«NELLIO! NELLIO!»
Nellio fit un bond.
Et pour les éolis ailés, faire un bond ce n'est pas une figure de style.
C'était à l'heure la plus sombre de la nuit Aéolienne, la plus propice aux mystères.
«NELLIO! Nellio!»
Nellio s'assit sur son lit, écouta de toute son oreille intérieure, tremblant. Il n'aurait jamais espéré l'entendre de si tôt. C'était elle, sans nul doute possible, sa voix semblait fêlée, mais c'était bien Aurora.
Nellio logeait toujours dans sa pyramide; vu sa situation exceptionnelle on lui avait installé un éclairage électrique, alimenté par le Soleil. Il ne s'en servait guère, préférant de loin l'iridescence vivante des fleurs-lumière, mais à cette heure elles étaient épuisées et il se précipita sur le gradateur. Il se mit en adoration devant l'image de sa bien aimée, si joliment peinte.
«Nellio! Nellio... »
Déjà la voix s'éloignait, résonnant comme dans une banlieue ténébreuse, glaciale et solitaire. Pauvre Aurora! Elle avait dû faire un effort considérable pour remonter ses vibrations au niveau de celles de Nellio, et déjà elle redescendait inexorablement. Il tenta de la rattraper, mais en vain. La voix disparut. Un gros nuage passa alors dans l'univers intérieur de Nellio. Nous, à sa place, aurions pleuré toutes nos larmes, mais l'éoli était simplement prostré.
Milarêva entra.
Si on peut appeler ça entrer. Nellio, malgré son espèce d'anesthésie, n'avait pas perdu sa jugeote d'éoli. Anthelme aussi s'était douté de quelque chose. Donc, un soir où Milareva devait probablement venir, les deux compères avait dénoué la soie d'un cocon abandonné, et avaient tendu les fils arachnéens autour de la porte de la pyramide, en faisant attention de ne pas émettre de pensée à ce sujet. Tâche difficile pour les deux éolis, si profondément dédiés à tout ce qu'ils font, mais ils y étaient parvenus. Milarêva est venue, pas ce soir là, mais la nuit suivante. Seul le fil en travers de la porte fut cassé. Même en atterrissant très près, elle aurait normalement dû en briser plusieurs autres. Probablement Milarêva remarqua la chose, car à partir de la visite suivante, elle ne tenta plus de passer par la porte pour faire comme les autres Eolis. Elle prit donc tout naturellement l'habitude de se matérialiser pile dans la maison de Nellio.
Donc, quand je dis qu'elle est entrée, cela signifie que d'abord sa vibration ineffable est devenue perceptible, par prévenance, et ensuite que son corps diaphane est devenu progressivement visible dans la pièce, juste devant Nellio, d'abord une simple brume blanche brillante, puis de plus en plus concret, tandis que sa vibration puissante et infiniment bienveillante prit toute son émouvante intensité...
Elle ne montra jamais la moindre trace de réprobation d'avoir été découverte. Ce serait tout à fait incongru dans son bonheur éternel. Simplement, elle n'avait plus de raison de se cacher de Nellio, puisqu'il savait. Elle évitait toute manifestation spectaculaire de ses pouvoirs étranges, de par une sorte de pudeur, de considération envers les autres éolis, par respect envers le Plan d'Aeoliah qui ne prévoyait pas cela. Milarêva était vraiment une âme des plus hauts niveaux, inconcevable pour nous. Sa seule présence transfigurait tout. Son corps semblait fait de lumière impalpable, mais il était pourtant beaucoup plus chaleureux et intensément présent que la matière banale dont nos corps sont faits tant bien que mal. Par la seule pureté de son énergie créatrice, elle maîtrisait la matière et de l'espace...
