...n'était pas si reluisante que dans les contes de fée.
(Ce chapitre est dans son ensemble plutôt ⚠, ce qui signifie qu'il n'est pas recommandé de le lire si on veut seulement s'émerveiller. Il vaut surtout si l'on veut comprendre le cheminement assez tortueux d'Aurora projetée sur notre Terre, et tel que les éolis n'en eurent heureusement jamais connaissance.)
Voyons ce petit fief de Capderoc, un comme le haut Moyen Age européen en comptait des centaines. Peu importe le lieu, ni les noms exacts, qui ont été changés par discrétion. En ce douzième siècle les châteaux étaient encore assez primitifs, surtout dans cette campagne reculée, et tenaient plus de la grosse casemate que du palais. On commençait toutefois à y trouver des aménagements, des raffinements, et des chanteur et des vielleux, venus surtout du Sud. Les choses étaient en fait très inégalement réparties, et l'image d'Epinal que nous avons du Moyen Age a mi plusieurs siècles à se façonner.
Capderoc était donc un de ces nombreux petits châteaux, d'un de ces petits barons qui régnaient un peu partout en Europe, dans un pays de collines et de forêts. Un mur d'enceinte carré, quatre tours d'angles, une d'entrée, un donjon rectangulaire en face de l'entrée, et, dans la cour, adossés au mur, la chapelle, les corps d'habitation pour le curé, les serviteurs et les soldats, plus une étable, un moulin et une forge, le tout sur un espace très restreint. Quelle promiscuité! Le fer du forgeron sonnait pendant des heures interminables et quand les soldats ivres braillaient on était obligé de les supporter où que ce soit dans le château; il n'était pas possible d'aller d'un bâtiment à l'autre sans passer dehors au vu et au su de tout le monde. La grande porte était toujours fermée, on ne pouvait entrer ou sortir que le jour et encore avec un bon motif. Pas question d'aller se promener... Dans la cour grise, souvent boueuse, entre les raides bâtisses de pierre brute, il y avait encore le puits, et aussi, dans un coin, près du fumier de l'étable, les latrines: ⚠⚠⚠ ... Il faisait aussi bon vivre là que dans une prison, mais faute d'être capables d'imaginer mieux, les occupants de ce lieu s'y trouvaient bien: Ah la vie de château!
Dans les logements du maître, dans le donjon, et dans la grande salle de réception et de fête, une certaine recherche avait couvert les pierres brutes de tentures, et même par endroit de lambris, sans compter les armoiries et autres bannières. Mais malgré cette ostentation de moyens, le décor restait rude. Forcément: les plafonds noirs de fumée, les râteliers d'armes ou les têtes de sangliers aux yeux terribles n'incitaient pas du tout à la délicatesse des sentiments... L'hiver y était terriblement froid. Seuls, on s'en doute, les appartements du maître étaient un tant soit peu chauffés; les serviteurs et les soldats devaient se contenter du fournil ou de la grossière cheminée du corps de garde.
Le seul endroit un peu joli était la chapelle, mais il ne fallait pas compter s'y réchauffer l'hiver! Dieu était loin et haut pour les humains de cette époque... Simple et nu, ce lieu avait tout de même ses murs enduits et peints de bleu pâle, avec un grand crucifix très naïf. Les curés ont toujours su tenir leurs lieux présentables. Elle était petite: la spiritualité n'était pas la spécialité de Capderoc. Les barons se contentaient d'être en règle avec Dieu, ce qui coûtait moins cher finalement qu'avec leur suzerain.
Ce jour-là justement on en enterrait un, de baron, tué au combat. Son fils Regnald devint le nouveau Baron de Capderoc. Il avait tout juste dix-sept ans, avec ses cheveux blonds comme le Soleil. Tout le monde le trouvait beau et fort, un vrai seigneur et maître! Il riait aux éclats et félicitait serfs et soldats. Sa gaieté bourrue attirait toutes les sympathies, et par là le respect de tous les serviteurs, hommes d'armes et artisans. Mais ce n'était que de la manœuvre psychologique, car Regnald était en son for intérieur un être cruel et retors. Pour le moment, la chaleur de la jeunesse, ses cheveux blonds bouclés, son entrain, sa vitalité étonnante lui conféraient un rayonnement, une apparence aimable qu'il entretenait car il savait habilement en tirer parti.
Regnald était une force de la nature: un cou de taureau, une carrure énorme, le bras et la cuisse épais. Insensible au froid comme à la fatigue, les rudes coups qu'il pouvait recevoir à son entraînement guerrier ne lui arrachaient jamais une plainte ni une hésitation à recommencer. Encore un point pour se faire admirer et porter comme chef de facto. Il n'était pas intelligent au sens où nous entendons habituellement ce mot; mais il était très psychologue et rusé pour arriver à ses fins. Regnald passait le plus clair de son temps avec ses sergents et soldats, sur la lice devant le château ou dans la salle d'armes, à s'entraîner au combat. Toute la journée le château retentissait de fracas métalliques ou du ahanement de la lutte, à moins que la même fine équipe ne se transforma en meute de chasseurs invétérés battant la campagne en grand tintamarre, au grand dam des cultivateurs et de tout ce qui dans la forêt pouvait courir ou voler. Souvent on croisait dans un couloir Regnald en sueur, sanguinolent, bardé de fer puant le suif que l'on y mettait pour ne pas qu'il rouille. Et Regnald, comme si de rien n'était, vous décochait une plaisanterie ou un clin d'oeil malicieux...
Les longues soirées se passaient en ripailles et chansons, qui n'étaient pas des poésies, on s'en doute, mais les types, à l'époque, n'avaient pas appris à parler avec la télé, et leurs sottises et paillardises sortaient avec de vraies voix... Euh... C'était une époque formidable!... ...
... Comme on dit dans ces cas-là.
Regnald régna ainsi pendant deux ans, apparemment sans histoires. Mais son apparence sympathique ne devait pas leurrer ses sujets plus longtemps. Regnald croyait que quand on avait trompé quelqu'un une fois, on pouvait recommencer indéfiniment. Il se montra très dur avec les serfs, piétinant sans vergogne les champs lors de ses chasses incessantes, puis exigeant de lourds impôts, dont il attribuait l'origine à son suzerain. Bientôt les cachots du château furent pleins et le gibet fonctionnait bien plus souvent que du temps de son père. Pis encore, quand il s'agissait d'interroger des justiciables, avec les abominables méthodes de cette époque, on en vint à murmurer que la cagoule du bourreau cachait mal une carrure très reconnaissable... C'était sans doute vrai car Regnald de fait était vraiment sadique. Il oubliait juste une chose: que ses soldats étaient aussi des êtres humains, avec des familles hors du château, dans les villages, et qui discutaient avec les prisonniers pour tromper l'ennui des longues journées de garde... Regnald avait beau surveiller et espionner par une meurtrière donnant sur la cour, sa réputation de vilenie se fit rapidement. Heureusement le pouvoir d'un baron sur ses sujets n'était pas illimité et Regnald était redevable auprès de son suzerain de sauvegarder une apparence de justice, de loyauté et de charité. Mais il trouva le moyen de faire de cette obligation un prétexte supplémentaire pour oppresser et surveiller son monde. La justice, c'était lui qui la rendait, et il avait l'art de toujours trouver des coupables, et même au besoin des victimes. L'ambiance du château de Capderoc, qui n'était déjà pas spécialement raffinée, était rapidement devenue aussi intenable que celle d'un roman d'espionnage américain.
Au bout de ces deux ans, les conseillers de Regnald lui rappelèrent son devoir: il devait prendre femme et donner un héritier à son nom. Regnald commença par renâcler: pour satisfaire son désir, il lui suffisait d'aller faire un tour dans une des fermes... Mais soudain il entrevit les avantages que cette situation lui procurerait. Justement son suzerain avait à le remercier, sûrement pas d'un haut fait chevaleresque car ils ne se vantèrent jamais de cette affaire. Mais elle devait être d'importance pour que le suzerain décide d'offrir à Regnald sa fille Gunniverre...
Gunniverre était l'idéal du Moyen Age comme Regnald en était la honte. Elle avait été élevée à la cour de ses parents qui était nettement plus raffinée que celle de Regnald: il n'y avait de râteliers d'armes et de têtes de sangliers que dans la salle d'honneur. (C'était tout de même un progrès...) Ils recevaient de lointains visiteurs qui chantaient des poésies au lieu de paillardises. Mais ces différences étaient somme toute encore superficielles, car la vie quotidienne y était presque aussi rude pour les serfs et pour les animaux de la forêt.
