivre que pour un monde meilleur. Ignorant sereinement la tentation de l'argent et l'esprit de profit, elle est aussi naturelle dans le temple que devant ses livres de compte.
Anita est de ces gens que l'on aime même si on ne leur parle presque pas.
Le quatrième stage est le fameux stage de tissage, dont l'outillage avait fasciné Brigitte trois ans plus tôt. Il est organisé et animé par des Parisiens amis de Peyreblanque. Contrairement aux stages spirituels où chacun vient pour changer sa vie, aller au fond des choses, au tissage on reste sur une forme de camaraderie aimable, où la communion est plus superficielle. Ceux de Peyreblanque ne cherchent pas à l'approfondir, car ils savent que c'est inutile si les gens ne le font pas d'eux-mêmes.
Ce qui n'empêche pas ce stage d'être un joyeux moment pour ses participants, mis à part quelques tristes qui râlent après les menus végétariens. Cela provoque une discussion animée, où les autres stagiaires rappellent que ce choix de leur part est volontaire et important, car pour eux le tissage n'est pas un loisir, mais un pas vers une vie plus harmonieuse et plus proche de la nature. Ils sont tellement fervents que ni les animateurs, ni les Peyreblanquais n'ont besoin de les soutenir. Tout se termine d'ailleurs très bien.
Brigitte n'a pu s'empêcher de demander à y participer. Pas de problème. L'animatrice Charlotte au fort accent parisien s'étonne qu'elle sache si bien s'y mettre. Brigitte arrive à se faire une veste originale et fort jolie, d'un beau bleu ciel, qu'on la verra porter jusqu'à la fin de cette histoire. Elle sera même autorisée à utiliser les métiers après le stage, ce qui est une grande joie pour elle. Elle prend beaucoup de plaisir au tissage, mais elle y ressent aussi une sorte de nostalgie, comme d'un paradis perdu. Etrangement, elle éprouve plusieurs fois l'impression d'un souvenir sur le point de se réveiller, mais sans qu'aucune image ne puisse revenir dans sa conscience. Elle chante en tissant. Seuls quelques détails techniques ne correspondent pas à son intuition.
L'été passe ainsi, de stage en stage, une semaine chaque avec quelques jours de repos par-ci par-là. Il s'en tient un d'herboristerie, un séminaire de médecines naturelles, plus un groupe écologiste qui organise une rencontre mi réunion de travail, mi fête champêtre. Le travail et la fête, loin d'être incompatibles, se galvanisent l'un l'autre.
A ce propos, a lieu une grande discussion, tout le monde réuni, écologistes et Peyreblanquais, sur l'argent. Ou plus précisément «Quelle économie pour une société écologique».
A leur grande surprise, eux qui vomissent tous à qui mieux mieux sur le système du profit, écolos ou yogis, ils se trouvent tous aussi incapables d'en proposer un autre, qui soit à la fois simple et convivial et à l'abri de toute manipulation ou tricherie, sans nécessiter des flics partout, comme ils disent. Bon, bien sûr, l'économie devra permettre l'accès de tous aux ressources, sans gaspillage ni parasitisme. Mais comment en garantir le bon fonctionnement sans nécessiter à tout bout de champ l'intervention de «sages» ou de gendarmes contre les éventuels profiteurs, tricheurs ou exploiteurs de tous calibres. L'économie distributive, le marxisme, les kibboutz, sont tous excellents sur le papier, mais ils ont tous besoin d'une police contre les profiteurs, sous peine d'être voués à l'échec.
Soudain s'élève la voix de Brigitte que l'on n'avait pas entendue jusqu'à présent.
«Il n'y a pas de solution pour ce que vous cherchez.»
Un brouhaha réprobateur répond à ce propos apparemment pessimiste. On lui demande de s'expliquer. Elle est embarrassée, car finalement elle a du mal à bien traduire son idée en mots.
Brigitte: «Non, non, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire: il y a des solutions, mais il faut faire un travail spirituel auparavant.
- Oui, mais nous on n'est pas comme vous les yogis, qui se mettent la tête en bas pour voir le monde à l'endroit.
- Moi, si je me mets en lotus, au bout d'un moment j'ai mal partout.
- Bon, écoutez, si on veut savoir ce qu'elle a voulu dire, il faut la laisser s'expliquer, sinon comment voulez-vous...»
Amis lecteurs, prenez un peu d'aspirine, vous allez goûter à l'ambiance typique d'une réunion d'écologistes à cette époque. J'espère qu'ils ont fait du progrès depuis.
Brigitte: «Comment dire... L'économie c'est une histoire de donner et de recevoir des autres.
- Les échanges, en somme.
Brigitte: - Non, justement, c'est ce qui fausse tout. Il y a d'un côté besoin de recevoir certaines choses, comme manger, et de l'autre côté besoin de participer à la vie collective. Par exemple un ingénieur le fera en faisant des calculs, alors que pour le manger, ce sont les agriculteurs qui...
- ...donnent la nourriture en échange des calculs.
Brigitte: - Non, pas du tout: j'ai choisi justement cet exemple pour montrer que justement ça n'a rien à voir. Que voulez-vous qu'un paysan fasse avec des calculs? Il ne va pas les mettre comme engrais à ses patates! On retomberait dans le troc, qui justement a été abandonné parce que pas pratique du tout. Comme on a voulu rester dans un système d'échanges, on a remplacé le troc par l'argent. Mais il faut bien comprendre que ce dont une personne a besoin et ce qu'elle peut produire sont en général deux activités totalement différentes, et qu'il n'y a pas de raison de les faire interférer.
- Mais si, parce que sinon il y aurait de la triche.
Brigitte: - Ah! Bien sûr, on en retombe toujours là. Bon, tu es d'accord que si il n'y avait pas l'esprit de triche, il n'y aurait pas besoin d'argent ni d'aucune sorte de contrôle?
- Mais ça c'est évident.
- Bien sûr tout le monde le sait.
Brigitte: - Non, vous n'avez pas du tout pigé. L'économie, du point de vue d'une personne, c'est recevoir et donner. Bon. Et qui habituellement régit ce genre d'actions? L'EGO! Il faut bien voir ce que c'est que l'égocentrisme. Si il y a une tarte à partager en dix, on a le dixième de la tarte, mais l'égocentrisme nous fait avoir faim de tout le reste. Si il y a une fleur dans un champ, l'être réel admire la fleur, l'égocentrique la cueille...
- Comment, comment, on n'aurait plus le droit de cueillir des fleurs?
Brigitte: - Bon, un peu ce n'est pas grave, au Japon il y a même un art du bouquet. Mais comprenez ce que je veux dire: l'égocentrisme s'approprie, exploite, il veut tout pour lui. C'est l'illusion primordiale, comme quoi MOI je ne suis pas soumis aux mêmes lois que tous les autres êtres de l'univers.»
Gérard se tient coi, curieux de savoir où Brigitte veut en venir. Si elle semble si sûre d'elle, malgré ses explications entrecoupées de critiques idiotes, c'est peut-être qu'elle sait quelque chose? Evidemment, ces écologistes ne sont pas au courant pour Yanathor. Mais Brigitte pourrait avoir compris pas mal de choses, suite à son interaction avec lui...
- Mais le type du tiers-monde qui a faim, il désire bien toute la tarte?
Brigitte: - Bon, dans ce cas ce n'est pas son égocentrisme, c'est un besoin physique. Ce n'est pas lui qui est en faute, ce sont les autres égocentriques qui accaparent la nourriture. Tu sais bien que la faim dans le monde, c'est à cause de la viande dans les pays riches. (Note de l'auteur: ceci a été écrit en 1989. Ce n'était pas une prophétie, mais déjà des faits bien connus à cette époque)
- Et un peu de propagande pour le végétarisme!»
Gérard commence à regarder de travers ce type qui interrompt tout le temps. «Jean-Marie, laisse la parler, sinon comment veux-tu qu'on la comprenne? Elle a déjà du mal à s'expliquer, et tu l'embrouilles encore plus.» A cette remarque Brigitte réalise soudain que ce Jean-Marie ressemble physiquement à cet E. qui déjà sabotait son ancien groupe écologiste, et même à ce type qui lui demandait toujours de libérer le court pour la compétition, quand elle allait au club de tennis! Méfiante, elle reprend:
«Où j'en étais? Bon, c'est l'égocentrisme qui embrouille. Imaginez à la fin de la préhistoire: les groupes avaient BESOIN de denrées des autres, mais trop égocentrés pour se défaire des leurs, ces chasseurs n'ont dû avoir pour seul réflexe que de se battre. Comme c'était douloureux, ils auront limité ces combats à des affrontements singuliers, puis à des rituels, combats de théâtre, comme chez les Indiens ou les Papous aujourd'hui, au terme desquels l'arrangement avait lieu. Ainsi ils ont inventé le troc, qui est un CONFLIT SOCIALISE. On va directement au résultat du conflit, sans plus passer par la bagarre physique. Un tel accord, une fois dépouillé de tout rituel, est ce que nous appelons un contrat aujourd'hui. Le troc est un COMPROMIS, une relation de CONFLIT qui a été ARRANGEE, dépouillée de son caractère physiquement violent, mais pas du tout de sa MOTIVATION EGOCENTRIQUE VIOLENTE de chacun pour soi! Les types étaient bien obligés de compter les uns sur les autres, mais ils n'ont pas su trouver la véritable solution: l'Entraide. Ils en sont restés à un CONFLIT MAQUILLE en rituel social: l'échange.
- Oui, bon, où est le problème? fait Jean Marie. Brigitte s'abstient de lui répondre, et même de le regarder. Mais un autre éclate:
«Comment, tu dis que le troc est un conflit, alors que tout le monde sait que la société idéale sans argent c'est le retour au troc?
B: - Mais PAS DU TOUT! Quelle baliverne! La société idéale ce n'est pas la société sans argent, c'est la société sans égocentrisme. Le retour au troc, c'est exactement ce que les technocrates appellent du passéisme. Et ils ont raison sur ce point.
- Tu garderais l'argent? Mais...
B: - Bof, en transition, peut-être, mais sans égocentrisme à quoi servirait-il? Mais n'allons pas si vite. Bon, après le troc, il y a eu l'argent qui a simplifié les échanges.
- Mais c'étaient toujours des échanges.