Milarêva venait quand Nellio en avait besoin, pour lui donner de la tendresse et de la vie, que même les machines étranges cachées dans le cœur de sa pyramide ne pouvaient pas imiter parfaitement. Les Eolis font très attention d'éviter certains gestes en dehors des couples. Le lien du couple a une importance vitale pour eux, beaucoup plus que chez nous. Mais Nellio était dans une situation exceptionnelle, et seulement Milarêva pouvait l'aider, tout en contrôlant les conséquences.
Nellio ne se leva que le lendemain à midi. Cela attira déjà l'attention de tout le village, car il n'avait pas l'habitude de se lever si tard. Au pire, il ratait le lever du soleil.
Il ne parla qu'un peu avant le repas du soir, à Anthelme, qui, en l'entendant, eut beaucoup du mal à garder l'air naturel, si violente était son émotion.
La nouvelle de son contact avec Aurora suscita un tonnerre de joie dans tout le village. Mais un tonnerre très discret qui ramassa immédiatement tous ses éclats: il ne fallait pas troubler Nellio.
Aurora, leur chère Aurora, qu'ils aimaient tant, ainsi elle vivait, elle existait, elle pensait, quelque part, elle pensait à eux. Elle avait essayé de les revoir. Certes, elle était encore très loin, mais le néant atroce, le vide infini qui les avait séparés si brutalement, n'était pas invincible. Et ainsi, dans le village, ils ont pleuré de bonheur, ils se sont blottis tous ensemble, bouleversés de joie. Et surtout un espoir fou commençait à prendre forme.
Savez-vous, cher lecteur, que beaucoup de temps avait passé dans le village des éolis depuis le dernier chapitre? Deux siècles. Oui, deux siècles. C'est long, hein? Mais ce n'était pourtant qu'une petite partie de la vie des éolis.
La Terre avait péniblement dépassé l'An Mille. L'Empire Franc avait cédé la place à différents royaumes encore petits et instables, dont la France. L'Europe entrait dans le moyen-âge, lumières et ténèbres inextricablement mêlées. L'Orient avait enfanté l'Islam. L'Himalaya avait donné vie à la fascinante Sagesse Tibétaine. Les civilisations éternelles de la Chine et de l'Inde continuaient pareilles à elles-mêmes. Leurs astronomes observaient la supernova qui devait donner la nébuleuse du Crabe. En Amérique, les bâtisseurs montaient fiévreusement leurs temples jusque sur les montagnes, pendant que courraient bisons et caribous, libres comme le vent, pour quelques siècles encore. La Terre continuait à tourner autour de sa galaxie rutilante d'étoiles, ses océans à moutonner, ses fleurs à s'épanouir, et ses habitants à suivre vaille que vaille le chemin qui les mène vers leur éveil.
Aéoliah continuait à briller de son Bonheur éternel qui n'avait failli que pour Aurora. A Irizdar, dans la cathédrale rose, l'ineffable et éternelle musique de l'orgue de calcite blanche et des harpes d'or ne s'était jamais arrêtée. Combien d'âmes avait-elle éveillées, transportées?
Au village, tout était changé, et rien n'avait changé. Ce n'étaient plus les mêmes arbres, mais toujours la montagne mystérieuse à l'altière silhouette enchantait les soirées éolines de son rouge fanal balisant discrètement le chemin de l'Infini. Aéoliah avait frissonné de nombreuses fois. Les potirons roses et abricot, les mousses mauves, tout avait disparu, et tout s'était recréé pareil un peu plus loin. Un rocher était tombé, près de chez Alambo, qui en avait fait un nouvel abri. Le ruisseau glougloutait toujours, mais des poissons complètement différents l'habitaient désormais. Les jeunes arbres où les nouveaux éolis s'étaient fait les ailes étaient maintenant centenaires. D'autres n'existaient plus, et à leur place des nouveaux tendaient vers le ciel leurs rameaux juvéniles.
Ami lecteur, arrêtez-vous quelque peu et essayez de vous représenter un si long laps de temps, tant de sourires joyeux, tant de bonsoirs ensommeillés, tant de coups de pioche, tant d'élans de joie, tant de caresses... Deux siècles, même deux siècles de Bonheur, c'est très long.