Gunniverre et ses soeurs étaient nées et avaient vécu dans des appartements propres, avaient appris à chanter et même à tenir quelque instrument de musique. Les plus rudes besognes leur avaient été épargnées, sans pour autant vivre dans du coton, car leur père tenait à ce qu'elles sachent faire le pain, tisser, jardiner ou cueillir des fruits. Gunniverre de fait était une mignonne jeune fille de seize ans, épanouie, cultivée et éduquée comme il se faisait de mieux à l'époque.
Ce qui se faisait de mieux... Certes on savait piquer une rime, mais il ne faut pas croire que c'était l'idéal. L'évolution va en ascendant, donc en descendant si on va vers le passé, et non pas l'inverse. Ainsi on pensait que les hommes vont à la guerre, que c'était normal; qu'ils allaient à la chasse, que c'était normal (Saint François d'Assise était encore attendu...) que les serfs trimaient et vivaient dans des cabanes, que c'était encore normal, que les suspects soient torturés et pendus, normal encore... Au Moyen Age, contrairement à la théorie de l'âge d'or, la Sensibilité ne faisait que s'éveiller, et les admirables réalisations de cette époque n'étaient le fait que d'une petite élite éclairée, et encore devait-elle se garder de trop montrer en public ce qu'elle était réellement.
Si Gunniverre était représentative de son époque, elle était toutefois aussi une exception. Elle pensait «comme tout le monde», c'est-à-dire très peu, mais sa Sensibilité artistique et sa Compassion étaient nettement plus épanouis que chez ses contemporains. Pas trop, car elle n'aurait pu vivre dans cette ambiance, mais suffisamment pour la mettre mal à l'aise dans de nombreuses occasions: la guerre, les exécutions, l'abattage des cochons... Un jour elle s'en était confessée à son abbé. Ce brave abbé était un de ceux qui avaient choisi ce métier pour faire le Bien, qui y croyait vraiment, ce qui lui valait une connaissance intuitive nettement au delà de ce qu'on lui avait appris dans ses ordres. Il avait grondé sourdement: «Folle! Ne dites cela à personne! Dieu vous comprendra et vous pardonnera, mais les hommes, jamais. Filez vite, maintenant». La seule solution pour Gunniverre eut été d'entrer au couvent, unique havre de tranquillité disponible à l'époque, mais voilà, elle rêvait d'un homme avec qui elle serait heureuse et qui la comprendrait... Elle rêvait de cela, comme souvent les jeunes filles, mais aussi parce qu'elle était malheureuse de ne pouvoir communiquer avec personne. Souvent, elle se sentait triste, sans raison apparente, et le monde lui semblait une absurde attente de quelque chose qui ne viendrait jamais... Ecoutez les musiques d'époque, reconstituées par des artistes modernes, et vous ressentirez le fatalisme pesant et désespéré qui en émane souvent...
Le père de Gunniverre n'eut pas l'impression de mal agir en offrant sa fille à Regnald, au contraire. Gunniverre accepta volontiers, sur la base d'une simple entrevue de cinq minutes chez son père: Regnald, qui s'était lavé, paraissait gai et enjoué, et il l'approuva chaleureusement quand elle lui dit qu'elle savait rimer et faire de la musique. Gunniverre pensa avoir trouvé un homme sensible au regard pétillant; mais ce qui avait allumé l'oeil de Regnald n'était que le sein dodu de sa promise. Il pouvait toujours faire des ouiouioui à ses idées, cela ne lui coûtait absolument rien...
Lors du mariage, Gunniverre avait oublié ses amères pensées et sa tristesse. Elle était même heureuse, heureuse de la fête, heureuse de chanter les répons dans la grande église du château de son père, pleine de gratitude envers ce Dieu qui lui accordait ce dont elle avait tant rêvé. Elle y était venue souvent, dans cette église, et elle avait prié, et prié... Car elle ne pouvait imaginer que la vie ne soit qu'une absurde attente sans espoir. Pour Gunniverre, Dieu, c'était la Poésie, la musique, la forêt ensoleillée, et un homme avec qui partager ces heureux moments. Elle avait souvent tiré la quenouille en rêvant, en chantant, en appelant la patience. Peut-être une de ces chansons infiniment nostalgiques nous est-elle parvenue...
Il n'y eut qu'un seul trouble en ce moment de bonheur: à l'instant de dire «oui», elle vit nettement entre elle et le brave abbé la figure d'un diablotin hilare (il en était presque sympathique!). Elle hésita en son for intérieur, mais ne put rattraper le «oui» qui sortit automatiquement de ses lèvres, sans aucune participation de sa volonté. Il ne pouvait en être autrement d'ailleurs: Elle était théoriquement libre de refuser, mais quelle réprobation, quel scandale aurait-elle soulevé... De toute façon elle ne comprit pas du tout ce que cette apparition pouvait bien signifier en un tel moment. Le diablotin disparut en ricanant, et Gunniverre chassa péniblement cette vision de son esprit. La fête continua, avec des chants et des festins; mais Gunniverre était maintenant engagée sur un chemin de souffrance et d'illusions. Heureuse de chanter dans la grande salle rutilante de chandelles, le coeur pincé d'entendre la voix déjà un peu éraillée de son nouveau mari. Heureuse d'entendre son rire sonore et entraînant, gênée de le voir s'empiffrer malproprement de tant de venaisons et salaisons. Le régime alimentaire de Regnald était atroce: viande et vin presque exclusivement. Seule sa très forte constitution lui avait permis d'y résister. Il ignorait que l'on avait fait périr des condamnés à mort de cette façon. De toute façon, dans son orgueil, il se serait volontiers cru immortel.
L'arrivée au château de Capderoc fut encore pire: la raide et triste bâtisse ne vibrait que de bataille et de combat. La souffrance et le désespoir sourdaient de ses sinistres caves pleines d'innocent condamnés. Pas un brin d'herbe dans la cour, aucune vue sur l'extérieur. Le château du père de Gunniverre était plus grand, avec des dépendances et des arbres; on pouvait y admirer les oiseaux de la fenêtre et se régaler à les entendre chanter. Ici la seule affaire que l'on avait avec les rares oiseaux était de tendre pièges et gluaux. Au soir des noces ce fut pire encore. La mère de Gunniverre lui avait prédit du bon temps, avec cet homme vert et fort. En fait il était piètre amant, brutal et fugace. Gunniverre qui s'attendait à se pâmer d'amour, dut faire preuve de beaucoup d'imagination pour au fil des années arriver à ressentir quelque chose.
Car, c'est là que vous allez être étonnés, Gunniverre ne s'était pas désillusionnée. L'eut-elle fait, qu'elle aurait eu à affronter une énorme et terrible déconvenue. Elle aurait dû s'avouer que son mari était un être fruste et méchant qui allait terriblement gâcher sa vie. Elle n'aurait plus eu d'autre issue (ni d'autre envie) que le suicide. Pas question de divorce à cette époque!
Elle fit une chose qui vous paraîtra fort étrange: elle se cacha à elle-même cette terrible dis-réalité. Un raisonnement logique élémentaire, un brin d'intuition auraient pourtant pu la lui montrer. Elle n'osa pas, elle n'en eut pas la force, elle ne suivit pas cette direction, chassant farouchement de sa conscience toutes les preuves, jusqu'au moindre indice.
Enoncé comme cela «se mentir à soi-même» paraît impossible. Voudrait-on le faire exprès que l'on n'y arriverait jamais. C'est là je le reconnais un grand mystère et l'un des plus étranges défauts humains; pourtant nous le faisons tous à toutes sortes d'occasions, bénignes ou graves. Le plus fort c'est que nous ne nous en rendons pas compte! C'est ce qui explique sans doute que les humains qui vivent en dehors de la vraie vie ont tant de difficulté à comprendre leur situation, malgré leurs souffrances: Comment avoir la force d'accepter que toute notre vie a été une erreur, que nos valeurs sont fausses ou fallacieuses, que des gestes que nous pensions normaux se révèlent criminels? Comment avoir le courage de se retrouver au ban d'une famille ou d'une société qui seraient restée dans ses illusions?