B: - Voilà! Tout le problème est là: on a éliminé les rituels tribaux, on a apporté des améliorations techniques, l'argent, les lois, les contrats écrits, mais sur le fond on en est resté à ce conflit sous-entendu, à cette défiance mutuelle. Si, dans une relation, chacun demande des garanties, c'est bien qu'il n'y a pas de Confiance, non? Sinon il n'y aurait pas besoin de paperasses, de signatures, et pas besoin de compter ce que l'on donne.
«En fait toute l'économie est resté l'affaire de l'égocentrisme. C'est pour cela qu'il y a l'exploitation, les vols, les tromperies. Certains agissent dans l'illégalité; d'autres s'accommodent des lois, mais le principe reste exactement le même: comment prendre le maximum pour soi en donnant le minimum pour les autres.
- Tout le monde ne cherche pas à estourbir son voisin, tout de même.
Brigitte: - Non, bien sûr, mais bien peu de gens sont vraiment capables de se donner de grand coeur à un inconnu, ou même de recevoir d'un inconnu sans penser qu'il est un idiot. Donnerais-tu seulement un livre que tu as déjà lu à ton voisin? Ou quand on donne, on dit que c'est de la charité, pour bien dire que ce n'est pas normal. Au fond, malgré tous nos beaux discours, dès qu'il s'agit de DONNER ou de RECEVOIR, n'agit-on pas avec les autres comme si au fond ils n'étaient que des RESSOURCES A EXPLOITER, ou bien des GENEURS?
- ... Ben, une fois on est allés aider chez René qui produit des légumes... Mais c'était pour notre coop.
- Moi non plus je ne vois pas.
- Mais alors, Brigitte, comment fonctionnerait l'économie sans égocentrisme?
Brigitte: - Eh bien c'est simple. Chacun se consacre à son activité POUR ELLE MEME. L'agriculteur cultive. L'ingénieur calcule. Le couturier coud. Le maçon bâtit. Actuellement un maçon travaille pour le salaire, sans salaire il arrête de travailler. Mais dans la véritable économie, il travaille pour loger les futurs habitants, et c'est tout. Il prend lui-même la décision de s'atteler à ce travail, le fait, et quand c'est terminé il fait ce qu'il veut, il choisit un autre travail ou non.
- Mais sans salaire, comment mange t-il?
Brigitte: - Quel rapport avec la maçonnerie? Manger est une activité complètement différente. C'est l'agriculteur qui s'en occupe. Il cultive, il voit ce dont il y a besoin, alors il plante des patates, des pommes, du blé, il les récolte et les distribue, entre autres au maçon. Pareil pour le couturier, qui fait des vêtements pour tout le monde. Chacun voit ce dont il y a besoin, et décide de travailler pour satisfaire qui en a besoin. Dans une société il y a toutes sortes de compétences et de disponibilités pour satisfaire la variété de besoins de nourriture, de transport, de logement, de culture, de science, etc...
- Mais il faudra vachement d'informatique pour se rappeler de qui...
Brigitte: - De l'informatique? Pourquoi? Il n'y a rien de compliqué, rien qui ne soit pas immédiatement accessible à chacun. Chacun regarde ce dont il y a besoin et décide comment il va se rendre utile, à son niveau. C'est la plus essentielle liberté, celle d'une personne responsable et concernée qui choisit elle-même sa façon de s'intégrer harmonieusement dans une société, société qui elle même respecte et soutient tous ses membres. Tu sais bien qu'on empêche les gens de travailler avec le chômage, qu'on dilapide leur travail à des idioties, l'armement, les paperasses et compagnie. En réalité on n'a besoin de travailler qu'un ou deux jours par semaine, et le reste du temps serait disponible pour des activités artistiques, scientifiques et compagnie. Si les gens se débarrassaient de l'égocentrisme, il n'y aurait besoin de presque rien modifier d'autre dans la société pour que ça marche: l'agriculteur continuerait à labourer, le maçon à maçonner, le couturier à coudre... Mais au lieu de le faire pour le salaire, il le feraient par esprit de service, par Entraide. Les salaires, les comptes en banque, tout cela deviendrait inutile et serait oublié.
Jean Marie: - Et les fabricants d'armement ils continueraient à...
Brigitte: - Oh ne sois pas stupide! Tu sais bien que je n'ai pas voulu dire ça! Si les gens n'étaient pas asservis par leur égocentrisme ils ne travailleraient pas à leur propre perte!
Jean Marie: - Mais tout est lié...
Brigitte: - C'est pas une raison pour tout mélanger.
- Bon, mais tu as enfoncé des portes ouvertes, là, Brigitte. Tout le monde sait bien que si les gens agissaient par esprit de Service, sans arrière-pensées, tout irait pour le mieux, qu'il n'y aurait pas d'injustices, pas de vols, etc. Qu'est-ce que ça apporte de dire ça?
Brigitte: - Eh bien: la solution: supprimer l'égocentrisme. Moyen très simple et immédiat, résultat garanti.
- Mais les gens ils ne feront pas...
Brigitte: - Ça, mon pote, ce n'est absolument pas à toi de décider de ce que les gens feront ou ne feront pas. Si ils décident de le faire, tu ne pourra pas les en empêcher; si ils ne veulent pas le faire, tu ne pourra pas les y forcer. Tout ce qu'on peut dire, c'est que si ils le font, alors ils auront une économie juste, sans exploitation. Si ils ne le font pas, alors tout restera comme c'est. Mais dans ce cas, ce n'est pas la peine de râler, ni après les voleurs, ni après les flics. C'est une histoire de conscience, et aucun système, aucune organisation extérieure ne peut résoudre un problème de conscience».
Un silence dubitatif accueille cette phrase, comme quand on se retrouve au pied du mur, et qu'il n'y a plus d'autres solutions que d'assumer, ou de se défiler lâchement....
Gérard rit intérieurement: Oui, Brigitte a enfoncé des portes ouvertes, mais elle a été jusqu'au bout de cette enfilade de portes ouvertes, là où personne n'avait jamais osé aller. Et la voilà brandissant la clef des problèmes que l'on croyait insolubles... Elle poursuit, avec une énergie grandissante:
«Toute solution définitive passera par un seul point, et un seul, mais obligatoire: la suppression de l'esprit de profit personnel, de l'égoïsme. C'est un fameux paradoxe que ce soit justement cet esprit de profit personnel qui s'avère le principal, voire le seul obstacle qui bloque notre liberté et nous empêche de satisfaire nos besoins et aspirations personnelles légitimes! Bel exemple de retour de karma. Instantané. Et imparable, en plus.
- Oui, mais les patrons et le gouvernement ils...
Brigitte: - NON! Les patrons et les politiciens ne sont que quelques milliers de par le monde, même pas tant que les Guajiras ou les Papous, et leurs rituels de groupe ne sont même pas rigolos. Le peuple se laisse manipuler par sa psychologie. Si on éveille nos consciences, alors il n'y a plus de psychologie, donc plus de domination, et partant plus de bonnes places pour dominer les autres. Le peuple a bien plus de puissance que n'importe quelle grande entreprise, mais cette puissance reste inopérante tant qu'elle reste dispersée entre tous ces égocentres qui tirent chacun leur couverture à eux.
- Mais comment mettre cette puissance en commun? Que les gens fassent un grand parti politique?
Brigitte: - Mais non, pas comme cela. Ça n'a rien à voir avec adhérer à un système, ou former un nouveau clan. Il s'agit simplement de faire quelque chose ensemble. De le faire vraiment, sans jouer un rôle comme quoi on fait cette chose. Que les gens appliquent entre eux l'Entraide, qu'ils aient des activités, de la culture, des ateliers. Ce qui est important ce n'est pas d'avoir la carte d'une organisation, c'est d'avoir une RELATION DE COHERENCE en étant dans le même ETAT D'ESPRIT d'Entraide. Pour cela il faut se faire confiance, donc ETRE SINCERES et surtout avoir les mêmes VALEURS de base: la Paix, l'écologie, le respect de toute vie, l'Harmonie et la Poésie, etc..»
Brigitte regarde son auditoire qui ne trouve rien à dire. Le contradicteur fait des mines et des pff pfft, espérant attirer l'attention. Yolande est en lotus sur un tapis, Gérard fait l'acrobate entre un dossier de chaise et un coin de table. Eux non plus ne sont pas habitués à ce genre de discours. Pour eux la suppression de l'égocentrisme est essentiellement un exercice spirituel, et ils ne pensaient guère à son utilité dans les domaines pratiques, ni à la puissance considérable qui en découlerait. Yolande prend la parole:
«En somme tu nous dis que tous les problèmes sociaux et économiques actuels viennent de l'égocentrisme des gens, et qu'il suffirait qu'ils le suppriment pour accéder à une économie juste, que l'on pourrait facilement maîtriser à la base, avec juste un peu de gestion de stocks. Une sorte de démocratie directe et conviviale. Mais avec l'égocentrisme, il n'y a pas de solution automatique simple comme on en cherchait tout à l'heure.
Brigitte: - Exactement. Avec l'Entraide, on arrive toujours aisément à une solution viable, à un équilibre qui fonctionne et qui dure. Avec l'égocentrisme, au contraire on tend toujours, quel que soit le système, à s'éloigner de cet équilibre, pour aboutir à des situations complètement inassumables. Ou alors il faut des flics et des interventions de l'état à tout moment.
Yolande: - C'est très curieux, car, tu le sais, la suppression de l'égocentrisme est un des grands axes de l'éveil spirituel. Mais je n'avais jamais pensé à ce que cela donnerait pour l'économie.
Brigitte: - Les effets y sont encore plus radicaux.
Yolande: - Comme quoi comme Jean-Marie le disait tout à l'heure, tout est lié, bien plus qu'on ne le croit. En fait il ne faut pas attendre de Justice ou de Paix sociale sans travail spirituel. Là où la plupart des gens achoppent, c'est qu'ils cherchent l'origine de leurs problèmes chez les autres au lieu de débusquer le mal en eux.»
Quelques brouhahas accueillent cette Sagesse, qu'il faut bien prendre le temps d'assimiler. Mais là n'est pas le souci du contradicteur qui reprend: «Mais comment feras-tu pour supprimer les égocentrismes, alors?
Brigitte: - Comment, moi, supprimer tous les égocentrismes? Et comment donc? Ce n'est pas possible. Même si cela était possible, que par exemple je puisse te démonter ton égocentrisme de ta tête avec un tournevis...
Jean Marie: - Ah essaie un peu pour voir!
Brigitte: - ...tu ne me laisserais pas faire, donc. Le seul égocentrisme que je puisse annuler c'est... le mien.
Jean Marie: - Donc, c'est bien ce que je disais: les gens ne le feront pas.