Qu'est-ce à dire pour Nellio? Se sentait-il cette immensité de la durée? Ou était son anesthésie partielle lui gardant libre de ce? Quand pourrait-il attendre à voir Aurora à nouveau? Personne n'a eu le courage de lui poser cette question, de ne pas rouvrir la plaie dans son cœur.
Quoi qu'il en soit, les gardes cosmiques n'avaient laissé aucune place pour les illusions. Ils ne s'en étaient même pas faits pour eux-mêmes. La pyramide de Nellio était en diamant mat, teinté dans la masse par des jeux d'interférences optiques (comme les ailes de papillon), qui lui donnent son aspect lumineux et chaleureux. Cela revenait à prévoir pour cent mille ans. Heureusement Nellio n'avait pas remarqué: il aurait dû fouiller dans des poussiéreux rouleaux de chimie dans les galeries les plus sombres d'Irizdar, et ce n'était pas son truc, à Nellio.
Si les plantes et les maisons du village avaient changé, ses habitants étaient toujours les mêmes. Ils étaient toujours les joyeux Eolis, éternellement passant du rire cristallin au bonheur béat, de l'activité joyeuse à la méditation la plus profonde sous le ciel étoilé, de l'amitié à la douce tendresse. Ils étaient toujours les éolis qui se caressent les cheveux sans se connaître, et que nous entendons soupirer de bonheur, la nuit, dans leurs maisons-potiron poétiques et hilarantes, les éolis astucieux et débrouillards, les éolis toujours prêts à rire, mais qui gardent toujours une pure vibration, se promenant le long des chemins secrets de leur village avec leurs irrésistibles immenses chapeaux-fleurs, et tout à coup ils regarder en arrière vers vous, avec leurs cheveux volant autour d'eux, et ils vous jettent un clin d'oeil à faire chavirer votre cœur ...
Les éolis irrémédiablement positifs et optimistes, dont l'accident d'Aurora n'avait absolument pas entamé la lumineuse confiance ni le contagieux Enthousiasme, malgré l'épine qu'il avait planté dans leurs coeurs.
Certes quelques éolis du village étaient partis, et de nouveaux enfants étaient nés. Mais tous ceux dont nous avons fait connaissance étaient toujours là, et beaucoup le sont encore aujourd'hui.
Le secourisme des âmes avait bien sûr continué. Il y avait eu quelques accidents, semblables à celui d'Aurora, mais qui n'en eurent pas les conséquences, grâce à l'expérience durement acquise et à la puissante organisation de la sécurité. On avait rajouté des surveillants aux abords du groupe de secouristes, au cas ou des entités inopportunes ou des âmes incompétentes s'accrocheraient à eux. (Ce qui arrivait parfois). Deux ou trois secouristes, qui avaient présumé de leurs forces, durent abandonner... A leur grand regret, car, malgré ses dangers et ses désagréments, le secourisme des âmes était un grand Bonheur, une joie toujours renouvelée. Certes ils avaient souvent à assister, impuissants, à des horreurs ou à des injustices, à patauger dans des cloaques, certes ils ne réussissaient pas toujours, mais chaque aide, chaque espoir donné, chaque prise de conscience accomplie était pour eux une grâce lumineuse et inoubliable. Ce n'était rien que la loi d'Amour qui s'accomplissait ainsi, cette loi ineffable qui veut que toujours notre Bonheur vienne de celui que nous donnons gratuitement aux autres. Et les éolis savent, eux, donner sans la moindre trace de calcul ou d'intérêt. Cela serait fondamentalement étranger à leur mentalité. Ils savent parfaitement que l'Amour donné de grand coeur est la pierre de fondation du Bonheur.