«Se mentir à soi-même» est peut être l'expression la plus directe dans la vie terrienne de ce qu'Adénankar appelait la maladie des Terriens, le refus d'accepter les Lois Universelles de la Vie. Aurora, quand elle vivait sur Aéoliah, n'aurait jamais pu imaginer qu'une telle chose fut possible; pourtant Gunniverre le fit, deux siècles après qu'Aurore ait fuit la même situation, dans le vallon aux bambous. C'était trop pour un psychisme humain encore enfantin, qui plus est fragile et déstabilisé. Gunniverre chassa de sa pensée le diablotin, la voix éraillée, les gluaux, l'haleine fétide... Elle joua le jeu: Elle était la Baronne de Capderoc, fief batailleur et ripailleur! Ahah! Elle était la femme de Regnald! Elle l'aimait, elle faisait comme lui, chanter des paillardises, bâfrer des viandes gluantes de sauce, (Des cuisses entières sans couteau ni fourchette, je ne vous en dit pas plus...) admirer les joutes brutales en piaillant, essuyer la terre du visage de son mari, et, la nuit, terminer toute seule pendant que l'autre ronflait déjà.
Regnald la regardait faire, en coin, avec un discret sourire content de lui, comme font les êtres sales quand ils voient un être pur tomber à son tour dans la souillure.
Gunniverre semblait irrémédiablement perdue. Pourtant elle était déjà sauvée. Paradoxe? Non: nuance, mais qui n'avait pas échappée au Gardien Cosmique dans son merveilleux vaisseau si haut, parmi les étoiles, loin au-dessus de Capderoc. Aurora-Gunniverre n'avait pas intégré le mal en elle, elle s'illusionnait simplement sur son époux. Ce n'était certes pas suffisant pour remonter tout ce qu'elle avait dégringolé, et il lui faudrait encore beaucoup de travail. Mais le plus gros noeud était défait. Pour son âme, car Gunniverre la terrienne allait encore souffrir. Elle culpabilisa, et pensa être elle-même la cause de son malheur, avec sa Sensibilité et ses rêves de Perfection... Elle était en fait accrochée à ses illusions sur Regnald, comme un membre d'une secte à son faux gourou qu'il prend pour un guide parfait. Elle ne se rendait compte de rien, mais les rires sonores de péronnelle et les grands gestes des bras cachaient mal une sourde tristesse. Ecoutez encore les chansons...
Regnald se fichait pas mal de sa femme le jour, et il la laissait faire ce qu'elle voulait dans son appartement. Heureusement, car pour le reste elle était littéralement prisonnière. Elle ne pouvait sortir qu'accompagnée de son mari. Elle ne quittait jamais le château ou la lice et se serait étiolée si elle n'avait été une de ces femmes frêles d'allure mais robustes de constitution. Elle put tenir cette vie en porte-à-faux pendant des années. Son appartement personnel était constitué de deux pièces dont l'une donnait sur la chambre commune. Elle aménagea l'autre avec tout ce qu'elle put trouver de joli et de poétique. Elle recommença à jouer de la musique et à chanter. Elle mena double vie; elle fit comme la plupart des femmes de son époque: de la Poésie, oui, mais à part de la vie. Dans les textes, mais pas dans les gestes.
Malgré les ripailles communes, on se doute que les relations entre Regnald et Gunniverre étaient quasi inexistantes. Il n'avait même pas su être à la hauteur au lit, comment eut-il pu l'être dans aucun autre domaine? Pourtant Gunniverre tenta de parler avec son mari. Au début il renâcla, puis, tactique, il se mit à l'écouter quelques minutes de temps à autres. Gunniverre espérait-elle le ramener vers le Bien? Elle lui parla Poésie; il répondit que ça lui plaisait. Il supporta d'écouter un poème, et arriva même à faire bonne mine, malgré une furieuse envie de décamper. Instinctivement, il jouait le jeu de Gunniverre, et il l'entretenait dans ses désirs de rédemptrice. Cela pourrait lui servir un jour. D'autres fois Gunniverre le questionnait sur ce que lui faisait. Il répondait invariablement qu'il préparait la guerre. Quelle guerre? Pourquoi? Ça c'était des histoires d'hommes, comme il disait. Mais il fallait être prêt, car il y aurait des guerres de toute façon. Dieu le voulait ainsi. Il fallait bouter l'ennemi hors du pays. Et pour cela il fallait des hauts murs et des lances et des épées et des armures. Que pensa Gunniverre de ces propos débiles? Elle les crut. Elle avait complètement abdiqué, pour le moment du moins. Et les oiseaux? «Dieu nous les a donnés pour les manger». Et leurs chants? «Eh bien écoute-les si c'est ton bon plaisir, moi mon bon plaisir à moi c'est de les manger. Je retourne à la salle d'armes»
Liberté... Mot inconnu à cette époque. Pourtant Gunniverre la connaissait... Et la respectait. Aussi elle avala encore l'histoire des oiseaux. Puisque c'était «son bon plaisir»... Elle se reprocha même d'avoir contrarié Regnald, d'avoir voulu attenter à sa «liberté». Par quel mystère était-elle ainsi sous le pouvoir de ce Regnald, qui n'était autre que l'âme qui l'avait entraînée si bas, quatre cents ans plus tôt, près d'un certain bûcher? La peur? La faiblesse? L'illusion? Gunniverre se présentait comme un patchwork de morceaux étrangement mêlés d'Aurora, de Regnald, de stéréotypes de l'époque. Par moment elle était complètement comme le Baron. Cette abdication de la personnalité et de la perception était le seul échappatoire pour ne pas souffrir le martyre... Il lui fallait penser et ressentir comme lui, pour ne pas avoir mal!
Le corps de Gunniverre semblait être plus réceptif à la pensée et aux désirs de Regnald qu'à sa véritable âme, celle d'Aurora. En fait à ce moment de sa vie Gunniverre n'avait fait que dégringoler pour se retrouver au pied du mur, face au drame qu'il lui fallait dénouer. Mais en aurait-elle la force? Rien n'était moins sûr. Sa personnalité semblait se figer dans ses deux rôles, et encore Gunniverre se rendait de moins en moins souvent dans la chambre aux poèmes. Cette existence se terminerait sans doute ainsi, comme pour tant d'autres êtres sensibles, lamentablement, par un lessivage complet à la sauce Regnald.
Mais pourtant les étoiles continuaient de briller avec féerie dans les milliards d'années-lumière. Et, insensiblement la Vie Universelle mettait ses pièces en place autour de Gunniverre. Aeoliah n'abandonne jamais ses enfants!
Il advint une suite d'événements apparemment anodins, banaux en tout cas. Gunniverre eut un fils. Regnald, Baron de Capderoc, avait un héritier. Gunniverre en eut la charge complète, du moins tant qu'il resta trop jeune pour fréquenter la salle d'armes. Face à cette responsabilité, elle redevint un peu une personne. Seule circonstance atténuante pour Regnald, il sut s'attendrir pour ce bébé qui lui tirait la barbe en riant. Instinct paternel? Germe de Bonté en lui? Qui saura le dire?
Gunniverre se prit d'amitié pour la mère de Regnald. La pauvre femme n'avait mérité ni la mort de son mari, ni un tel fils. Douce et réservée, elle était restée longtemps taciturne et secrète dans son château gai comme une prison, mais un jour Gunniverre l'entendit chanter, ce qui créa entre elles un lien immédiat et indéfectible. Gunniverre n'était plus seule. La mère de Regnald n'osa le critiquer nommément, mais elle montra tout de même son amertume. Gunniverre se rendit compte que Regnald ne faisait pas souffrir qu'elle. C'était un marchepied pour la suite, pour se défaire de la terrible culpabilité qui l'écrasait, et que l'autre entretenait par d'habiles sous-entendus, par des éclats de colère soigneusement dosés. Souvent son visage et sa voix devenaient terribles, apparemment contre d'autres personnes, mais c'était tourné de telle façon que Gunniverre ne pouvait pas ne pas se sentir visée... Alors son coeur battait la chamade, et elle s'agitait fébrilement à quelque chose qui plaisait à son époux.
La mère de Regnald conseilla à Gunniverre de parler avec le curé de Capderoc. Curieusement, elle n'y avait jamais pensé, se contentant des rituels obligatoires à l'époque. Elle trouva dans le curé de Capderoc un de ces vieillards sans âge, au coeur bon comme le pain. Le brave curé commençait à se demander ce que Dieu pouvait bien attendre de lui dans ce château infect. N'allez pas imaginer que ce curé fut un saint ni même une source de vérité; ses conceptions du monde et de la vie étaient imprégnées des mêmes balourdises et de la même cruauté que chez ses contemporains. Ce nigaud ensoutané ne tenta jamais de détromper Gunniverre, pour la simple raison qu'il ne voyait rien à détromper, et qu'il n'avait lui-même rien compris. Il ne lui apporta aucun élément de vérité, mais seulement une chaude sympathie. Qui avait tout autant de valeur... car la vérité se trouve souvent mieux dans les subtils échanges de coeur à coeur que dans les phrases.