Brigitte: - MAIS ENFIN les gens sont libres, oui ou non? Si ils veulent éliminer leurs égocentrismes, ce n'est pas toi qui les en empêchera.
Jean Marie: - Non, mais ils ne le font pas.
Brigitte: - Si ils ont envie de le faire, ils le feront, que ça te plaise ou non. Justement. Il y en a qui commencent à le faire. Au lien de penser chacun de notre côté « à quoi les petits autres peuvent ME servir», il faut penser ensemble «Ce qu'il est bon de faire pour participer à NOUS les humains.»
A ces mots Jean Marie fait une profonde grimace… (Aujourd'hui 2022 il a renié tous ses pseudo-idéaux spirituels, montrant à nu sa profonde misanthropie)
Le lendemain trouve Jean-Marie au jardin. Pas pour y aider comme vous l'auriez cru, mais pour expliquer à Yolande qu'il ne faut surtout pas bêcher et encore moins désherber, tous gestes profondément anti-naturels. Yolande, au lieu de s'énerver, trouve là l'occasion d'un exercice yogique traditionnel de Sérénité, appelé sat sang, qui a pour propriété de tout renvoyer ce que l'on reçoit, Amour ou agression, Enthousiasme ou découragement. Autant dire que Jean-Marie a dû souffrir ce matin là, sans qu'il ne puisse le reprocher à nul autre qu'à lui-même.
* * *
L'automne ramène à Peyreblanque son calme et son intimité, en attendant les prochains stages, à la Toussaint et autres vacances.
Gérard, après ces années de labeur à son temple, s'adonne à divers petits travaux dans la maison, qui attendaient depuis longtemps.
Mais avant toute chose il lui faut tenir une promesse à ses enfants.
Il lui faut agrandir leur minuscule maison dôme.
Comment faire sans tout démolir?
Gérard a son idée.
Il commence par faire creuser par les enfants une petite tranchée tout autour du petit édifice, pour la nouvelle fondation. C'est un travail soigneux, car il ne faut pas abîmer les herbes et les fleurs qui poussent tout autour. Ils s'en sortent fort bien. Normal, ils n'ont pas passé leur vie avachis devant une télé. Quand c'est fini, Gérard coule quelques brouettes de béton avec trois fers tors pour éviter que la future construction ne se fende et prenne l'eau comme la première.
Ensuite il faut trois petits coffrages, un pour la future porte et deux pour des fenêtres dont la première maison était dépourvue. C'est Simone qui s'en charge: ce n'est pas non plus sa première menuiserie, mais celle-ci a des formes courbes!
Joël et Fabien s'impatientent, quand arrive leur tour d'agir. Ils passent sur le vieux dôme une couche d'argile sableuse, qui servira de démoulant. C'est le vieux dôme lui-même qui sera le moule intérieur pour le nouveau! Ils mettent les trois petits coffrages en place.
Puis Simone passe une première couche de mortier, et dès le lendemain le mur proprement dit est monté, en lits d'argile successifs. On y inclut une quantité de vieilles cordes pralinées dans de l'argile liquide, une tous les cinq centimètres environ, en deux couches espacées dans cette maçonnerie qui fait une vingtaine de centimètres d'épaisseur. Les fenêtres et la porte ont de petits auvents, où l'on met davantage de filasse, en lits entrecroisés. Enfin une dernière couche de mortier donne à l'extérieur sa résistance à la pluie. On a pris la précaution de disposer des vieilles planches et des plastiques sur l'herbe, pour ne pas que les projections ne viennent s'y agglomérer.
Le lendemain, il s'agit de sortir les coffrages et de fignoler les arrondis des portes au mortier, sans oublier les larmiers à leurs auvents. Enfin on passe au pinceau un lait de ciment blanc, teinté de bleu à l'aide d'une poudre que l'on trouve dans les magasins de maçonnerie. Dès que ça tient, il faut abriter sous un plastique, et arroser avec un brumisateur de jardin, pendant un ou deux jours, pour que la prise de la mince couche colorée puisse s'accomplir sans que le soleil ne la dessèche. Les fines crevasses qui apparaissent à la prise sont bouchées en passant au pinceau le même mélange, très dilué, presque transparent.
Enfin le jeu des enfants: démonter l'ancien dôme de l'intérieur, ce qui est facile pour une construction en argile. Une fois cet intérieur net, il est également badigeonné au ciment teinté, couleur pêche cette fois. C'est tellement beau que l'on croirait en sentir le parfum...
Un mois plus tard, l'herbe piétinée a repoussé, et à nouveau le même dôme plus grand, plus beau, plus solide, se dresse comme s'il avait toujours été là. Et de fait, si vous passez par Peyreblanque, vous l'y verrez encore. Gérard contemple leur oeuvre, fier ses enfants qui savent déjà manier pelle et truelle pour bâtir quelque chose de beau. Il passe tendrement son bras autour de la taille de sa blonde Hélène, qui lui sourit, jolie dans sa robe rose qu'elle met pour les fêtes. Tous deux pénètrent à quatre pattes dans la petite bulle pour s'y embrasser, tandis qu'aux fenêtres s'encadrent les visages de leurs enfants riant et applaudissant, toujours si heureux de voir leurs parents s'aimer...
Et on les y verra, les enfants. Simone, seule, y médite déjà. Joël et Fabien y jouent à cache-cache, ou y restent des heures avec quelque livre d'école. Ils sont tellement mieux ici, que dans quelque austère salle d'école.
* * *
L'Automne et l'hiver s'écoulent dans les douces activités, ponctuée de quelques stages moins bariolés qu'en été mais aussi constructifs. Ces stages dans l'année sont les bienvenus, pour tout un tas de raisons. D'abord le groupe que Marc et Yolande ont laissé en ville avait tendance à s'effilocher, malgré la relève prise par deux autres professeurs dans un local plus grand. Ensuite leur nouvelle formule alterne une matinée d'exercices de yoga et une après-midi d'activités concrètes (jardin, art, modelage...) qui est l'occasion d'une spiritualité appliquée à la vie de tous les jours. Ces activités plus vivantes remplaceront désormais une partie des jeux, qui, pour formateurs qu'ils soient, n'en restent pas moins des jeux. Enfin une troisième raison est que Peyreblanque ne peut vivre indéfiniment d'allocations familiales et des économies de Marc et Yolande. Malgré leur aversion pour le système de l'argent, les Peyreblanquais, seuls contre l'atavisme de tous, se voient contraints d'accepter une activité de rapport. Ce qui donne des envies et des projets à Gérard...
En attendant, la vie communautaire et végétarienne étant de fort loin la moins coûteuse, Peyreblanque peut, malgré la pauvreté, vivre dans une relative Sérénité et même acquérir du matériel comme une machine à écrire, une photocopieuse, des outils, un aérographe pour la peinture que Yolande manie rapidement en virtuose.
Une pièce que Gérard et Brigitte viennent de plâtrer est consacrée au désir d'Hélène et Yolande, de Brigitte et Simone: un atelier de peinture, qui remplace avantageusement la chambrette anciennement consacrée à cet usage. Il ne manque que d'ouvrir une fenêtre sur le toit, ce qui est assez vite fait, en retirant simplement quelques voliges, sans toucher aux chevrons, et en couvrant cette ouverture avec un plastique incassable spécial pour véranda, correctement imbriqué entre les tuiles. Le reste du plafond est généreusement rembourré de laine de verre. Contrairement à leur habitude des pastels, ils peignent les murs en blanc, pour l'équilibre des couleurs.
Les femmes (puisque ce sont elles qui peignent) ne se contentent plus d'esquisses sur papier, les voilà qui se lancent dans des paysages de rêve sur des panneaux de contre-plaqué, avec des ciels en langoureux dégradés (l'aérographe) ou des portraits de personnages libres et heureux, aux grands yeux de rêve et de Sagesse. Curieusement, malgré leurs styles assez différents, elles font une bonne équipe et arrivent à s'entraider mutuellement.
Au bout d'un certain temps, elles se rendent compte (et les visiteurs le leur disent aussi) que leur production a non seulement une certaine valeur artistique, mais qu'en plus elle offre une vision enthousiasmante, très parlante, d'un monde meilleur, d'une vie plus spirituelle, plus heureuse. Même Simone perd son style enfantin et évoque d'une main sûre des paysages simples mais magistralement composés. Quant à Brigitte, en débutante avertie, elle fait d'abord des planètes, puis des paysages où fleurs et fruits abondent tant qu'on n'y voit presque plus de vert. Dans ce Bonheur exubérant et coloré se nichent des petits dômes arrondis où vivent des lutins également hauts en couleurs, vêtus d'une tunique pastel et d'un grand chapeau rayonnant.
Lors du stage de Pâques, ils font une exposition dans la grande salle commune. Quelle merveilleuse idée! Les stagiaires s'exclament, admiratifs, et commentent les oeuvres ingénues.
«Suuuper!
- Ouah les p'tits bonhommes y sont gééénials!
- Et sa chérie, elle a des ch'veux d'une couleur pas possib'!
- Oh ces champs de blé, on sent les vibrations du Soleil, de la vie, on s'y croirait, mieux que nature.
- Toutes ces fleurs, ça ruisselle de prana. On se sent en forme rien que de regarder ça.»
Brigitte, de son côté, fait pas mal de jardin, et encore du tissage. Petit à petit elle vêtira tout Peyreblanque de grandes tuniques de laine aux couleurs assorties à chacun: Bleu ciel pour Hélène et Gérard, un bleu nuit lumineux pour Yolande, pêche ou pourpre foncé pour Marc, encore bleu ciel pour Brigitte et Simone, orange avec des motifs rouges pour Anita, indigo et pêche pour Joël et Fabien. Ces créations contribuent à créer un «style Peyreblanque» que les visiteurs apprécient.
* * *
Gérard reprend ses discutions passionnées avec Brigitte. «Tu dis qu'un des grands problèmes des sociétés qui se préparent sera de faire des choix moraux. Quels choix?
Brigitte: - Bon, il y en a des tas. Regarde, ça commence déjà, avec les tripotages de la conception et de la naissance, avec toutes les autres formes de criminalité comme la chasse ou la vivisection que les gens acceptent de moins en moins. Pareil pour la viande, les drogues légales, etc... Les mouvements qui rejettent ça sont l'expression d'un relèvement du niveau moral général. Actuellement les débats de ce genre sont encore exclus de la place publique, mais ils finiront par s'y imposer et il faudra prendre des décisions. La vie politique et sociale du prochain siècle risque d'être animée de débats et de contradictions. Il y en aura tellement que les gens et les gouvernants en auront marre et ils finiront par chercher un moyen valable et général de les résoudre.