Le secourisme des âmes était devenu partie intégrante de la vie du village. Quatre équipes indépendantes et autonomes sortaient chacune tous les dix jours environ, ce qui faisait une sortie toutes les deux ou trois nuits. On ne pouvait guère faire plus, car on aurait couru le risque d'accumuler les petites quantités de l'aura terrienne que l'on ramenait à chaque fois. Ainsi ceux qui n'avaient pas voulu se joindre au secourisme des âmes y remplissaient tout de même le rôle de réservoirs de pure lumière dans lesquels les miasmes résiduels se desséchaient et disparaissaient. Tout le travail et ses participants étaient étroitement supervisés par les éolis d'Irizdar et d'autres plus haut encore. Rien n'était laissé au hasard. Certes les secouristes étaient toujours libres d'agir à leur guise, selon leur intuition ou leur coeur, mais le moindre dérapage était ainsi immédiatement stoppé et repris. La probabilité d'une erreur ou d'un nouvel accident était ainsi très réduite.
En deux siècles, la quantité de travail et de Bien accompli par les secouristes avait été énorme: plus de dix mille sorties. Certes c'était encore bien peu par rapport à tout le mal accumulé, et peu visible en plus, et il n'y avait pas trop des milliers de secouristes des âmes venus de toutes les planètes.
On peut s'étonner à juste titre de voir les éolis parler couramment des choses du mal entre eux, alors que précédemment ils en ignoraient jusqu'à l'existence. De fait la langue courante d'Aéoliah, pourtant beaucoup plus riche et subtile que la nôtre, n'a aucun mot pour désigner le destructif et le maléfique, tout au plus quelques vocables ou affixes généraux de mise en garde contre des déséquilibres ou des carences. C'est que Aéoliah est dans l'espace normal, là où le jeu sans faille des Lois Divines Universelles d'Amour, d'Entraide, de Poésie et d'Harmonie garantit à tous les êtres un Bonheur pur, une Harmonie complète où le mal ne pourra jamais en aucune façon s'immiscer.
Aussi les secouristes des âmes avaient pour parler des choses du mal un vocabulaire spécial, tout comme n'importe quel corps de métier a ses mots techniques. Un vocabulaire d'ailleurs parfaitement neutre et bienveillant, dénué de tout jugement et de toute moquerie. Une conversation des secouristes des âmes aurait été incompréhensible pour un éoli moyen. Au début tout le village apprit aussi ce vocabulaire, mais, toujours pour ne pas courir le risque de disséminer les éventuels miasmes, on prit rapidement l'habitude d'entourer d'une sorte de pudeur les problèmes que l'on avait pu voir pendant les sorties, et de ne point en parler en dehors de discutions techniques très fermées. Le mal ne pouvait ainsi se répandre par battage médiatique, et le bon soleil du Bonheur continuait à briller totalement pur parmi les éolis.
Le secourisme des âmes n'avait pas changé l'apparence du village, ni la merveilleuse ambiance chaleureuse qui y régnait. Il contribua à modifier certaines affinités, à déplacer des amitiés, mais ça c'est la vie.
Il y eut tout de même une conséquence, avec Milarêva. Celle-ci avait dû fréquenter le village assez assidûment, pour conseiller les uns, donner de sa force aux autres. Le pâle fantôme évanescent de la nuit, que les nouveaux éolis étaient restés quarante ans sans voir, était devenu une silhouette familière, apparemment de chair aussi chaude et ferme que celle de n'importe quel autre éoline. Elle retenait ses étranges dons pour rester une amie, une présence discrète, mais vibrante et solide. En astral, elle apparaissait quelquefois aux secouristes sous la forme d'un flocon de lumière blanche flottant et dansant, légère comme un duvet d'oiseau, impalpable, ou plus souvent comme une simple présence, dénuée de toute apparence, mais diffusant une énergie féerique et inébranlable, fort bienvenue dans certaines situations peu reluisantes. En sa présence, tout miasme, toute laideur disparaissaient, s'évaporaient. Le jour, au village, elle s'habillait toujours de sa robe blanche frangée d'un peu de mauve, avec un petit chapeau de délicats pétales roses, qu'Antonnafachto le cultivateur de chapeaux allait chercher on ne sait où. Ces pétales, sur ses cheveux blancs bouclés à reflets mauves, restaient frais et délicats fort longtemps, alors que normalement ils sont séchés (comme nos immortelles) avant d'en faire des chapeaux.