Gunniverre eut même droit à un moment de bonheur: Regnald était enfin parti à sa satanée guerre, qui dura plus de deux ans.
Malgré ces circonstances tragiques, Gunniverre se sentit légère. Elle osa même s'avouer ce sentiment. Le château était plus calme, sans les braillements ni les cliquètements d'armes. Il était entre les mains des deux plus vieux conseillers qui laissèrent les femmes plus libres d'aller et venir. Et puis après tout Gunniverre était la Baronne. Comme on l'a vu elle aurait sans doute été plus heureuse en paysanne, mais elle était la Baronne. Une occasion pour, enfin, s'affirmer en adulte, en être humain indépendant, dont elle ne profita pas tant qu'elle aurait pu. Cela lui monta plutôt à la tête: l'influence de Regnald, encore. Son fils était encore trop jeune pour accompagner son père, mais il était déjà initié aux jeux guerriers... et à la chasse. Si Gunniverre avait retrouvé quelque liberté de mouvement, elle était encore loin de recouvrer la liberté de penser. Elle alla jusqu'à montrer au gamin comment faire des pièges à oiseaux! Entre deux poèmes... Quelle pagaille! Elle était vraiment la baronne...
La guerre, que Gunniverre ne vit heureusement jamais, facilita paradoxalement les rencontres. La grande route de la plaine était dangereuse; les voyageurs préféraient passer par la vallée parallèle, par Capderoc, malgré la mauvaise réputation de ce lieu. D'habitude il n'y venait que des jongleurs médiocres, ou bien des ermites qui passaient vite leur chemin... On y vit des pèlerins, des musiciens, des compagnons, des commerçants. Tout ce monde demandait l'hospitalité au château pour une nuit ou pour quelques jours, et c'eût été un grave manquement au rôle de châtelain que de la leur refuser. Ils ne manquaient pas d'égayer les soirées en démontrant quelque talent, ou en déballant leurs malles pleines d'excitantes richesses: tissus, bijoux, épices... Gunniverre en profita pour faire des achats et embellir son appartement de beaux tissus bleus, et même d'une grande tenture indigo.
Un jour un pèlerin apporta des histoires de Wallonie. Il leur raconta l'a vie d'un seigneur local, Hubert, qui était possédé par la cruelle passion de la chasse, traquant impitoyablement tout ce qui courrait ou volait. Un jour qu'il forçait un cerf à pied, dans la forêt ombreuse propice au Mystère et à la Merveille, le cerf s'immobilisa soudain et une grande croix lumineuse apparut entre ses bois. Hubert entendit alors une voix intérieure lui ordonnant de renoncer totalement à la chasse et de changer complètement de vie. Ce qu'il fit, au point même d'entrer dans les ordres.
Hubert fut canonisé peu après, et vous savez que aujourd'hui il est appelé le saint patron... des chasseurs! Voyez-vous comme les discours établis peuvent cacher les mensonges les plus grossiers, et comme une belle histoire peut être travestie en vile propagande...
L'histoire d'Hubert fit fortement impression sur Gunniverre... Elle rêva à plusieurs reprises d'un cerf lui ordonnant de changer de vie. Mais elle n'était pas une sainte, et de fort loin. «Changer de vie» consiste d'abord (et essentiellement) à changer d'idées, de sentiments, et pour cela il fallait d'abord sortir de l'influence de Regnald... Compliqué. En fait Gunniverre aspirait bien à en sortir, mais inconsciemment elle avait très peur... Elle ne pouvait se résoudre à reprendre l'ensemble de ses pensées en main, mais elle agit ponctuellement en posant un acte symbolique: la tête de cerf qui ensinistrait la chambre conjugale disparut. (Pardon aux cerfs pour le mot ensinistrer; mais la tête d'un cerf n'a sa place et sa beauté que sur le cou d'un cerf heureux dans la forêt ,et non pas clouée à un mur)
A cette époque elle éprouva le besoin de se confesser souvent chez le brave curé. Que lui dit-elle? Qu'elle pensait agir selon la morale (De l'époque!) mais que même ainsi elle se demandait si elle agissait bien selon la Loi de Dieu. A chaque fois qu'elle venait, quoi qu'elle lui ait dit, le curé l'envoyait toujours réciter un Pater et un Ave Maria, histoire de dire qu'elle faisait pénitence. Mais il n'était pas du tout convaincu qu'elle ait quoi que ce soit à se reprocher. Lui-même avait été ébranlé par l'histoire d'Hubert. L'esprit cruel de l'époque fléchissait dans ce château un peu libre. Le curé écoutait Gunniverre, longuement, avec sa petite mine grave, dodelinant un peu de la tête. Il n'avait pas trop de clients à Capderoc, alors il avait le temps. Il lui posait une question quand elle s'arrêtait, histoire de lui permettre de continuer. Puis il lui disait «Dieu vous pardonne ma fille» et quand elle revenait de ses Paters: «Dieu est avec vous ma fille» et il lui donnait son bon sourire. C'était une sorte de psychothérapie avant la lettre, qui fit du bien à Gunniverre.
La guerre se termina, par une terrible défaite. Le suzerain du Baron, père de Gunniverre, fut battu et tué dans des conditions scabreuses. Son fief fut repris par le vainqueur, que nous appellerons le Duc, par discrétion. Quelques jours plus tard la mère de Regnald mourut subitement, d'une façon incompréhensible. Gunniverre fut très affectée par ce double deuil. Elle était seule maintenant.
Ou pire encore. Regnald revint au château. Son orgueil avait été durement atteint, et il avait pris le goût du sang. Son oeil était maintenant injecté de rouge. Il ne dit jamais rien pour la tête de cerf, mais il prit acte. Il s'en fichait complètement, de cette tête de cerf, mais il lui était intolérable de voir Gunniverre échapper à son influence, de si peu que ce soit. Elle allait payer.
Regnald était de ces gens, que l'on rencontre souvent, hélas, qui ne vous diront jamais, jamais, mais alors jamais la vraie raison pourquoi ils vous détestent. Peut-être est-ce un truc sans importance pour vous, que vous pourriez facilement leur concéder. Mais non, jamais vous ne le leur ferez avouer leur raison exacte. Alors ils vous font mille reproches différents, à propos de tout et de rien, s'ingénient à trouver mille occasions de vous persécuter, et si jamais, pour vous défendre, vous leur portez quelque coup, alors ils y voient le plus beau prétexte, qui justifie toute leur vindicte et au delà, y compris celle qu'ils vous vouaient déjà avant.
(Note de l'auteur: A l'époque où j'ai écris ce texte, environ 1988, le concept de harcèlement moral n'avait pas encore émergé. Toutefois il se trouve que j'étais précisément confronté à une telle situation, qui a aussi provoqué deux suicides et des maltraitances à des enfants. Les descriptions de ce chapitres étaient donc de première main, et elles constituaient à l'époque un moyen de dénoncer ce problème, en particulier comment les victimes sont tenues mentalement captives. D'autres mieux placés que moi l'ont fait depuis, en particulier Marie France Hirigoyen, psychiatre spécialiste de ce genre de choses. Aujourd'hui on sait que les gens comme Regnald sont des psychopathes, qu'on en rencontre souvent, et les expressions de «harcèlement moral» ou «sociopathe» suffisent à résumer tout ce chapitre.)
Regnald organisa sa haine si méthodiquement, si patiemment, que Gunniverre ne s'aperçut de rien, au début. Toujours psychologue, Regnald faisait en sorte que Gunniverre se sente obligée de s'imposer elle-même ce qui lui ferait du mal. Il avait le temps, maintenant, car le Duc lui avait interdit d'entretenir une armée, seulement quelques gardes. Il prit donc l'habitude de parler avec Gunniverre. Toujours mielleusement. Oh qu'il était gentil, le brave Regnald. Qu'il était tout dévoué au bonheur de sa femme, maintenant qu'il n'avait plus la guerre à s'occuper. Il alla jusqu'à visiter la chambre aux poèmes. Gunniverre, toujours prête à espérer de nouveau, à voir le Bien s'éveiller enfin, le crut encore...