Gérard: - Ouais. Ça risque effectivement d'être pénible, surtout quand les partisans des anciennes délinquances les présentent comme des expressions parmi d'autres, et même qui opposent entre elles des valeurs: la démocratie contre l'écologie, la santé contre la Sensibilité, ou je ne sais pas quoi.
(Note de l'auteur: ceci a été écrit en 1989. Ce n'était pas une prophétie, mais déjà des faits bien connus à cette époque.)
(En 2019 j'ai considérablement raccourci ce texte, car entre temps j'avais écrit mon livre «Epistémologie Générale». Mais c'est bien ce roman des éolis qui est la publication originale. Si vous êtes intéressé, le texte original de cette longue discussion est en annexe à ce chapitre).
«Il faudrait une épistémologie qui soit valable dans le domaine de la morale, de l'Esprit, de la métaphysique, et qui puisse être à son tour reconnue par la société, comme la science l'a été.
Gérard: - Ooooh! OoOh! OooOh! Que dis-tu là, Brigitte!
Brigitte: - Une épistémologie qui permette de découvrir des choses dans ce domaine, de les comprendre, et cela d'une façon qui soit accessible et compréhensible par tous, et indiscutable, pour aboutir à une connaissance morale et spirituelle qui puisse être comprise et acceptée par l'ensemble de la société, au lieu d'être affaire d'opinions personnelles ou de rapports de force!
Gérard: - Ben dis donc, ça mènerait loin, un truc pareil! Mais comment pourrait-on faire ça? Une sorte de science spirituelle?
Brigitte: - Oui, bien sûr. Il faut déjà partir du principe qu'il existe une Vérité, qu'il existe une réponse claire et identique pour tous, à des questions telles que «Dieu existe t-il?» «Est-il acceptable d'avorter?» «L'âme est-elle immortelle?» «Est-il vrai qu'il faille s'aimer les uns les autres?».
Gérard: - Bon, là c'est assez évident: il faut pouvoir accéder à des vérités, sinon on ne parlerait pas de science.
Brigitte: - A partir du moment où on part à la recherche de la Vérité, il faut toujours avoir l'Humilité de l'accepter quand elle arrive. Le mot «Humilité» est souvent employé en physique, et bien plus encore en spiritualité, tu le sais. Il est indispensable d'avoir l'Humilité d'accepter une éventuelle vérité extérieure à nos opinions, sinon quelle pagaille! Tu sais bien que la spiritualité c'est une réalité avec ses lois, ses domaines et ses chemins obligatoires. Il ne peut s'agir de rêveries ou de fantasmes arbitraires.
Gérard: - Alors la science spirituelle devrait permettre à tout un chacun d'accéder à cette réalité, à cette vérité, de trouver la réponse de toute question qu'il se poserait dans ce domaine.
Brigitte: - Attention tout de même, ces réponses risquent d'être inattendues. Mais les mêmes genres de problèmes se sont posés pour la science physique, et cela ne l'a pas empêchée d'avancer par tâtonnements successifs, et d'arriver à des découvertes qui auraient été complètement incompréhensibles une génération plus tôt.
Gérard: - En somme, l'épistémologie scientifique, c'est l'expérience observée objectivement qui nous apprend. L'épistémologie spirituelle, c'est l'expérience vécue sincèrement qui nous enseigne.
Brigitte: - Bravo Gérard, prix Nobel de formule claire et concise!»
Une flamme joyeuse semble maintenant animer Gérard:
«Gérard: - Oui. En fait il n'y a rien de bien nouveau dans tout cela, si ce n'est que d'en parler en terme d'épistémologie, de science, et de science exacte si l'on veut bien ne pas la mesurer à l'aune de la seule logique Aristotélicienne.
Brigitte: - Exactement.
Gérard: - Eh bien, au boulot, donc.»
Gérard conclut ainsi cette discussion qui le laisse rêveur encore plusieurs jours après.
Oh, ils en reparleront, d'épistémologie spirituelle. Gérard y est accroché. Mais pour le moment, il faut bien dire, c'est une ébauche, une idée, que Brigitte elle-même ne saurait rendre plus consistante. Il en faudra des sages, des penseurs, pour en faire une connaissance, qui progressera lentement, tant qu'un moyen de communication supra-intellectuel public ne sera pas au point.
Mais l'Enthousiasme de Gérard s'est communiqué à Brigitte, et aussi à Hélène. Gérard félicite Brigitte et la relance tant et tant qu'elle finit par penser que ses réflexions personnelles (à laquelle elle n'accordait que peu de valeur) pourraient être d'un grand secours à l'humanité.
«Et si c'était cela la mission dont m'a parlé Yanathor?» Se demande t-elle. Quel dommage qu'il ait été si peu explicite! Pour lui laisser le mérite de la découverte? L'épistémologie spirituelle est-elle à la base de la science des Gardiens Cosmiques? Sans doute, mais elle doit être bien plus avancée que la sienne. De toute évidence l'esprit de ces ineffables créatures est bien plus souple que le cerveau terrien, plus à l'aise dans les pensées éthérées, hors de ces concepts pesants, carcans rigides dont le cerveau terrien a tant de mal à se passer.
Encore une fois, Brigitte a cette impression de commencer seulement les choses sérieuses. Elle qui se trouvait débutante, la voilà qui exprime des idées qui enthousiasment les autres, qui allument des lumières, qui propagent des flammes de vie. Et même chez des autres qui ne sont pas débutants non plus.
Brigitte ne se reconnaît d'ailleurs plus tant dans cette spiritualité livresque et spéculative dont tant de gens parlent dans leurs salons. Ce qu'elle découvre maintenant lui semble un autre domaine au-delà, où la préoccupation abstraite devient un vécu puissant et riche. Ah quel dommage, le monde n'est pas encore assez prêt pour que l'on puisse en parler librement, sinon ce qui arrive à Brigitte est passionnant. L'énergie! Ce qui était pour elle seulement un objet de visualisation, qui se propageait que dans son imagination, voilà que cette énergie se répand dans son corps en vagues langoureuses, REELLES, en pulsations de plaisir, en délicieuse attente, en lentes irradiations de bien-être! C'est une vie nouvelle et délicieuse qui palpite et se répand en elle, la fait sursauter parfois de plaisir et de joie. Bientôt Brigitte fera ce qu'elle voudra de ses différents véhicules, corps, énergie, sentiments, intellect. C'est là la récompense de ces années de labeur sans résultat apparent. Un débutant ne pourrait l'imiter. Un dilettante aurait abandonné avant. Pourtant accomplir cela est à la portée de toute personne sincère avec elle-même, qui acceptera le travail et l'engagement nécessaires.
Cette énergie que bientôt elle dirigera et transmuera à volonté, cette énergie a le pouvoir d'agir sur le corps, sur les cellules nerveuses, sur les véhicules subtils. C'est l'énergie qui marque la trace des influx nerveux dans leurs labyrinthes de neurones, c'est l'énergie qui façonne le corps spirituel. Si Brigitte maîtrise l'énergie, alors aucun problème intérieur ne lui résistera plus. Bientôt elle pourra dissoudre les noeuds émotionnels, les réflexes conditionnés les plus coriaces que les vicissitudes de la vie impriment en chacun de nous. Même à la longue l'aspect de son visage s'en ressentira, car notre corps, qui se renouvelle lentement, reflète notre état intérieur. Quelle grande puissance lui a été confiée! C'est sans doute qu'elle en était digne!
Mais chuut, n'en parler à personne. Même pas à Yolande.
Ah! Mais si c'est ça la vie spirituelle, quelle merveille! Vivre avec dans son être ce plaisir aux imprévisibles pulsations, dans son coeur une joie communicative, être toujours prête à s'enflammer de désir, la tête pleine de lumière et d'Enthousiasme, sous la bénédiction infaillible de l'Univers souriant!
Quelle pureté! Quel feu! Finis les gris lambeaux, les lamentables souvenirs de la petite vie passée de Brigitte, ils se dissolvent dans la lumière, dans la joie! Qu'elle se sent soudain légère et claire, comme après un inspir joyeux!
Lumière irradiante, désir ardent qui n'attend rien, qui se donne et qui aime!
Aouh! Que c'est fort! C'est le début, ça a un côté feu, sauvage, un peu râpeux comme le miel de montagne, mais cela se stabilisera plus tard en un Bonheur serein, en une lumière éternelle, en un Soleil qui parfois aurait la fantaisie de briller rose ou mauve, mais qui jamais n'oublierait d'éclairer le jardin!
Ah, il y en a qui appellent ça l'énergie sexuelle. Bien sûr, les personnes qui n'ont que ce niveau-là d'ouvert ne peuvent la vivre que sous cette forme. De l'amour charnel, on aurait ici de merveilleuses choses à dire, mais, amis lecteurs, il faut encore se taire, non plus par la crainte de la censure, mais par celle bien pire de voir nos poétiques et innocents propos interprétés et souillés par les yeux sales de la pornographie.
Mais en fait l'énergie dont nous parlons est l'Energie Universelle de la vie, aux multiples et toutes aussi belles facettes! C'est elle qui nous fait admirer les fleurs et les étoiles; c'est elle qui nous fait grimper sur les montagnes et explorer les lointaines planètes, elle aussi qui nous fait aider les pauvres et défendre les opprimés; c'est elle encore qui fait frémir le pinceau de l'artiste et palpiter l'archet du violoniste; C'est elle qui donne envie de faire des bébés pour nous attendrir ensuite à leur sourire; c'est elle enfin qui nous pousse à chercher, à vouloir comprendre la vie et l'univers, que ce soit par la communion avec les autres, par la science ou par la quête spirituelle.
L'actualité de ces dernières années nous a montré clairement que ce sont les politiciens hostiles à la sexualité qui ont également pratiqué des restrictions économiques et on freiné la recherche scientifique. Ces trois attitudes apparemment sans aucun rapport ont bien un déterminisme précis en commun, le blocage de l'énergie de la vie. Mais peut-on qualifier de «sexuelle» la soif de découverte qui anime le physicien sur son synchrotron? De l'astronome sur ses spectres? Ou l'extase du mystique? C'est pourtant bien la même énergie, mais qui s'exprime par des canaux différents.
