Le village ne put rien faire de plus pour Aurora. Il ne fut pas possible d'avoir la moindre idée ni de ce qu'elle était devenue, ni de ce qu'elle éprouvait. Il n'y avait pas d'autres solutions que de continuer de vivre ainsi. Adénankar avait seulement appris que son corps était sur Uhluhlorah, tandis que son âme errait sur la Terre, mais ce fut tout. Les éolis n'eurent aucun contact, aucune information, ni par Adénankar, qui n'en savait d'ailleurs pas plus lui-même, ni par les Gardiens Cosmiques, qui ne réapparurent pas. Nellio avait reçu consigne d'entretenir l'aire d'atterrissage, devant sa pyramide, au cas où, mais ce «cas où» risquait de ne pas se présenter avant longtemps. Sa pyramide devait sans doute contenir une sorte de caméra de surveillance, qui permettait aux Gardiens Cosmiques de savoir ce qui s'y passait sans le troubler par des apparitions répétées.
Nellio lui-même vivait dans une conscience rétrécie, dormant beaucoup, rêvant peu: le transmutateur de sa pyramide lui distillait une sorte d'anesthésie partielle, le laissant conscient, mais sans pensées vaines pour son amour perdu. Il travaillait peu ou bien se lançait soudain à corps perdu dans une activité. Il se perfectionna beaucoup chez le peintre Alambo et se mit à créer d'émouvants visages. Il y concentrait en sorte toute son énergie vitale. Les éolis et particulièrement les éolines du village multipliaient les attentions à son égard; ils prévenaient discrètement les visiteurs de son état, bien qu'en général ils en étaient intuitivement avertis en le voyant. Mais à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles: l'intuition des visiteurs pouvait être prise au dépourvu par cette situation anormale et il fallait éviter à Nellio toute question ou remarque qui pouvait relancer sa pensée vers Aurora.
En vérité, tout le village, s'il était rapidement redevenu joyeux et gai comme tous les autres villages éolis, tout le village ressentait une profonde compassion pour Nellio, et ils n'en auraient jamais trop fait pour lui, à défaut de pouvoir quelque chose pour Aurora. Mis à part cela rien ne le distinguait des autres villages.
La filature d'Aurora continua: il ne manquait pas d'éolines capables de tenir un peigne de tissage.
Le potiron neuf d'Aurora et Nellio était resté vide; ce dernier le donna à Algénio et Liouna. Aurora disparue, l'amitié des nouveaux éolis se resserra davantage autour de Nellio, qui en avait grand besoin. Algénio commença ainsi à rembourser une infime partie de sa dette. Le mot «dette» n'existe bien sûr pas dans la langue éoline, et personne n'avait rien demandé à Algénio: l'acte d'Amour dont il avait bénéficié était essentiellement gratuit. Sinon ce n'aurait pas été un acte d'Amour. Mais, pour lui c'est ainsi, il se sentit dans l'obligation de rendre le Bien qu'il avait reçu. Le meilleur de ce qu'il avait appris sur la Terre, peut-être?
Le plus désagréable pour les éolis dans l'affaire d'Aurora, c'était d'être condamnés à l'impuissance, eux si vifs, si actifs. Mais si même les Gardiens Cosmiques ne pouvaient rien...
Quelques années s'écoulèrent, où la situation de Nellio devint moins critique, où les regrets stériles se dissipèrent. Les éolis sont si foncièrement positifs. Ils se rappelaient, mais sans que cela n'ait plus de prise sur leur bonne humeur ni sur leur entrain. Adénankar reçut à cette époque un bref message télépathique des Gardiens Cosmiques: ils prendraient les mesures nécessaires pour que la situation d'Aurora ne dure pas trop longtemps. Mais que signifiait «trop longtemps» pour un Gardien Cosmique?
Le secourisme des âmes continua, malgré quelques hésitations ou défections. La seconde sortie fut infiniment moins dramatique que la première, quoique bien plus longue: on leur confia le guidage d'un vieillard, pour qu'il traverse la mort en toute sérénité. Cela demanda plusieurs jours terriens, pendant lesquels ils lui parlèrent à plusieurs reprises. La première séance fut assez épique: le gars se défendit, pensant avoir affaire à des démons. Heureusement, sa religion fanatique, si elle avait réussi à cautériser son intelligence, n'avait pu venir à bout de sa Sensibilité: il comprit rapidement que ses invisibles visiteurs étaient de braves gens venus pour l'aider en ce grave moment. Certes il croyait déjà que la mort n'était pas le néant, et qu'elle conduisait à une autre vie, mais il n'en était pas moins paniqué face à cet inquiétant mystère. Il n'avait en fait aucune idée de ce qui l'attendait réellement, et la peur l'habitait. Les éolis, par de prudentes mais nécessaires révélations, l'aidèrent à retrouver la Paix, pour que le passage se fasse dans les conditions les plus profitables pour lui. Il y avait aussi une histoire d'héritage usurpé. Ça, les anges gardiens du mourant, qui avaient confié cette mission aux éolis, leur avait conseillé de ne pas s'en mêler, sans toutefois le leur interdire. Mais ces sacrés éolis traduisaient en situation terrestre leur passion de l'Harmonie en une non moins effrénée passion pour la Justice. Ils trouvèrent le moyen de soutenir la main défaillante du vieillard pour qu'il rétablisse la vérité. L'héritier abusif, impuissant, eut beau hurler sa rage, il ne trouva en face de lui qu'un sourire serein illuminant le visage du mort!