C'est que le malheureux Regnald avait bien des problèmes... Par exemple, ce curé, il avait ouï dire qu'il était à la solde du Duc. Puisqu'elle allait souvent le voir, ne pourrait-elle regarder dans ses affaires... Et la salle de Poésie, c'était dommage, mais elle était bien placée pour surveiller la cour... Il ne restait à Gunniverre qu'une sorte de réduit sombre... Et ainsi de suite. Gunniverre commença par accepter ces dures pertes et ces cas de conscience, car elle avait, puissamment implantée en elle, un solide trait de caractère: l'obéissance, la discipline. Ce sont certes deux belles qualités, quand elles sont utilisées à bon escient; mais avec Regnald elles ne pouvaient mener qu'à l'auto-destruction.
Gunniverre fut bien obligée de s'en rendre compte, tant la tension devint insoutenable. Elle finit enfin par réagir. Timidement d'abord, passivement, mais tout de même. Elle organisa une seconde vie intérieure, visualisant des scènes de fleurs et de nature quand le Baron était là. Et il était souvent là à la suivre, car terriblement fainéant en dehors de tout ce qui concernait la guerre ou la chasse. Mais Gunniverre, à peine ce travail spirituel commencé, eut un encouragement.
En effet, de temps à autres, des envoyés du Duc, ou le Duc en personne, venaient à Capderoc. La guerre avait cruellement éprouvées les campagnes; il fallait permettre aux serfs de relancer leurs cultures, reconstruire leurs maisons, et pour cela prendre des mesures comme des exemptions d'impôts, ou chasser seulement en forêt, pour ne pas détruire la moitié des récoltes en les piétinant. Comme Regnald détestait le Duc! Mmmmouuuuuu! Mais comme il savait lui faire bonne figure! Le Duc alla jusqu'à se préoccuper du sort de Gunniverre, qui, disait-on, savait rimer et chanter. Regnald ne pouvait cacher son épouse, il fut bien obligé de la présenter. Le Duc trouva bien sombre le recoin aux poèmes. «Mais mon cher Baron, votre femme chante merveilleusement! Que ne lui donnez-vous cette chambre claire à côté de la vôtre, pour lire et jouer, au lieu de ce réduit?» Gunniverre n'en crut pas ses oreilles! Le Duc lui permettait de retrouver sa belle chambre aux poèmes! Il alla même jusqu'à demander pardon pour la mort de son père! Gunniverre ne put tout de même pas donner son amitié au Duc, mais elle dût admettre qu'elle lui devait une fière chandelle.
Gunniverre, forte de cette première victoire, se mit également à parler plus librement à son fils. Ce dernier l'écoutait. En tirerait-il une ligne de conduite morale? Serait-il meilleur que son père, triompherait-il de son influence perverse? Une graine était semée, germerait-elle?
Regnald, lui, devint mauvais. Sournoisement, à cause du Duc. Mais mauvais. Il ne parla plus jamais à Gunniverre. Il se mettait à brailler quand elle chantait. Il lui interdisait de seulement sortir sur la lice, et mille autres vexations. Il devint également très dur avec les serviteurs, qu'il avait pourtant su ménager (par intérêt) jusqu'à présent. Mais heureusement, au lit il avait perdu tous ses moyens. Car en vérité Regnald commençait à payer le prix de sa folle conduite de vie. Le radieux sourire de la jeunesse avait disparu à tout jamais. Son métabolisme était à la fois affamé de glucides et d'éléments nobles absents de son alimentation, et surchargé de déchets et de toxines: sous-nutrition chronique, qu'il compensait par une inefficace et désastreuse suralimentation: jusqu'à quatre kilos de viande par jour! L'entretient de Regnald coûtait fort cher à la gent animale. Son foie, serviteur dévoué, silencieux et si humble, avait doublé de volume. Son coeur était empoisonné de mauvais sentiments et d'alcool. L'invincible Regnald, qui avait autrefois plaqué un taureau à mains nues, qui ne craignait ni le froid glacial de la bise, ni les coups les plus rudes, s'était ruiné lui-même de l'intérieur. Son fol orgueil lui interdisait d'en parler à quiconque, mais, parfois, seul au détour d'un couloir désert, on l'aurait vu se figer soudain la main sur la poitrine, proférant d'horrible malédictions avec d'hideuses grimaces. Sans aucun espoir d'inspirer de Compassion à quiconque...
Le Duc était, lui, un protecteur des arts et des lettres. Pas par amour personnel, mais par réalisme: il savait qu'une nation tire sa force de son esprit, de ses artistes et artisans, de sa foi. Il envoya régulièrement des ménestrels et autres conteurs à Capderoc. Il fit cadeau d'un retable à la chapelle. Des artisans s'installèrent même hors les murs de Capderoc, à côté de la lice.
Quelques années passèrent encore ainsi, entre le timide renouveau et la haine de Regnald, quand arriva, sous recommandation du Duc, le troubadour Arnaud. Gunniverre vit immédiatement, comme à l'évidence, que c'était là un homme véritable, sensible et raffiné, sincère et intègre. Sa belle et ample voix de ténor servait à merveille ses textes vivants et poétiques. Il chantait l'amour, l'attente de l'être aimé, il parlait de la vie, des oiseaux, des après-midi calmes au rouet. Il représentait précisément l'idéal de Gunniverre! Mais pas question pour elle d'en être amoureuse. Impensable: elle était unie devant Dieu avec Regnald. (En réalité devant le diable, comme on l'a vu, mais ce «détail» était sorti de sa mémoire) Mais Gunniverre rêva d'Arnaud; elle l'invita à revenir.
Arnaud aurait bien aimé Gunniverre lui aussi; mais pour lui c'était encore plus impossible, surtout dans la sordide et malveillante promiscuité du château. Il ne fallait pas y penser. Mais un lien s'établit tout de même entre Arnaud et Gunniverre; un lien abstrait mais puissant. Ils ne se dirent jamais rien; mais ils étaient à chaque fois plus heureux de se rencontrer, de parler et de chanter ensemble. Ils n'avaient pas le droit de se le dire. Mais c'est ce que certains troubadours chantèrent plus tard comme un doux lien directement d'âme à âme, que nous appelons aujourd'hui l'amour platonique. Il n'a vraiment rien de plat, je vous le garantis, et il su combler l'âme et le coeur de bien des gentes dames affublées de maris lourdauds aux idées ne dépassant guère la ceinture. De nos jours l'amour platonique revient, entre autres par une saine réaction contre cette terrible idéologie dominante de la pornographie.
C'est là que se noua la tragédie d'Arnaud. Il en était à sa quatrième visite au château, et Gunniverre l'invita seul à seule dans la salle aux poèmes, où elle tenait également son rouet. Il ne lui vint jamais à l'idée de mal agir ainsi: cette pièce était nettement séparée de la chambre conjugale, avec un accès différent. Elle y avait souvent invité, également seul à seule, des envoyés du Duc ou même de simples voyageurs. Quand Arnaud redescendit, le soir, il ne vit pas la lourde silhouette de Regnald, caché dans une recoignure, l'oeil luisant. Le Baron n'était pas du tout jaloux, mais il tenait sa revanche sur Gunniverre.
Gunniverre ne s'étonna pas de la disparition d'Arnaud. C'était un être libre et fantasque, et il lui arrivait de partir subitement, sans rien dire à personne, et de réapparaître à l'improviste. Elle n'avait pas spécialement convenu d'autres rencontres avec lui. Le garde à l'entrée avait reçu consigne de le laisser entrer et sortir à sa guise. Pourtant elle eut un funeste pressentiment quand elle vit le Baron sourire à nouveau.
Il passa à l'attaque, directement chez le Duc, accusant Gunniverre d'adultère avec Arnaud. Il était témoin, et ⚠ Arnaud avait tout avoué sous la question, devant les conseillers de Capderoc.
Ce fut un moment terrible pour Gunniverre. Le sort qui l'attendait était affreux: ⚠ horriblement mutilée, elle passerait le reste de sa vie dans un cachot.
Pourtant ce n'était pas sur son sort qu'elle pleura, mais sur celui d'Arnaud, aussi terrible. Mais par dessus tout, que l'on puisse perpétrer si aisément d'aussi énormes félonies lui était bien plus insupportable que n'importe quelle torture physique.
Car il était fort difficile à Gunniverre de se défendre: pour l'esprit lourd de l'époque (et encore souvent aujourd'hui, avouons-le) toute relation entre homme et femme ne pouvait aboutir qu'au lit, ne pouvait avoir d'autre motivation que le désir sexuel. De nos jours, n'entretenons-nous pas encore de terribles confusions quand nous disons «ami/amie» ou «copain/copine» pour désigner une personne avec qui nous avons des contacts sexuels, et souvent que des contacts sexuels? Il ne manquerait pas de soi-disant témoins pour jurer avoir vu Arnaud entrer dans la chambre à coucher, et, elle le savait, le Duc ne badinait pas avec les lois du mariage. Eut-elle pu se disculper, que pour Arnaud il était déjà trop tard: ⚠ sans doute la torture l'avait-elle laissé infirme. C'était bien trop pour cet être sensible et délicat: dans d'aussi atroces souffrances, il aurait avoué n'importe quoi.