Comme l'énergie de la vie ne passe par aucun compteur, qu'elle est libre, gratuite et indéfiniment disponible, rien n'empêche d'avoir plusieurs canaux ouverts simultanément. Nul besoin d'en refouler un pour en animer un autre, ni de «sublimer» quoi que ce soit (c'est-à-dire rendre inconscient!); ce ne sont là que des processus pervers et destructeurs dont le résultat le plus visible est de dessécher le coeur. Par contre, il est possible de transmuter des énergies d'une forme à une autre, et c'est même là toute l'Alchimie spirituelle de la vie! Il s'agit alors d'un acte conscient et qui n'a vraiment rien de subliminal, je vous l'assure! C'est tout autre chose, qui demande déjà une bonne expérience en méditation, et doit être accompli dans la joie et l'Harmonie. Mais il est difficile d'en parler en public tant que ne régnera pas la véritable liberté sexuelle, celle qui respecte la poésie de nos émois.
Ah quel dommage que Brigitte n'ait pas d'amoureux! Soudain revient à sa mémoire la scène finale de la visite de Yanathor. Une bouffée de timidité effarouchée l'envahit. Pourquoi donc avoir osé lui poser cette question, à lui? Quelle était le sens de sa réponse «On s'en occupe»? Une rencontre amoureuse ne peut être planifiée. Même les Gardiens Cosmiques n'ont pas ce droit. Mais ils pourraient organiser des retrouvailles.
Aaaah! Tout s'éclaire!
Brigitte aurait un compagnon inconnu qui l'attend quelque part!
Comment serait-il? Brun? Blond? Est-ce un maître qui l'accueillera comme une petite enfant? Ou devra t-elle au contraire le prendre sur son giron et l'aider à s'élever à son tour? Est-ce un tendre, un passionné, un chercheur, un jardinier? Son esprit fulgure t-il dans les sphères abstraites des hautes mathématiques, ou trouve t-il sa plénitude à marier harmonieusement les rangs de poireaux et de carottes? A t-il quelque qualité rare, quelque destin étrange, ou est-il simplement et merveilleusement ordinaire? Est-ce un de ces boutefeux venu secouer les âmes humaines hors de leur torpeur, ou est-il un de ces êtres discrets et silencieux dont seul notre coeur remarque la présence?
Mais... Avec Yanathor, tout est possible! C'est un extraterrestre, n'oublions pas, et allez savoir ce qu'il va nous ramener de ces fins fonds de l'espace dont lui seul a le secret. Tant et tant de visions inimaginables sont possibles dans ces étendues sans limites, tant de formes de vies merveilleuses, extraordinaires, bouleversantes...
Allez savoir ce que sont vraiment ces petits lutins que Brigitte s'est mise à peindre. Une idée de Simone. «Fais-moi un petit lutin, Brigitte» avait dit la gamine, sans se douter de ce qu'elle allait déclencher. Bien sûr, Brigitte a aussitôt imaginé un petit bonhomme, sur une planète imaginaire bien entendu abondamment couverte de fleurs, de fruits et d'oiseaux tous plus extraordinaires les uns que les autres.
Bien entendu, le petit lutin n'est pas seul. Il y en a tout un village, barbus et chevelus à souhait, et bien sûr autant de gentilles petites lutines un peu mutines à lutiner poétiquement pendant toute la douce nuit bleue de ce monde idyllique, peuplée d'oiseaux mystérieux, de doux soupirs et de tendres gémissements. Et le jour, tout ce petit peuple jardine, coud, bâti des petites maisons dôme un peu folles, avec un Enthousiasme inextinguible, sur leur planète de Lumière et de Joie.
Brigitte, comme tout le monde, s'est amusée à fantasmer sur son futur amoureux. Mais ce fantasme-là l'enthousiasme tant, il a pour elle une résonance singulière. Parmi les lutins, il y en a un vêtu d'indigo, un peu triste, il attend. La nuit, il contemple et interroge les lointaines étoiles, dans un ciel d'outremer fabuleux traversé par une arche d'or (De quoi peut-il bien s'agir?) De temps en temps Yanathor vient le voir, pour lui parler de Brigitte, et, sans vraiment être malheureux, il attend, il espère, il s'enquiert de ce qui se passe sur la Terre.
Plus qu'un fantasme, le petit monde des lutins prend dans l'esprit de Brigitte la force de la réalité. Qu'est donc ce monde? Est-ce la planète que Mère Grand a peinte? Et qu'est donc la pyramide sous son ciel noir?
Sans doute Yanathor sait.
Mais voilà, on ne prend pas rendez-vous avec Yanathor.
Ou plutôt si, il y a un moyen. Continuer l'éveil spirituel, et continuer à le vivre dans la situation qui nous est donnée à vivre. Quand Brigitte sera prête, alors Yanathor viendra.
*** Annexe ***
(Voici comme expliqué plus haut le texte original de la longue discussion entre Gérard et Brigitte sur l'épistémologie. J'ai depuis développé bien davantage ce point dans mon livre «Epistémologie Générale», mais c'est bien ce roman des éolis qui est la publication originale en 1990.)
Gérard reprend ses discutions passionnées avec Brigitte. «Tu dis qu'un des grands problèmes des sociétés qui se préparent sera de faire des choix moraux. Quels choix?
Brigitte: - Bon, il y en a des tas. Regarde, ça commence déjà, avec les tripotages de la conception et de la naissance, avec toutes les autres formes de criminalité comme la chasse ou la vivisection que les gens acceptent de moins en moins. Pareil pour la viande, les drogues légales, etc... Les mouvements qui rejettent ça sont l'expression d'un relèvement du niveau moral général. Actuellement les débats de ce genre sont encore exclus de la place publique, mais ils finiront par s'y imposer et il faudra prendre des décisions. La vie politique et sociale du prochain siècle risque d'être animée de débats et de contradictions. Il y en aura tellement que les gens et les gouvernants en auront marre et ils finiront par chercher un moyen valable et général de les résoudre.
Gérard: - Ouais. Ça risque effectivement d'être pénible, surtout quand les partisans des anciennes délinquances les présentent comme des expressions parmi d'autres, et même qui opposent entre elles des valeurs: la démocratie contre l'écologie, la santé contre la Sensibilité, ou je ne sais pas quoi.
(Note de l'auteur: ceci a été écrit en 1989. Ce n'était pas une prophétie, mais déjà des faits bien connus à cette époque)
«Et puis, au fond, voter pour savoir s'il est bien d'avorter ou de chasser, c'est aussi con que de voter pour savoir si la Terre tourne bien autour du Soleil. En morale comme en science, la vérité est une chose objective que l'on découvre avec Humilité, fut-ce contre l'avis unanime de tout le reste de l'humanité. La vérité n'est pas une convention dont on peut décider par décret, et même pas par un vote démocratique.»
«C'est pour cela que les gens finiront par se demander si il n'y a pas un moyen rapide et général pour trouver quelle est la solution morale à tous ces genres de problèmes, et surtout permettre à tout le monde de comprendre et d'accepter ce moyen.
Brigitte: - C'est ce qui a été fait avec la science, dans le domaine matériel. Regarde, avant Galilée, la physique, l'astronomie, les représentations de l'univers, tout n'était affaire que de dogmes, de croyances arbitraires. Il n'y avait pas la notion de vérité objective, mais une opinion dominante qui ne pouvait se maintenir que par la foi aveugle ou par la force brutale. Galilée a été le premier expérimentateur, avec ses plans inclinés et ses fils de différents métaux. Il a donc été le premier scientifique, le premier à pouvoir découvrir, dans le domaine matériel, comment les choses sont vraiment, par la force de l'observation et de la démonstration, et non plus par celle de la matraque ou de l'argutie. Sa méthode permettait de rendre accessible à tous une vérité matérielle incontestable, valable pour tous, même pour des gens qui ne se concertaient pas. Dès lors il n'y avait plus qu'à appliquer sa méthode et découvrir le monde, ce qui a été fait, avec tout ce qui s'en suit: le Siècle des Lumières qui a formalisé la science, puis la révolution industrielle qui en a appliqué concrètement les résultats. Ce qui a changé avec la science, ce n'est pas tant d'avoir remplacé les calèches par les navettes spatiales, mais c'est surtout que chacun de nous dispose maintenant d'un moyen sûr de connaître la vérité matérielle, physiques et technique, un moyen indiscutable auquel tout le monde fait confiance et se réfère, qui tranche et qui clôt définitivement tous les débats. Et maintenant il y a des organismes d'état qui utilisent une part importante du budget pour faire de la science, que ce soit pour résoudre des problèmes d'intérêt général, ou par jeu.
Gérard: - Mmmh je vois. Mais certaines personnes combattent la notion de vérité scientifique, depuis peu.
Brigitte: - Oui, mais pas de manière très convaincante, avoue. Je trouve même cela fort inquiétant, car sous couvert de nature, ou de spontanéité, ils s'en prennent en fait à l'intelligence humaine, voire à la notion même de vérité. Que cela nous garde présent à l'esprit que la vérité, ne serait-ce que la vérité matérielle, est un bien infiniment précieux qu'il est de notre devoir de défendre âprement et sans relâche, parfois au péril de nos vies. Le seul point utile que l'on pourrait tirer de ces critiques, c'est tout de même que la science matérielle devra tôt ou tard admettre ses limites.
«Ce que je voulais dire c'est qu'à un moment une science objective, acceptée par la société et juste dans son ensemble, cette science est apparue parce qu'une méthode efficace a été trouvée qui la rendait possible.
Gérard: - Une épistémologie, tu veux dire.
Brigitte: - Ah tu connais ce mot. Il fallait pas employer ce genre de vocabulaire avec Frédérique, il avait vite fait de te traiter d'intellectuel bouffi d'orgueil et coupé de la société. Passons. C'est ça que ça veut dire, épistémologie: une méthode pour voir comment est la réalité. Il faut te dire qu'en terminale quand j'ai entendu parler de ces trucs j'avais demandé à mon prof de philo de m'en ramener dix kilos du marché!
Gérard: - Ah ah! Il a dû fulminer!
Brigitte: - Non, il s'est marré, c'était un prof sérieux mais agréable à vivre.
«Bon, l'épistémologie scientifique, c'est des règles, comme par exemple que les expériences elles doivent donner les mêmes résultats avec des expérimentateurs différents; qu'une hypothèse ne peut être considérée comme juste que si les choses concrètes se passent comme elle les a prédites, et tout ce qui s'ensuit. Et si on applique les règles, alors on découvre des trucs. Je sais pas moi, je suis pas une scientifeuse, mais il faut croire que ça marche bien, vu tous les jouets qu'on nous a sorti avec, les ordinateurs, les photos des planètes et tout ça.