La mission des éolis remplie, les anges gardiens de cet homme le reprirent en main dans sa nouvelle existence. Ils félicitèrent chaleureusement les éolis pour le Bien qu'ils lui avaient fait: ainsi, sans terreur à dissiper, il pourrait progresser et renaître rapidement, ce dont il avait fort besoin. Ils félicitèrent également les éolis pour leur habileté et pour leur cohésion, mais ne firent point de commentaires sur l'héritage!
Les éolis, libres, projetèrent d'aller un peu visiter la Terre, mais ils réalisèrent soudain que plus de dix jours s'étaient écoulés depuis leur départ d'Aéoliah: Pourquoi les guetteurs ne les avaient-ils pas rappelés, comme convenu, avant l'aube? Dans quel état étaient leurs corps abandonnés depuis si longtemps sur la place publique du village? Etaient-ils seulement encore vivants? Etaient-ils à leur tour victime d'un affreux accident comme celui d'Aurora? La panique s'abattit sur le groupe, sauf Liouna dont l'aura pétillait de rire! (Ça fait ça, en astral) Sommée de s'expliquer, elle leur dit, entre deux gerbes d'étincelles multicolores et fantaisistes, qu'il leur suffisait de se visualiser dans leurs corps sur Aéoliah cinq minutes après leur départ, ce qu'ils firent avec une confiance mitigée.
Les guetteurs et les méditants restés sur Aéoliah furent bien étonnés à leur tour de les voir revenir si vite! Ce fut une belle confusion, car chacune des deux parties racontait une histoire complètement incompatible avec celle de l'autre. Ils mirent un moment avant de s'y retrouver! Quel étonnement sans borne face à cette manipulation du temps, accomplie en se jouant! Mais Adénankar et Liouna, dans un coin, n'en pouvaient plus de se retenir de rire! Ils finirent par éclater devant tous les autres, et le rire devint général quand fut racontée l'histoire de l'héritier abusif. C'étaient des êtres comme celui-là qui, les éolis ne l'oubliaient pas, avaient fait tant de mal à Aurora. Ils ne firent soigneusement aucune allusion à cette dernière, mais ils se laissèrent aller à rire à gorge déployée, tant qu'ils firent lever les voisins de la place, intrigués de ce tapage inhabituel et incompatible avec la méditation.
Quand Adénankar et Liouna furent calmés, ce qui prit un moment, ils furent priés de s'expliquer sur cet escamotage de dix jours, accompli uniquement par l'action de la pensée, par des êtres tout à fait ordinaires dépourvus de pouvoirs spéciaux. Liouna, qui n'était pas encore redevenue la discrète éoline de tous les jours, se fit oratrice:
«Parmi les Lois Universelles spirituelles que vous connaissez bien, comme les lois d'Amour, d'Entraide ou d'Harmonie, qui régissent les liens entre les âmes, il y en est qui régissent l'ordre de l'univers manifesté: les lois COSMIQUES. La principale est la loi qui dit que l'effet suit toujours la cause. C'est ce qui permet à la Création d'être cohérente. Elle est valable dans tous les univers, dans tous les plans de l'astral, et pour tous les états de conscience. Elle régit l'écoulement du temps dans tous les univers temporels, et assure la cohésion des univers intemporels.
«Dans un univers physique comme celui d'Aéoliah et de la Terre, la pensée du cerveau est un processus matériel. Elle se produit donc à un rythme en relation avec les processus matériels élémentaires, des neurones, de la chimie, des particules, sortes d'horloges naturelles sur lesquelles l'âme n'a que peu de prise. La conscience incarnée dans un corps physique, pensant et percevant par le cerveau, est donc obligée de coller à ce rythme du temps physique. De là naît cette sensation d'écoulement continu du temps matériel à un rythme immuable. Dans l'astral, la matière physique n'intervient plus, ni les perceptions du cerveau. Seule la vie des âmes crée des événements, des causes et des effets, qui se succèdent dans un certain ordre mais sans que l'on puisse définir de durée entre eux. La sensation de l'écoulement du temps est alors uniquement affaire d'habitude ou d'imagination. On peut comprimer le temps et regarder pousser les montagnes, ou l'étendre pour figer l'éclatement d'une bulle, le cheminement de la lumière... Exactement comme on le fait avec notre imagination. On peut même faire disparaître toute sensation de temps et voir l'espace-temps comme un tout achevé, avec tous les événements qu'il contient. Il n'y a pas dans l'astral de durée définie ni mesurable, aussi chacun peut avoir la sienne propre.
«Il arrive aussi parfois des états intermédiaires où la pensée de l'âme supplante celle du cerveau, alors que nous sommes conscients dans notre corps physique. Il se produit alors des sensations de temps accéléré, par exemple pour nous guider hors d'un danger, ou lors de grands moments de notre vie.