Le problème est que le haut Moyen Age était le théâtre d'étranges croyances qui ne prenaient pas du tout leurs racines dans les douces paroles de l'Enfant de Nazareth. Ainsi on était persuadé que l'innocent résistait à la torture et pas le coupable. Comme le bourreau n'y allait pas de main morte, la plupart s'attribuaient les plus injustes accusations. (Ne condamnez pas trop vite ces superstitions: au fond ce n'est pas plus idiot, ni plus cruel, et beaucoup moins lâche, que de nos jours croire que les braves gens victimes d'injustices peuvent tous financer de longs et coûteux procès pour se disculper et se réhabiliter en toutes situations. Que choisiriez vous, entre dix minutes de fer rouge ou dix ans d'incertitude, d'angoisse et d'usure mentale?) Pire encore, revenir sur ses aveux était considéré comme une preuve définitive de culpabilité. Arnaud, quoi qu'il arrive, était perdu.
Il s'en suivit une grande confusion à Capderoc. Gunniverre était enfermée dans sa chambre, en proie aux affres de l'impuissance. Regnald lui conta par le menu tout ce qu'il entendait lui faire subir. Mais ses conseillers, qui commençaient à le connaître, et sentant le Duc derrière eux, lui rétorquèrent hautement qu'il fallait d'abord faire un procès correct.
On envoya quérir le Duc, et Regnald se précipita pour se faire: ainsi il pourrait le mettre de son côté. Il n'eut pas de mal, car le Duc, malgré une certaine intelligence, manquait de finesse.
Le Duc, arrivé à Capderoc, commença par tancer vertement Gunniverre. Mais il sortit de la chambre dubitatif: Gunniverre ne parla jamais d'elle, mais de Justice et de Vérité. Elle renonçait à jamais revoir Arnaud, pourvu qu'on le relâche. Ce n'était pas la réaction d'une coupable. Le Duc exigea de compléter l'enquête. Les témoins se contredirent. Deux conseillers de Capderoc tentèrent de disculper Arnaud. Le Duc alla voir Arnaud dans son cachot: il lui jura son innocence, et lui parla de poèmes et de chansons. Ce fut une scène affreuse, ⚠ car le malheureux, brisé, souffrait et pleurait. Le Duc hésitait. Regnald tentait de le pousser, mais son sens psychologique s'était émoussé avec l'alcool. Sa lourdeur, ses ressassages insistants finirent plutôt par indisposer le Duc.
On aurait fini par accorder le bénéfice du doute à Gunniverre, et l'affaire se serait arrêtée là, si le brave mais stupide curé n'avait pas eu l'idée saugrenue de faire ce que l'on appelait un «jugement de Dieu». Quekquékça? Une des plus inexpiables horreurs de l'époque: Un combat à mort entre les deux hommes. Entre Regnald et Arnaud. Ils étaient tous persuadés que Dieu allait donner la victoire à l'innocent. Imaginer ainsi que Dieu était une sorte de personnage, de grand Baron capricieux, qui allait venir jouer Zorro pour régler tout le fatras des mesquines querelles entre ses sujets! Quel blasphème! Quel paganisme! Mais que voulez-vous, il leur fallait soit voir Dieu soit bien trop haut pour eux, soit l'imaginer aussi mesquin.
La véritable Source de Vie, l'Artiste Divin n'agit pas ainsi. Il respecte notre libre arbitre, notre dignité, notre décision, même absurde. Il nous considère comme adultes, et même d'une certaine façon comme Son égal. Son Oeuvre est bien plus vaste et plus subtile. Ce qui se passa lors du combat, aussi extraordinaire que cela pourrait paraître à certains lecteurs, ne fut que la stricte conséquence logique de ce que chacun des deux participants y fit, seul face à lui même. Pourtant la véritable Justice y trouva son compte d'une manière inapparente mais bien plus élégante.
La veille du jour fixé pour le combat, Gunniverre était dans un indescriptible état de lutte intérieure. Le terrible chagrin, bien sûr, que toute personne sensible ressent face à la perte d'un être vrai. Mais aussi un affreux dilemme. D'un côté, encore sous l'influence de Regnald, elle culpabilisait terriblement et pensait que ce qui arrivait à Arnaud était de sa faute (Elle ne s'apitoya jamais sur elle-même, malgré les terribles menaces de Regnald). De l'autre côté, elle était cette fois-ci bien obligée d'admettre que Regnald l'avait ignominieusement trahie. Il ne lui était vraiment plus possible de se mentir à elle-même, de se cacher la chose. Mais elle n'était pas encore arrivée à en tirer les conclusions simples qui s'imposaient, d'où une terrible tension, un état comme on en connaît heureusement peu dans notre vie, ⚠ bien plus ténébreux que la peur ou le regret: L'univers entier lui paraissait fou, noir et furieux comme un ciel de tempête, toute référence logique ou morale se dérobait, plus rien n'avait de sens, la vie elle même paraissait une tromperie... Quoi qu'elle pensa, des abîmes ténébreux s'ouvraient sous ses pieds, et tout espoir de Vérité semblait perdu. Ce sentiment atroce, qui n'a même pas de nom, nous le ressentons quand nous refusons d'admettre un des éléments de notre situation, et que ce refus nous mène à la tragédie...
Cela arrive par exemple à l'adepte sincère d'une secte qui se découvre trompé; ce peut être si pénible à affronter que certains n'en ont pas la force et restent coincés dans une forme d'auto-illusion. C'est sans doute aussi ce qu'on dû ressentir les peuples des civilisations natives d'Amérique ou d'Afrique, quand ils ont vu arriver ces envahisseurs blancs de peau, d'une si incompréhensible sauvagerie...
Le jour du «jugement de Dieu», tous les habitants du château et tous les serfs vinrent sur la lice. Gunniverre était cloîtrée depuis tellement de temps qu'elle découvrit qu'on était au printemps. Un clair Soleil déjà tiède distribuait sa tendre lumière, envers et contre la mesquinerie de ces gens, vers les oiseaux pleins de chants d'amour, vers l'herbe tendre qui couvrait la lice maintenant que les soldats ne s'y entraînaient plus.
Il y avait foule, car l'affaire était d'importance: Arnaud n'avait-il pas été recommandé par le Duc? Ce dernier était en bonne place sur la tribune, digne et impénétrable comme tout juge. Ses conseillers et capitaines l'entouraient, mais, à part le curé barjo de Capderoc, aucun ecclésiastique: même la cruelle hiérarchie romaine avait tout de même désapprouvé ce genre de pratiques depuis belle lurette. En face de la tribune, de l'autre côté de l'espace réservé au combat, les serviteurs et les serfs attendaient, discutant et riant bruyamment. Ils avaient amené diverses marchandises et nourritures, car après l'exécution aurait lieu le marché. Au-dessus de la tribune, sur un des poteaux qui servaient à tendre une bâche, un couple de mésanges exprimaient joyeusement la Beauté de l'Amour universel, envers et contre la sinistre comédie qui se préparait. Ô petit oiseau, par ton charme et ta Simplicité messager direct de l'Artiste Divin, tu leur indiquais pourtant la solution claire et nette à tous leurs problèmes! Mais ils ne t'écoutaient pas... Ô fol qui n'écoute que lui-même!
Gunniverre était aussi sur la tribune, à part. Seul son fils l'accompagnait. Paradoxalement, après les tourments de la veille, elle se sentait légère et presque heureuse. Etait-ce l'air du printemps, la vision tant attendue des arbres en fête, les mésanges? Ou bien tout simplement qu'elle croyait, elle aussi, que Dieu allait vraiment prêter Son bras à Arnaud pour lui permettre de terrasser le terrible Baron Regnald? Comment aurait-elle pu imaginer qu'il puisse en être autrement, puisque comme tous les autres elle était nourrie de telles inepties depuis sa plus tendre enfance? Justement le curé de Capderoc, qui marchait maintenant avec difficulté, vint à passer près d'elle, et il lui murmura discrètement son rassurant refrain: «Dieu est avec vous ma fille».