Gérard: - Mais comment est-on sûr qu'une épistémologie est valable?
Brigitte: - Ah, on ne peut pas le démontrer. Joli paradoxe: on ne peut pas démontrer scientifiquement que la méthode scientifique est valable. Si une épistémologie ne donne rien, on laisse tomber. Si on découvre des trucs, ou si on résout des problèmes, si c'est fécond, utile, alors c'est une épistémologie qui marche. Et encore on n'est pas sûrs que ces résultats ne soient pas quelque part incomplets ou pervertis d'une façon ou d'une autre. La question est même ouverte, en ce qui concerne la science. Mon avis est que justement, étant limitée à ce qui est physique, matériel, la science actuelle est effectivement incomplète.
Gérard: - Elle nous a même mis dans une belle pagaille, avec la pollution, le nucléaire et tout.
Brigitte: - Justement, la science physique, quoique exacte dans son domaine, est impuissante à résoudre le problème moral ou philosophique le plus simple, le plus immédiat, même pas celui de l'utilisation correcte de ses propres découvertes. Les scientifiques actuels préfèrent se taire honteusement, et laisser les scientistes braire après le «subjectif», «l'affectif» et autres injures. Regarde les difficultés qu'ont les comités d'éthique pour prendre des décisions pourtant évidentes! On dit qu'ils sont vendus aux trusts médicaux. Mais le véritable problème est que, même si ils arrivent à dire quelque chose de juste, comme ils sont formés de personnes dépourvues de la moindre compétence dans le domaine moral ou spirituel, ils sont totalement incapables de se défendre autrement qu'en se retranchant derrière une sorte de vague «sentiment» ou autre «liberté d'opinion». (Note de l'auteur: Dans le récit ces propos ont été tenus en 1988)
«Il faudrait une épistémologie qui soit valable dans le domaine de la morale, de l'Esprit, de la métaphysique, et qui puisse être à son tour reconnue par la société comme la science l'a été.
Gérard: - Ooooh! OoOh! OooOh! Que dis-tu là, Brigitte!
Brigitte: - Une épistémologie qui permette de découvrir des choses dans ce domaine, de les comprendre, et cela d'une façon qui soit accessible et compréhensible par tous, et indiscutable, pour aboutir à une connaissance morale et spirituelle qui puisse être comprise et acceptée par l'ensemble de la société, au lieu d'être affaire d'opinions personnelles ou de rapports de force!
Gérard: - Ben dis donc, ça mènerait loin, un truc pareil! Mais comment pourrait-on faire ça? Une sorte de science spirituelle?
Brigitte: - Oui, bien sûr. Il faut déjà partir du principe qu'il existe une Vérité, qu'il existe une réponse claire et identique pour tous, à des questions telles que «Dieu existe t-il?» «Est-il acceptable d'avorter?» «L'âme est-elle immortelle?» «Est-il vrai qu'il faille s'aimer les uns les autres?».
Gérard: - Bon, là c'est assez évident: il faut pouvoir accéder à des vérités, sinon on ne parlerait pas de science.
Brigitte: - A partir du moment où on part à la recherche de la Vérité, il faut toujours avoir l'Humilité de l'accepter quand elle arrive. Le mot «Humilité» est souvent employé en physique, et bien plus encore en spiritualité, tu le sais. Il est indispensable d'avoir l'Humilité d'accepter une éventuelle vérité extérieure à nos opinions, sinon quelle pagaille! Tu sais bien que la spiritualité c'est une réalité avec ses lois, ses domaines et ses chemins obligatoires. Il ne peut s'agir de rêveries ou de fantasmes arbitraires.
Gérard: - Alors la science spirituelle devrait permettre à tout un chacun d'accéder à cette réalité, à cette vérité, de trouver la réponse de toute question qu'il se poserait dans ce domaine.
Brigitte: - Attention tout de même, ces réponses risquent d'être inattendues, voire même ne pas être accessibles à la logique Aristotélicienne. Mais les mêmes genres de problèmes se sont posés pour la science physique, et cela ne l'a pas empêchée d'avancer par tâtonnements successifs, et d'arriver à des découvertes qui auraient été complètement incompréhensibles une génération plus tôt.
Gérard: - Si tu regardes toutes les religions, les prophètes, tu remarques vite qu'il y a beaucoup de points communs entre eux, alors que souvent ils s'ignoraient les uns les autres.
Brigitte: - C'est bien qu'ils ont tous pris conscience des mêmes réalités supérieures, et donc que ces réalités ont quelque chose d'objectif. Mais chacun d'eux, dans son coin, les a exprimées selon sa culture, ou les a teintées de ses propres erreurs, voilà tout. Mais là aussi exactement le même problème a existé au début de la science: les premiers scientifiques étaient isolés, chacun avec ses propres concepts et son propre vocabulaire, voire ses préjugés personnels. Il a fallu que la Révolution française démarre un travail collectif et institutionnel pour y mettre bon ordre. Pour la spiritualité ou la morale, on en passera sans doute aussi par là.
Gérard: - Mais comment arriver à une objectivité spirituelle?
Brigitte: - Comme en physique, par l'expérience.
Gérard: - Mais au lieu d'être l'expérience du labo, ce serait l'expérience de la vie.
Brigitte: - Oui.
Gérard: - C'est pas nouveau, et tout le monde justifie avec ça les spéculations les plus cruelles et les plus contradictoires.
Brigitte: - C'est qu'il faut être bien plus rigoureux. Ce «tout le monde» dont tu parles sont en fait des gens très différents, chacun ayant mis ses propres oeillères pour ne voir de la vie que ce qui conforte des opinions préétablies. Ainsi tel qui vit plein d'agressivité ne prêtera pas attention aux doux moments de paix partagée, et il dira que la vie est frustrante, car tout le monde le fuit. Tel qui vit en donnant de l'Amour verra plutôt les sourires, et il trouvera que la vie vaut la peine d'être vécue, malgré ses limitations. Tout le monde n'a pas la même expérience de la vie! Car le résultat de cette expérience dépend bien évidemment de ses conditions, exactement comme en physique. Sauf qu'ici il ne s'agit évidemment pas des conditions physiques extérieures, mais des conditions intérieures, de la mentalité, du degré d'évolution de la personne qui le vit. Par exemple une expérience de vie extérieurement identique pour tous comme le chômage, fera jouer l'égoïsme de l'un, le laisser aller d'un second, l'esprit d'initiative d'un troisième, ou la solidarité d'un quatrième... avec bien évidemment des résultats sur leur bonheur et sur leur situation concrète très différents!
«Voilà ce que l'on pourrait appeler les «conditions expérimentales» de l'expérience de vie: qui est la personne, si elle est positive, ouverte, ou indifférente, révoltée contre la vie, quels sont ses concepts de base, son caractère, son degré d'évolution. Les conditions matérielles extérieures en fait comptent peu. Par exemple subir des injustices confortera le pessimiste dans une vision négative et égocentrique de la vie, mais donnera plus de force à la lumière du bon qui s'exerce à le rester malgré les avanies. Cela se comprend; mais il faut aussi voir que recevoir des richesses et des faveurs donnera souvent le même résultat: le pessimiste n'y verra qu'un effet du hasard, et le bon en profitera pour donner de lui-même. C'est bien l'état d'esprit de la personne qui détermine ce résultat, qui est la véritable condition expérimentale, bien plus que les conditions matérielles extérieures. Et si le pessimiste veut comprendre le bon, comment il arrive à être heureux malgré tout, ce ne sera pas en se mettant à son tour en situation de victime: cela ne ferait que renforcer sa propre amertume. Il ne pourra partager l'expérience du bon qu'en se mettant lui-même dans SON ETAT D'ESPRIT, dans ses sentiments, dans ses énergies, EN REPRODUISANT A SON TOUR L'EXPERIENCE DE LA BONTE, pour voir si effectivement elle est une meilleure source de bonheur que celle de l'égoïsme. Ces deux expériences extérieurement identiques, sont en fait deux expériences intérieures totalement différentes qui ne peuvent nullement être comparées: celles de l'égoïsme confronté à son propre reflet, chez le pessimiste, et celle de la Bonté gratuite, de l'Amour qui se donne, chez le bon. A la limite il n'est même pas utile de citer l'expérience extérieure, on peut ne parler, par exemple, que de l'«expérience de la Bonté», d'une manière générale, sachant que tout le monde au fond est confronté aux mêmes conditions extérieures et reçoit tôt ou tard injustices, récompenses ou tout autres situations de la vie.
«Les conditions expérimentales sont essentiellement CE QUE L'ON EST au moment de l'expérience. Et ce n'est qu'avec des CONDITIONS EXPERIMENTALES identiques que l'on peut légitimement parler d'une EXPERIENCE spirituelle REPRODUCTIBLE, au sens scientifique du terme.
«Il faut aller jusqu'à mettre entre parenthèse nos opinions préalables. Elles ne font que parasiter l'expérience, et le plus souvent elles en provoquent l'échec: on interprète tout en fonction de ce que l'on croit déjà savoir, on n'apprend rien, on ne voit rien. Jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que les opinions ne servent à rien, que rien ne vaut la connaissance.
Gérard: - Que seule l'expérience peut justement nous apporter.
Brigitte: - Ce n'est que si l'on met un peu d'ordre dans tout cela que l'on peut parler d'expériences semblables. En particulier quand on fait un texte de guidage de méditation, c'est bien là qu'on doit préciser ces conditions! Indiquer dans quel état intérieur précis on doit se mettre, dire par exemple qu'il faut bien se rendre réceptif à telle ou telle vibration, qu'on doit accomplir tel geste intérieur, etc... Et c'est bien ainsi que procèdent tous les grands rituels traditionnels de méditation ou d'initiation. Ces rituels ont précisément été mis au point pour faire partager des expériences, c'est-à-dire les donner à reproduire, dans des conditions spécifiées (pour parler comme les scientifeux) afin que chacun voie bien ce qu'il en est effectivement, au lieu de simplement croire ce que le maîîître dit.
Gérard: - On est loin des vagues rêveries de certains spiritualistes d'opérette.