Milarêva venait souvent avec Adénankar au repas de midi. Juste qu'elle ne mangeait pas. Elle parlait fort peu en groupe, et quand elle expliquait quelque chose c'était toujours par quelques phrases simples, poétiques, rondes et achevées comme le corps d'un dauphin. Sa voix était profonde et curieusement grave pour cette éoline si légère, de ce grave très doux qui monte directement à l'âme. Elle n'avait rien changé de son éternel sourire, de son regard rêveur et extasié, perdu dans l'Infini, comme si elle contemplait un ciel merveilleux au delà du monde physique.
Si elle vient pour vous parler, il faut d'abord faire silence, elle à côté de vous, regardant au loin, avec parfois un soupir de bonheur, et toujours son haleine suave et son parfum unique. Vous, vous êtes en train de coudre à la lumière d'une fleur, dans votre potiron, le soir après la veillée du village, ou quelque autre activité qui laisse l'esprit libre. Milarêva se balance imperceptiblement, et, au moment voulu de toute éternité, avec une incroyable Douceur, elle vous confie ce que vous souhaitiez savoir, ou ce qu'elle avait à vous enseigner, en quelques mots. Elle vous regarde ensuite en souriant comme une amoureuse, pendant que vous vous extasiez sur cette Sagesse, ou sur votre problème résolu, dissous, évaporé, comme s'il n'avait jamais existé. Puis petit à petit son regard se détourne à nouveau vers l'univers ineffable qu'elle voit à travers vous, ou en vous. Toutes les blessures d'âme ou de coeur guérissent en sa présence. Sa Douceur, son silence, sa lenteur appellent les plus puissantes énergies.
Pourquoi des êtres tels que Milarêva ne viennent-ils pas sur notre Terre? Mais ils y viennent! Et ils nous font du coude et des clins d'oeils: «Regardez comme c'est chouette la vraie vie». Mais souvent nous ne les voyons pas, occupés que nous sommes à rien de bien lumineux. Si nous les voyons, ou seulement si nous ressentons leur aura, c'est alors pour nous un de ces moments inoubliables, une de ces révélations ineffables que tous les braves gens connaissent un jour où l'autre, peu ou prou. En de tels merveilleux instants, les miasmes sont balayés, et tout notre être est réceptif à la Vérité, à la Lumière de la Vie! Mais ces moments sont bien courts, et il nous faut par la suite apprendre à en retrouver le fil par nous-même, et surtout, vivre ce que nous avons appris, avec notre coeur, nos sentiments, et l'imposer aux terribles forces d'inertie. Alors souvent nous nous décourageons, et nous oublions.
En attendant le secourisme des âmes était devenu la principale activité de ce village. Non pas que cette situation posa quelque problème, certes non, mais cette spécialisation ne pouvait pas durer. Ce n'était pas dans l'esprit d'Aéoliah. Les éolis du village ressentaient, sans se l'être encore dit ouvertement, que le secourisme des âmes devait être soutenu par plus d'éolis et d'éolines, et donc partagé avec d'autres villages des environs. Et puis Adénankar avait d'autres projets, auxquels il commençait à faire allusion. Il attendait depuis trois mille ans! Les éolis sont patients, mais tout de même.