On amena Arnaud. ⚠ Le malheureux faisait pitié: amaigri par ses souffrances, lui déjà mince, il ne pouvait tenir sur ses pieds brûlés. Les courants d'air glacés des sinistres cachots de Capderoc avaient provoqué une pleurésie. Tremblant, fiévreux, infirme, ses jours étaient de toute façon comptés...
Les réactions de la populace ne furent pas du tout unanimes. Si la plupart, aussi bornés que Regnald, huèrent Arnaud, on entendit tout de même des «Arnaud Dieu est avec toi». Cette seconde réaction paraît plus sympathique, mais il faut tout de même savoir que, personne ne disposant d'aucun élément réel de vérité sur la «culpabilité» ou l'innocence d'Arnaud, la plupart des présents prirent parti pour ou contre lui uniquement en fonction de leurs opinions à propos de la fidélité conjugale!
Regnald se préparait au combat, méthodiquement, posément, comme s'il avait à affronter un puissant adversaire. On leur donna leurs armes, terribles: des pics à deux pointes, de plusieurs livres. Malgré son intérieur malade, Regnald était encore redoutable: Sa lourde masse virevoltait et sautait avec une agilité déconcertante; il aurait pu tuer net Arnaud à dix pas, d'un seul jet de son engin, avec une diabolique précision. Jamais on n'avait vu de combat aussi inégal.
Le signal fut donné.
Et alors rien ne se passa comme personne n'avait pensé.
Arnaud avait fait ses comptes. S'il refusait le combat, le supplice l'attendait. S'il acceptait, de toute évidence il n'avait aucune chance de gagner: il mourrait, et Gunniverre serait reconnue coupable, et atrocement suppliciée. Et lui, comment irait-il en Paradis, avec les mains pleines de sang? Il n'y avait qu'une seule solution.
Arnaud n'avait pas le droit de poser son arme, sous peine une fois encore d'être reconnu coupable. Il ne la posa donc pas, mais la tint une pointe en terre en s'agenouillant, dans l'attitude de la prière. Les huées cessèrent soudain.
Regnald avait retrouvé son sourire, mais un sourire féroce, une joie sadique. Il allait enfin se venger de la Bonté, de la Pureté, de la gentillesse de sa femme. Il allait mettre Arnaud en charpie et assister au supplice de Gunniverre. Pour lui, le comportement d'Arnaud était un aveu: il se tourna vers le Duc en faisant: «voyez...» Mais le Duc eut un regard glacé, totalement inhumain. «Continuez...» Il voulait la vérité, le Duc, pas des arguments. (Dommage qu'il s'y prenait si mal!) Regnald pouvait bien prendre à témoin qui il voulait, il était maintenant seul face à ses responsabilités.
Les serfs recommencèrent à huer Arnaud: «Lâche... Couard!» Mais le silence se fit bientôt. Ce qui pour ces esprits lourds n'était qu'une péripétie d'un jeu cruel, cachait en fait la Merveille. «Qu'aurait fait Christ à ma place?» se demandait Arnaud. Il balaya tout le reste, qui, de toute façon, face à la mort inéluctable, n'avait plus aucune importance. Arnaud n'avait plus rien à perdre. Il n'avait qu'une seule issue: le Ciel. Ultime Liberté de l'humain face à la mort! Qu'aucune magouille mondaine ne pouvait plus lui retirer! Mais il lui fallait d'abord pardonner. Il s'y employa, au prix d'un effort intérieur terrible. Non, Dieu ne jouait pas Zorro; non, Dieu n'allait pas descendre broyer les chairs de Ses créatures. Le véritable Dieu, l'Artiste divin, le Suprême Consolateur, s'il aida Arnaud, ce fut à pardonner. Et pardonner, cela signifie essentiellement trouver la Sérénité en son âme, malgré les émotions négatives soulevées par la vue du mal. Cela ne veut absolument pas dire que l'on abdique toute dignité, que l'on abandonne toute résistance. Rien à voir avec aucune forme de masochisme, résignation ou autre romantisme.
Le Pater commença à sortir de la bouche d'Arnaud. Jamais «Que votre volonté soit faite» ne résonna avec tant de sincérité; jamais «comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés» ne força tant le respect, malgré le trémolo convulsif qui le rendait presque incompréhensible. Tout le monde se figea. Même le Duc se pencha. Arnaud, hoquetant, nouée par l'effort, eut encore la force de dire «Je vous pardonne, Baron». Ô âme invulnérable, qui garde toute sa puissance, toute son intensité, même dans les plus horribles tourments, alors qu'un grain de sable peut suffire à ruiner le corps!
Qu'avait fait Regnald pendant tout ce temps? Il avait tourné autour d'Arnaud, levant son arme pour frapper, l'abaissant avec lenteur, comme si une main invisible retenait son bras; il recommença ainsi cinq ou six fois, puis se mit à jurer, écarlate. Il n'entendit sans doute pas Arnaud, aveuglé par la colère.
Le sinistre jeu continua: pour tous ces prisonniers de leurs terribles mentalités, il était hors de question d'arrêter le combat sans un mort au moins. Le Baron tentait encore, impuissant, de frapper Arnaud; ce dernier, étonné d'être encore en vie, s'adressa à Gunniverre: «A Dieu, gente et chaste Gunniverre» puis, en occitan, vers les mésanges: «A Diu, aquel pichon aucel». Prêt à entrer en paradis, il s'était mit à sourire. Pardonner avait exigé un terrible effort, mais cela fit comme un mur qui cède soudain: La terreur et la crispation douloureuse qui ne l'avaient pas quitté depuis le début de sa séquestration disparurent brusquement, pour laisser la place à une douce Sérénité. Même ses terribles souffrances physiques sortirent de sa conscience. La rage du Baron décupla: ces paroles, prononcées sur ce ton détaché, en un tel moment, innocentaient irréversiblement Arnaud. Sans doute Regnald crut-il que c'était réellement Dieu qui retenait son bras, et il se mit à proférer d'horribles blasphèmes: en un rien de temps toute la foule hurla contre lui, et le Duc, furieux, lui ordonna de se taire. En vain. Regnald était dans une rage indescriptible, écumant, tournant autour d'Arnaud, quand, sans qu'il ne l'ait touché, celui-ci glissa doucement à terre, épuisé par ses blessures, comme aurait fait un petit oiseau, poétique jusque dans sa façon de mourir.
Quel brouhaha! Quelle confusion! Le moins qu'on puisse dire c'est que la situation n'était pas plus nette qu'avant. Regnald s'acharna à coup de pieds sur le corps sans vie d'Arnaud; il fallut le tirer à dix. Normalement le rituel idiot désignait Arnaud comme coupable, mais dans ces conditions, il y avait comme un doute... Regnald se précipita vers Gunniverre: «Voyez, elle est coupable, elle doit être suppliciée!» A ce moment, et à ce moment seulement, Gunniverre eut peur pour elle. Il y avait de quoi. Tout un sinistre matériel attendait derrière la tribune, avec trois hommes en cagoule noire... Mais le Duc demanda à débattre avec des religieux. Regnald, fou furieux, faisait maintenant de terribles moulinets avec son pic et menaçait tout le monde. «Il est fol, amenez les archers». Mais les archers n'eurent pas à intervenir. Regnald titubait maintenant, comme ivre. Il s'effondra le nez dans la boue. Une demi-heure après c'était fini. Mourir à trente-quatre ans d'une bête crise cardiaque, au douzième siècle, lamentable...
Les deux corps furent exposés côte à côte. Quel contraste! Arnaud souriait doucement, beau comme un enfant. Les traits de Regnald s'étaient figés dans un rire sardonique.
Devant ce match nul, dans des conditions qui bafouaient tous leurs dogmes cruels et les laissaient sans aucun échappatoire, le Duc, ses conseillers et les ecclésiastiques hâtivement amenés, furent bien obligés de déterrer en eux quelque véritable sentiment humain et de prendre une décision par eux-mêmes. C'est qu'ils n'étaient pas du tout d'accord les uns avec les autres! Mais le peuple, dans un de ses accès de juste Sensibilité, réclamait l'acquittement de Gunniverre, faisant un beau tapage. Même les soldats discutaient entre eux, lançant des regards vers leurs maîtres... Rien n'arrête le peuple unanime: Les puissants ne pensent jamais si vite et si bien que quand ils sentent leur pouvoir ne tenir finalement qu'à une simple convention. Ils surent trouver un accord officiel et faire passer leurs grimaces pour du chagrin. Gunniverre fut enfin innocentée. Avait-il vraiment été nécessaire de massacrer Arnaud pour arriver à une aussi évidente conclusion?