Brigitte: - Ah oui! Mais c'est en fait bien plus difficile qu'en physique ou en chimie. Dans ces sciences matérielles, des personnes extérieures à l'expérience peuvent la contrôler, et même la refaire en toute indépendance, de leur côté. Il est alors facile de trouver une erreur ou de confondre un expérimentateur de mauvaise foi. Mais en spiritualité, aucun contrôle de ce type n'est possible, puisque tout est intérieur, il ne peut y avoir aucun témoin. Chacun doit alors tenter de reproduire l'expérience lui-même, intérieurement, et voir par lui-même ce qu'il en est. C'est pourquoi, contrairement au physicien, la personne qui s'engage sur le sentier spirituel ne peut faire l'économie de la sincérité avec elle-même, et si elle s'invente un roman pour se conforter dans quelque biais psychologique ou croyance, elle ne pourra compter que sur elle-même pour s'en dépêtrer ensuite.
«En science, on peut avoir une bonne confiance dans ce qui est publié par la communauté des physiciens (comment d'ailleurs faire autrement quand une expérience a coûté plus que le budget d'un petit pays: pas question de la refaire dans notre cuisine!) En spiritualité au contraire, l'expérience étant intérieure, la démarche est beaucoup plus personnelle, et il faut vivre soi-même toutes les expériences. Par contre, en spiritualité, les expériences ne coûtent rien... financièrement, mais demandent une adhésion totale de la personne, sur tous les plans, corps, intellect, sentiments, Esprit. On doit consacrer sa vie à 100% à l'Eveil, sans aucune arrière pensée.
Gérard: - Du boulot en perspective.
Brigitte: - Bon, c'est bien moins compliqué que la biochimie ou la mécanique quantique. Mais en physique, il s'agit de voir des phénomènes visibles avec les yeux. Si sur un cadran l'aiguille est devant le cinq, il faut une sacrée mauvaise foi pour prétendre qu'elle est devant le douze! Un tel mensonge ne peut pas prendre, et il discréditerait immédiatement celui qui l'aurait proféré! Tandis qu'en spiritualité, c'est nous-mêmes qui sommes l'oeil et l'aiguille à la fois. C'est trop facile de tricher, de raconter des histoires aux autres et surtout de s'auto-illusionner soi même. Il ne pourra jamais y avoir la moindre science spirituelle pour qui n'est pas objectif avec lui-même.
Gérard: - Mais... Justement, cette notion d'objectivité appliquée à la spiritualité, ça me gêne un peu: ne dit-on pas de l'éveil spirituel qu'il est essentiellement personnel?
Brigitte: - Bien sûr. Il y a des tas de raisons, en plus de celle que je viens de dire. A ses débuts la physique était elle aussi affaire de solitaires, alors que de nos jours elle est devenue exclusivement une affaire d'équipes et même d'institutions. C'est que, pour la spiritualité, il manque encore un moyen de communication, un vocabulaire commun pour désigner ce qui s'y passe. Il faut aussi que le candidat apprenne lui même à s'orienter dans sa nouvelle perception, d'en éliminer les illusions. Rien ne vaut l'expérience personnelle, exactement comme pour apprendre à nager ou à monter en vélo. Aussi, nous sommes nous-mêmes l'instrument. Or, aucun humain n'a la même personnalité. Donc il est normal que chacun explore le monde spirituel à sa manière, avec son instrument unique, et extériorise ce qu'il aura découvert selon sa culture.
«Mais il y a une chose dans la science spirituelle qui ne peut se comparer à absolument rien dans la science physique. Le monde spirituel est un monde de Magie, de Mystère, avec un grand M, un monde de Poésie et de rêve, un jeu, une immense oeuvre d'art, dont l'essence transcende totalement toute vision rationnelle du monde. On ne peut tout faire rentrer dans des boîtes bien carrées. Il faudrait pour en parler, d'autres mots, une autre langue lyrique et poétique, chaude et vibrante...
«Mais il n'y a aucune raison pour que la vérité spirituelle elle-même soit «subjective». Si il y a vérité, alors par définition la vérité est objective; il ne peut y avoir subjectivité que dans l'approche qu'on en a. Au contraire, entre êtres réalisés, on communique sans obstacle, mais bien sûr selon d'autres modalités que celles du mental rationnel. Si l'éveil spirituel est personnel, son résultat est par contre un nouveau moyen de communication, base d'une nouvelle science et d'une nouvelle vie collective inimaginable sans lui. La science spirituelle est la découverte des lois de la vie, a l'exclusion de tous les dogmes, croyances et spéculations que l'on confond habituellement avec la spiritualité. Elle est donc bien aussi objective que la science physique, mais avec d'autres bases expérimentales et une autre logique.
Gérard: - Mais «objectif» n'est-il pas un concept justement du mental, du rationalisme?
Brigitte: - Ah! Oui, bien sûr. Le mental rationnel a besoin de concepts, de règles logiques. Il ne trouverait dans l'expérience spirituelle rien à quoi s'accrocher. C'est pourquoi les rationalistes n'y voient que rêves et fantasmes, alors que ce que l'expérience spirituelle permet de capter est aussi objectif que le monde matériel, quoique d'une manière plus subtile. Et puis, «objectif» est un mot valorisant chez les rationalistes et technocrates, qui emploient «subjectif» comme une injure pour tout ce qu'ils ne comprennent pas. En réalité ces deux valeurs n'apparaissent comme opposés que pour la pensée dualiste!
«En fait chacun peut tenter l'expérience spirituelle, tout comme on tente une expérience en chimie. Il faut d'abord que les conditions de cette expérience soient bien définies. Ici les conditions expérimentales c'est nous-mêmes, c'est l'état intérieur où nous nous trouvons, notre vibration, notre adhésion à ce qui va se passer.
Gérard: - L'Humilité, quoi.
Brigitte: - Oui, l'Humilité. L'Humilité, ce n'est pas un truc de mazos pour se dévaloriser, c'est au contraire ce qui nous garantit que nous allons bien vivre l'expérience proposée, et non pas quelque rêve personnel que nous allons projeter dessus. C'est très logique, tout ça, il n'y a strictement rien d'arbitraire, mais un chemin très précis à suivre. Le plus curieux c'est que même ainsi, l'expérience spirituelle est unique pour chacun. Des mots comme «objectif» ou «subjectif» ne sont appropriés ni l'un ni l'autre, en fait. L'Esprit existe au-delà des concepts, mais comme on a besoin de concepts pour penser, alors chacun pose les siens sur ce qu'il a perçu. Cela explique que la même expérience spirituelle ait donné naissance à tant de systèmes philosophiques apparemment incompatibles, mais dont l'être réalisé sait reconnaître l'unité sous-jacente.
«Mais contrairement à l'expérience physique, où l'on observe de l'extérieur avec nos sens matériels ce qui se passe dans une éprouvette, en spiritualité nous allons observer notre propre esprit avec cet esprit lui-même. Il va s'agir d'observer ce qui se passe en nous, de le vivre, d'être dedans, ne pas en être séparé, tout en étant parfaitement conscient que l'on vit cela. Dans les méditations avancées, cette dualité même disparaît: l'observateur et l'observation ne font plus qu'un, il n'y a plus que la conscience. Cette dernière ira même jusqu'à sortir de ses limites individuelles et s'épanouir dans la conscience cosmique. Le moins qu'on puisse dire est qu'il n'y a rien de tel en physique! On voit mal un physicien devenir un neutron et percevoir l'univers autour.
Gérard: - Ah ah! Oui! Pourtant ça ne ferait pas de mal, si par exemple les vivisecteurs vivaient eux-mêmes ce qu'ils font endurer à leurs victimes.
Brigitte: - Oh! Quand ça leur arrivera, Ils feront certainement des progrès très rapides en morale.
«Pour l'expérience spirituelle, tu vois bien ce qu'il faudrait: trouver une description précise de ce que vit un débutant, qui servirait de référence pour dire «ceci est le début du sentier spirituel, les conditions qui doivent être remplies pour avoir une connaissance spirituelle». Mais cela est encore difficile de nos jours, faute d'un langage adéquate.
Gérard: - Une langue qui nomme toutes les choses qui peuvent se passer lors de l'éveil spirituel, en se référant à une perception de ces choses, tout comme le langage concret se réfère à des objets que l'on peut percevoir avec les sens physiques. Une langue surtout qui soit elle-même spirituelle, et non plus intellectuelle.
Brigitte: - La science physique elle-même a eu ce problème, lors de sa création. Il lui a fallu elle aussi créer son langage, basé sur la mentalité intellectuelle, qui à cette époque était une grande nouveauté, mal connue et pas du tout développée. Par exemple les alchimistes ont fondé la chimie; pourtant leurs écrits sont incompréhensibles pour un chimiste moderne, autant par leur vocabulaire que par la mentalité avec laquelle ils ont été écrits. La chimie au Moyen Age était une connaissance secrète pour seulement quelque uns, exactement comme les yogas avancés le sont aujourd'hui. Mais la science, dès qu'elle est devenue collective et publique, a su créer son vocabulaire, ses concepts, sa mentalité rationnelle, au fur et à mesure qu'elle en avait besoin pour comprendre ses découvertes. A tel point que ce vocabulaire est maintenant international. Pourquoi la spiritualité n'en ferait-elle pas de même? Après tout un Boddhisattva, c'est tout de même plus sympathique qu'un flippeur de spin de neutron, quand même? Et certains mots comme «karma» ne sont-ils pas déjà adoptés dans toutes les langues?
Gérard: - Ce que souvent les anti-spiritualistes nous reprochent c'est que la spiritualité est absconse et incompréhensible.
Brigitte: - Faute de langage commun, d'expérience commune, évidemment. Ce ne sont pas les scientifiques qui devraient dire cela, car si par exemple je leur demandais qu'on me prouve l'existence du boson Z zéro, comme ça, ici dans ma cuisine, ils seraient bien plus embêtés que moi je le serais si ils me demandaient de leur justifier la loi d'Entraide. Il est finalement plus facile, de nos jours, de devenir un saint qu'un prix Nobel de physique!
Gérard: - Oui, sans doute. Mais il faut payer davantage de sa personne.
Brigitte: - Même un saint n'a pas «un don» spécial qui l'a placé au-dessus du commun des mortels. Il a simplement pratiqué les exercices spirituels appropriés, qui te donnent tout ce qu'il te faut quand il le faut, sans autre «effort» que de les accomplir régulièrement et sincèrement. Il faut de l'Humilité, ou de l'objectivité par rapport à soi-même, alliés à une sacrée dose de persévérance, de fidélité à soi-même. Il faut surtout en avoir très envie. Avec des méthodes appropriées on peut faire des choses qui paraissent extraordinaires à un profane, comme ces bonzes qui sourient alors qu'ils sont ⚠ en train de s'immoler par le feu. Il est impossible de faire ça par une volonté tendue et agressive, ça leur demande simplement de contrôler certaines choses en eux.