La résurgence d'Aurora tombait donc à un moment charnière, où certaines choses devaient changer. Les plus optimistes n'attendaient pas cette réapparition avant mille ans au moins, et ceux qui connaissaient le diamant étaient encore bien plus circonspects. Ce fut donc une sorte de choc agréable. Même si le processus de réintégration d'Aurora risquait de durer encore longtemps, il était maintenant en cours. Et pour un éoli voir un travail en cours auquel il ne peut pas participer ÇA LE DEMANGE!!! Oh là là!! C'est même à peu près le seul moyen de les embêter, les éolis. Aussi germa tout naturellement l'idée que les secouristes des âmes pourraient participer au retour d'Aurora. Comme toutes les idées nécessaires, personne ne se rappela après coup qui l'avait eue le premier, mais c'était d'une logique imparable: Qui pouvait être mieux placé que les éolis pour aider une éoline? Surtout qu'au fond c'était de leur faute.
Et la discipline intransigeante des secouristes des âmes? Bonne dans l'action. Les éolis restaient essentiellement libres de choisir le but de leur travail. Ils allaient aider qui ils voulaient sur la Terre, et ils en discutaient librement avec les Jardiniers des âmes, qui ne leur refusèrent jamais d'initiative sans leur donner d'explications précises et détaillées.
Les Gardiens Cosmiques ne se manifestèrent pas. Leur déontologie veut qu'ils n'interviennent qu'en cas de pépin. Aussi, si on ne les voit pas, les Gardiens Cosmiques, c'est que tout va bien, ou, au moins, que la bêtise que l'on est en train de faire n'a pas encore tourné au cataclysme. Chez les Jardiniers des âmes, ni Adénankar, ni Milarêva, ni les autres éolis d'Irizdar ne firent le moindre commentaire au projet des secouristes des âmes, quand ils en eurent vent. Ces intransigeants superviseurs, qui n'hésitaient pas à vous réexpédier franco de port sur votre planète à la moindre défaillance, seraient-ils favorables au projet Aurora, ou y opposeraient-ils un veto absolu, comme à une grave folie? L'affaire n'était absolument pas évidente.
Comment ces deux groupes au fond si différents allaient-ils s'y prendre pour concilier leurs exigences opposées, la Compassion pour les uns, et la Rigueur pour les autres? Lisez bien ce qui suit, amis lecteurs, car c'est dans ce genre de situations que chez nous naissent les plus profonds divorces.
Les Jardiniers des Ames sont tous venus à la réunion de travail où les secouristes des âmes avaient mis la fameuse décision à l'ordre du jour. Certains sont venus plus tôt le matin, de Irizdar ou d'encore plus loin. Ils avaient passé la journée sur la terrasse arboricole d'Adenankar, sans laisser échapper aucun indice sur leurs intentions. Dans la soirée, ils sont arrivés, Ozoard en tête avec son violon des grandes fêtes, deux fois plus long que lui, les autres portant leurs flûtes de bambou toutes aussi disproportionnées, ou divers instruments. Ils ont discuté très tard dans la nuit, de tout sauf du projet Aurora. Ils n'y ont même pas fait allusion. Ils chantèrent et dansèrent dans une joie délirante tout en buvant des jus de fruits, signe de jubilation chez les Eolis et les Eolines. On put voir Adenankar danser dans la lumière féerique d'un cercle de fleurs, et même Milareva, plus merveilleux que jamais, sa robe relevée jusque sur les cuisses: personne, pas même elle, ne pouvait résister au violon joyeux et vivace d'Ozoard, le troubadour de génie aux oeillades incendiaires... encore plus tard, quand les fleurs-lumière furent éteintes, ils se blottirent tous ensemble, en se chuchotant des gentillesses, avec le son d'une mélodie très douce de flûte flottant dans le silence bleu de la nuit.
La décision d'aider Aurora fut donc définitivement scellée, d'un commun accord, entre les premiers secouristes des âmes et les Jardiniers des Ames, sans qu'un mot ne fut dit. Les lecteurs qui s'attendaient à un conflit ou à une négociation difficile sont bien attrapés: les éolis n'ayant pas d'esprit dualiste, il n'y avait rien à concilier.
La seule question était de savoir comment ils allaient faire.
Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.
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