En tout cas son pardon au Baron fit vive impression. Il fut presque tenu pour un martyr. Peut être que ces événements contribuèrent à faire reculer ces pratiques cruelles, mais quel prix à payer pour chaque victoire sur la barbarie!
«Ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers» commenterait le proverbe à propos de la mort d'Arnaud. Ce qui semble un vilain dicton pessimiste n'est que justice, car ce faisant, les bons quittent notre vie plate pour une autre plus agréable, qu'ils ont méritée. Ils passent en classe supérieure, en somme. Arnaud n'alla pas directement en paradis, car, comme on l'a vu, les choses ne se passent pas tout à fait comme dans les livres de catéchisme. Mais il avait gagné une fameuse avance. Il recommença une autre vie un peu plus tard, en Inde, à l'époque étape classique de l'éveil à la Vraie Vie. On se doute qu'il alla dans les bons Ashrams étudier les Mystères et atteindre ce que les hindous appellent Ananda, la joie intérieure inébranlable. Il apprit aussi la musique de l'Inde, qui était de fort loin en avance sur celle de l'Europe à cette époque. Après cela, il fut libre de quitter la Terre, ou d'y rester pour aimer ses frères et leur offrir en partage ce qu'il avait acquis. On ne sait ce qu'il fit, car on perd sa trace ici. On aurait sans doute préféré qu'il vive et partage l'amour de Gunniverre. Mais cela n'était pas possible: Nellio attendait sur Aéoliah la parfumée. Tout fut donc pour le mieux.
Et le Baron, que devint-il? Etait-on débarrassé de cet être abject? Pour un temps, oui. Mais quelle illusion de croire que l'on élimine un criminel en le tuant! L'âme perverse du Baron rôda encore quelques années à Capderoc, et elle trouva même le moyen d'interférer encore dans l'univers intérieur de Gunniverre et d'autres personnes. Puis elle disparut. Sûrement pas vers un endroit agréable. En enfer? Dans le plan de l'esprit, chaque âme peut projeter autour d'elle un monde à sa mesure: paradis, médiocrité ou enfer. Regnald ne dû pas s'ennuyer dans le sien.
Le vieux curé de Capderoc avait sans doute terminé sa mission, car il mourut deux mois plus tard, toujours souriant humblement. Il fut remplacé par un de ces religieux dogmatiques, totalement dépourvu de la chaleur de l'Esprit qu'il était censé propager. Gunniverre n'eut avec lui que des relations de politesse, bien qu'il exigea qu'elle se rende quotidiennement à confesse. Elle lui racontait alors qu'elle avait cassé une cruche ou des choses du même genre. L'autre la regardais alors d'un air sévère (il s'y croyait vraiment) et lui faisait réciter d'interminables séries d'Ave Maria. Elle adorait ça, car c'est vraiment une belle prière, et de plus personne ne venait l'enquiquiner le temps qu'elle faisait ça.
Gunniverre, enfin réhabilitée, se retrouva maîtresse de Capderoc. Deux jours seulement: son fils réclama la succession. A douze ans, il était encore un peu jeune, mais le Duc préférait le voir lui diriger, bien encadré, plutôt qu'une poétesse. Gunniverre en fut d'abord ulcérée, puis elle réalisa que c'était bien mieux ainsi. Il lui aurait fallu s'occuper de la paye des soldats, de l'entretient de la douve, des taxes et des corvées, des doléances des uns et des autres, des cachots, de faire affûter les outils du bourreau... Bref rentrer dans tout un tas d'histoires pas toutes reluisantes où elle aurait fatalement eu à se salir les mains. Elle avait mieux à vivre.
Gunniverre n'avait que peu de communication avec son fils. C'était un administrateur, un organisateur. La Poésie ne l'émouvait guère, mais il n'y était pas hostile et, dans le même esprit que le Duc, il laissa toute liberté à Gunniverre. Ce fut comme si elle était encore la Baronne, mais sans les inconvénients. Du balai les têtes de sanglier. Le nouveau Baron haussa les épaules. Mais il lui interdit formellement de retirer les râteliers d'armes de la salle d'honneur.
Depuis le temps qu'elle était séquestrée à Capderoc, elle fut libre enfin d'en sortir de à sa guise. Elle retrouva l'herbe tendre et les vertes frondaisons avec la joie d'un petit enfant. Elle retourna cueillir des fruits, admirer les oiseaux et même se baigner nue dans la rivière (Au douzième siècle, malgré le puritanisme ambiant, c'était plus facile que de nos jours). Elle était comme une convalescente qui retrouve naïvement la lumière et le grand air. En deux jours de règne, elle avait eu tout de même le temps de faire une large amnistie de tous les faux coupables séquestrés dans les caves de Capderoc, ce qui lui valu l'amour indéfectible de tout le peuple. Ainsi elle était toujours joyeusement accueillie où qu'elle aille, dans les villages ou au fond des campagnes.
On la vit souvent au château du Duc, et dans d'autres lieux. Elle participa à l'élite intellectuelle et artistique, encore maigre, de l'époque. Elle composa des poèmes, dont sans doute aucun malheureusement ne nous est parvenu. Elle ne se remaria jamais, car il faut bien le dire elle ne retrouva jamais un homme de la valeur d'Arnaud.
Fut-elle heureuse? D'une certaine façon oui, mais était-elle tirée d'affaire? La mort d'Arnaud lui causa d'abord, on s'en doute, un terrible choc. Mais en même temps, elle eut l'inexplicable certitude qu'il était en Paradis. Le véritable Amour n'est jamais égoïste, et d'être rassurée sur le juste sort d'Arnaud suffit à consoler Gunniverre. A l'enterrement de Regnald, l'image du diablotin lui était revenue. Il avait l'air de dire comiquement: «Regarde: je t'avais prévenue.» Qui était vraiment ce diablotin? Quelque messager d'une hiérarchie subalterne, qui avait pris cette apparence de catéchisme pour la prévenir? Ou bien seulement une image mentale, pure création de son inconscient, tout à fait conscient, justement, de ce qui allait se passer?
Ce dénouement avait d'une certaine manière écarté ses doutes existentiels, mais l'avait aussi dispensé de les résoudre. Le travail était donc seulement esquissé. Elle aurait dû logiquement rejeter de sa pensée tout ce qui provenait de Regnald, tout ce qu'il avait touché ou modifié. Certes elle accepta (enfin) le fait que le Baron avait été un félon qui l'avait injustement accusée, mais elle ne fit que très partiellement le nécessaire nettoyage dans son esprit et dans son coeur, de tout ce que Regnald y avait déposé d'opinions erronées et d'émotions négatives. En particulier elle se tortura jusqu'à son dernier jour avec sa culpabilité à propos d'Arnaud, et d'autres choses. Gunniverre se contenta de prendre le contre-pied des travers les plus caractéristiques de Regnald (comme avec les têtes de sanglier) mais sans aller au fond des choses, sans arracher toutes les racines (peur, démission...) de ce lien troublant qui l'avait si longtemps subordonnée corps et âme à cet être nul. Car elle n'avait pas été que physiquement enfermée: son esprit et son coeur avaient aussi été fait prisonniers, empêchés de penser ou de ressentir par eux-mêmes. Ils se contentèrent de retrouver ce pouvoir seulement partiellement. Gunniverre resta donc dans l'esprit de l'époque. Ne la blâmons pas: tenter sa propre analyse psychologique seule en plein Moyen Age européen, il fallait déjà le faire! Et elle réalisa tout de même une merveille, au cours des journées de filage ou de cueillette: développer une grande Douceur, une élégance de gestes et de paroles, une danse des gestes de la vie... Par son influence à la cour du Duc, elle put retransmettre cet art à d'autres, contribuant au raffinement progressif des moeurs... Et à l'éveil des quelques âmes qui ont eu la chance de la rencontrer.
Gunniverre mourût assez jeune, vers quarante ans, de ce que l'on appelait encore il y a peu la maladie de langueur. Sans regrets, car vers la fin sa Sensibilité à la souffrance des êtres s'était réveillée, ce qui ne fut pas de tout repos... Sur son lit de mort, elle était encore belle et jeune. Elle semblait dormir, très tranquille, sérieuse comme une enfant. La Terre poursuivait patiemment son chemin d'éternité parmi les inimaginables lumières des étoiles mouvantes. Le Gardien Cosmique échangea quelques pensées avec ses compagnons, d'une vibration si douce qui ne troublait pas le moins du monde la Poésie bleutée du coeur de leur vaisseau.
Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.
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