Gérard: - Un autre reproche que l'on fait à la spiritualité c'est l'élitisme.
Brigitte: - Bah! Je viens d'y répondre. Le seul élitisme c'est comme je l'ai dit, d'avoir envie. Chacun est libre de choisir et de se placer du bon côté. Rien ne peut nous en empêcher. Par contre quelqu'un qui n'a rien fait de sa vie n'a rien à reprocher, et surtout pas l'élitisme, à une autre personne qui a travaillé sur elle-même pendant vingt ans et qui goûte les fruits de son travail. Pour la science matérielle c'est pareil: au début, il y avait une élite de savants, dont les travaux étaient complètement incompréhensibles au commun des mortels. Pense à la machine d'Anticythère, datant des Grecs, avec plus de dix engrenages pour calculer l'âge de la Lune, à la pile électrique antique trouvée à Bagdad, ou à la turbines à vapeur de Héron d'Alexandrie, du temps des Romains. Ces connaissances techniques ont existé, mais, faute d'être comprises par l'ensemble de la société, elles n'ont débouché sur rien et se sont perdues. De nos jours la spiritualité en est un peu au même point, et chaque fois qu'un être réalisé meurt, toutes ses découvertes et réalisations sont perdues pour la société. L'histoire attend que la science spirituelle émerge à son tour exactement comme l'a fait la science matérielle. (Note de l'auteur: ces propos ont été tenus en 1987-1988)
Gérard: - Bon. Très bien, tout ça. En résumé, si on imagine un gouvernement, par exemple du vingt-deuxième siècle, qui voudrait voir ce qu'il en est de la spiritualité, ou qui se trouverait obligé de résoudre un problème moral, comme la vivisection, eh bien, il leur faudrait par exemple nommer un expérimentateur.
Brigitte: - Exactement.
Gérard: - Il ferait abstraction de toutes ses idées, de son rôle administratif, et tout.
Brigitte: - Obligé. Mais tout de même il ne ferait pas abstraction de ce qu'il est lui-même, en tant que personne, car le sentier spirituel part de là où l'on se trouve, et se sert de ce que l'on est comme matériau pour bâtir autre chose.
Gérard: - Bon, il serait un disciple, quoi. Débutant, puis confirmé, s'il y arrive. Je ne sais pas si un ordre donné par un directeur administratif serait une motivation suffisante pour s'enthousiasmer à un monde meilleur, mais ils se débrouilleront bien pour trouver une solution.
Brigitte: - Ah ah! Oui. Mais tout de même ce serait un sacrifice beaucoup moins douloureux que si on lui demandait de donner sa vie à la guerre! Si cet odieux sacrifice de mort est «acceptable» pour ces messieurs, pourquoi celui de s'éveiller au bonheur ne le serait-il pas aussi?
Gérard: - L'administration allumant le feu sacré, jolie époque en perspective!
Brigitte: - Pas impossible, pas impossible, Mais pas pour nous. Ou alors c'est qu'ils auront inventé quelque chose de mieux que nos bureaucrates. Bon, et après, le gars, une fois accompli, au bout des années nécessaires, se retrouverait à dire «Telle chose est morale, telle chose pas, tel projet d'immeuble est moche, tel autre est bien, ou encore Dieu existe et qu'est-ce qu'Il se marre en vous regardant». Quelle contestation, la première fois que cela se produira! Mais il y en aura plusieurs, de ces types, et tous diront pareil, quelles que soient leurs opinions au départ.
Gérard: - Ouais.
Brigitte: - Et tous ceux qui ne les croiront pas seront invités à vivre la même expérience.
Gérard: - Parfaitement. Et que ça saute.
Brigitte: - Et alors, exactement comme la société est arrivée à s'en remettre à la science pour la détermination des vérités physiques et techniques, elle s'en remettra à la spiritualité pour tous les problèmes moraux, et les chasseurs, les pinardiers, les vivisecteurs et bourreaux de toutes sortes ils pourront aller se rhabiller exactement comme l'ont fait ceusses qui croyaient à la Terre plate ou autres fariboles.
Gérard: - Mais ma petite Brigitte, c'est faramineux, ce que tu racontes là! Ouaaaaaah!»
Gérard saute et danse dans la petite chambre de Brigitte, parmi les écheveaux de laine fraîchement teinte.
«Yap Yap Youpi! Enfin on aurait les moyens de la véritable liberté, au lieu de ce qu'ils appellent la «démocratie». Et c'est pour quand, ton affaire?
Brigitte: - Oh, sais-tu, au train où vont les choses, ça m'étonnerait fort qu'on le voie de notre vivant. Sans doute cela commencera au siècle prochain, pour ne se réaliser vraiment que dans deux ou trois autres siècles. Ça sera sans doute plus long que pour la science matérielle, car contrairement à cette dernière l'éveil spirituel authentique ne peut servir à aucun grotesque intérêt. C'est difficile à dire, car l'histoire pourrait s'accélérer, par des événements imprévisibles, ou au contraire avoir de douloureux retours en arrière, notamment à cause des injustices du tiers-monde. Enfin les comités d'éthique, si nuls qu'ils soient actuellement, c'est quand même un précédent, un tout premier pas dans cette direction.
Gérard: - Tout de même, l'administration boutant le feu sacré, j'aurais aimé voir ça. Ce ne sera sûrement pas la même administration qu'aujourd'hui.
Brigitte: - Tu le verras dans une autre vie, de toute façon. Peut-être en seras-tu un des acteurs. Le problème qui se pose actuellement à nos modestes personnes, c'est le fatras de pseudo-méthodes de spiritualité, de pseudo-médecines douces, qui pullulent de plus en plus, et noient les pratiques valables derrière un rideau de baratin. Il n'y a aucune synthèse générale, aucune méthode, et n'importe qui peut s'amener et présenter impunément n'importe quelle opinion personnelle ou spéculation arbitraire comme un «enseignement spirituel» ou comme une «méthode de santé». La science physique en est aussi passée par là, autrefois, mais elle ne veut plus du tout se reconnaître dans cette époque. Le tout premier boulot d'une nouvelle épistémologie, ce sera de balayer devant notre porte. Pour les médecines douces, elles ressortent des deux épistémologies à la fois, puisqu'elles visent à obtenir des résultats concrets, même quand c'est par des moyens abstraits. Pour les domaines de l'Esprit, je crois qu'il faudra, au moins au début, s'en tenir aux grandes traditions, notamment Indiennes et tibétaines. Il faut bien dire que chez beaucoup de spiritualistes actuels, il n'y a pas de véritable recherche: on répète tout ce qu'on a lu ou entendu, parce que «c'est spirituel», point. On ne vérifie rien. C'est sans doute pour cela que le mouvement spiritualiste actuel a si peu de prise sur la société; sans doute il faudra qu'il disparaisse, sous sa forme actuelle, pour recommencer à zéro sur des bases plus solides. Au moins une nouvelle épistémologie permettrait de vérifier tous ces enseignements spirituels, et d'en tirer enfin le vrai et le faux.»
(Ajouté en 2021: ceci, dit en 1988 et écrit en 1989, est exactement ce qui s'est passé depuis)
Gérard mime l'effroi à ce discours apparemment iconoclaste: Comment, vérifier les enseignements sacrés du Bouddha, vérifier les écritures des apôtres, vérifier la parole rare et précieuse des gourous, comme s'il s'agissait de simples spéculations, comme si on n'était qu'une vulgaire commission d'enquête de parapsychologues?
Brigitte rit à le voir: «Ah! Il ne s'agit pas de vérifier par exemple si Jésus a bien fait telle chose à tel endroit, on en a rien à carrer, et même s'il n'avait pas existé ça ne changerait rien aux paroles qu'on lui attribue: Oui ou non, s'Aimer les uns les autres peut-il rendre la vie plus juste, plus harmonieuse, plus heureuse? Ou encore être végétarien à la manière de Pythagore peut-il vraiment supprimer les guerres et les maladies? Là sont les véritables questions. Et le seul moyen d'y répondre, c'est d'essayer. Et il ne suffit pas d'avoir l'opinion: ol faut tenter l'expérience, en le vivant intérieurement, concrètement, en y adhérant de tout notre être, en en faisant notre vie quotidienne en société, au boulot, en famille. Ce n'est qu'à cette dernière condition que l'expérience vécue pourra nous enseigner et nous montrer la Vérité, la lumière, ou, le cas échéant, l'erreur, la distorsion.
Gérard: - Si Yolande était là, elle dirait que le meilleur moyen de savoir ce que vaut le Yoga c'est de le pratiquer.
Brigitte: - Tout à fait.
Gérard: - En somme, l'épistémologie scientifique, c'est l'expérience observée objectivement qui nous apprend. L'épistémologie spirituelle, c'est l'expérience vécue sincèrement qui nous enseigne.
Brigitte: - Bravo Gérard, prix Nobel de formule claire et concise!»
Une flamme joyeuse semble maintenant animer Gérard:
«Bon, mais ce que tu appelles les «conditions expérimentales», comme s'il s'agissait d'une expérience de chimie, au fond ce sont toutes les qualités que le débutant spirituel doit cultiver pour pouvoir commencer à progresser.
Brigitte: - Tout à fait: le Feu Sacré, ou le désir ardent de connaissance, le respect confiant de cette connaissance ou Dévotion, la sincérité avec soi-même, ou Humilité, la Sensibilité, le Lâcher-prise, c'est à dire cesser de tout vouloir régenter en nous et dans l'univers. La première chose à réaliser, c'est la relaxation physique, la seconde c'est le calme intérieur. Après vient la méditation, que l'on peut apprendre par des exercices physiques ou mentaux simples. La méditation est alors le moyen de base qui permettra des états de consciences plus élevés, des visualisations, et tout le reste. Si on s'y met sérieusement, après une période de probation, on est guidé dans l'invisible, et l'épistémologie elle-même n'a alors plus guère d'utilité.
Gérard: - Oui. En fait il n'y a rien de bien nouveau dans tout cela, si ce n'est que d'en parler en terme d'épistémologie, de science, et de science exacte si l'on veut bien ne pas la mesurer à l'aune de l'étroite logique Aristotélicienne.
Brigitte: - Exactement.
Gérard: - Eh bien, au boulot, donc.»
Gérard conclut ainsi cette discussion qui le laisse rêveur encore plusieurs jours après.
Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.
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