«Mais la succession des causes et des effets elle-même est totalement irréversible.
«Ainsi, il est possible, en astral, d'accélérer ou de ralentir le temps à sa guise. Par contre on ne peut retourner en arrière qu'en spectateur impuissant, puisque les causes de notre présent sont déjà établies. Pour la même raison, il nous est impossible de connaître l'avenir tant qu'il n'est pas encore entièrement déterminé par le présent, c'est à dire quand il dépend de choix de libre arbitre encore à faire. Comme cela, nous pouvons être avertis d'un frisson d'Aéoliah imminent et inéluctable, mais pas connaître à l'avance les dates précises des éruptions lointaines.
«Sur Aéoliah, les êtres sont proches et interagissent incessamment les uns avec les autres en une trame de causes et d'effets imbriqués et inséparables, aussi le voyage astral local est obligé de se plaquer étroitement sur l'écoulement du temps physique, ne pouvant qu'accélérer ou ralentir la sensation d'écoulement. Mais pour la Terre, elle est très loin et nous n'avons avec elle que des rapports très peu nombreux, uniquement en astral. Il n'y a même pas de communication physique possible, car même la lumière ne saurait aller assez vite: la Terre est bien au-delà de l'horizon cosmologique. Aussi, comme nous ne sommes pas engagés dans des jeux de causes et d'effets déjà établis, il est permis de se décaler légèrement dans le passé ou dans l'avenir, à l'aller ou au retour, sans rien perturber. Nous le ferons souvent d'ailleurs, surtout en cas d'urgence car on ne pourrait toujours se réunir sur cette place pile au moment où un Terrien a besoin d'aide.»
Un profond silence pensif accueillit ces paroles. Le secourisme des âmes débouchait sur de bien curieuses perspectives. Les éolis étaient, comme tous les êtres vivants, curieux des mystères de la nature, de l'univers et du temps. Mais la leçon de Liouna les avait proprement stupéfiés!
Ils avaient à peine fini de digérer ces étrangetés qu'Adénankar prit la place de Liouna. Il y eut quelques rires car le bon Jardinier des âmes finissait à peine de cuver son pouffage de tout à l'heure, et il était encore quelque peu échevelé. Mais, contrairement à toute attente, il prit son air grave:
«Nous avons au cours de cette sortie commis deux erreurs qui auraient pu avoir de très lourdes conséquences.»
Un brouhaha interrogatif traversa la place. Les éolis se regardaient les uns les autres, surtout ceux qui étaient sortis. Personne ne se hasarda à demander ce que signifiait «très lourdes conséquences»: ils ne le savaient que trop bien.
«Réalignez vous sur la pure Bienveillance et essayez de trouver ce qui n'allait pas. Ceux qui étaient de sortie, vous viendrez me le dire à l'oreille.»
Les éolis s'exécutèrent immédiatement, même les voisins qui n'y étaient pour rien. Ils étaient fort intrigués; seule Liouna semblait détachée et contemplait l'anneau planétaire qui, au Levant, émergeait de l'ombre de la planète, comme un rai de lumière dorée qui commençait à escalader le ciel. Après un moment de silence, ceux qui étaient de sortie se levèrent à tour de rôle pour chuchoter à l'oreille d'Adénankar, qui leur répondait par des «oui» ou par quelques discrets commentaires. Enfin Adénankar reprit la parole.
«Qu'en pensent ceux qui nous ont rejoints ensuite sans être au courant de l'histoire?» Il y eut des hésitations, puis Sondounéou, qui habitait près de la place, sur un rocher, et avait à charge les instruments de musique, déclara timidement:
«Il y avait, comment dire... comme un trouble dans l'aura de votre groupe, surtout vers le centre, chez ceux qui sont allés sur la Terre. Heureusement ça s'est dissipé en nous réalignant sur la Bienveillance.»
Personne ne fit de commentaire, car tout le monde avait compris, rétrospectivement, en se réalignant sur la Sérénité. Adénankar expliqua néanmoins, car ces choses importantes devaient bien rentrer dans les esprits.
«Les deux erreurs tournent autour de cette curieuse coutume terrienne qu'ils nomment héritage. Vous avez voulu arranger une histoire non-juste; Liouna vous a laissé faire, après s'être discrètement assurée que cette action n'aurait pas quelque imprévisible conséquence néfaste. Car elle aurait pu en avoir.
«Il faut nous rappeler maintenant un autre aspect de la loi de cause à effet. A chaque fois qu'une âme prend une initiative, accomplit un choix, elle crée une cause. Or tous les effets que cette cause produira appartiennent à l'âme qui l'a créée. Même si les premiers effets apparents semblent concerner d'autres âmes, tôt ou tard l'âme qui les a provoqués les voit revenir à elle. Sur Aéoliah cette loi n'est pas très connue. En effet, comme toutes nos actions sont en Harmonie avec les Lois Universelles, tous les effets, toutes les conséquences qui nous en reviennent plus tard sont également en Harmonie avec les lois universelles, et donc toujours nous apportent de la Joie et du Bonheur jusqu'à saturation. Nous n'avons donc pas à nous en préoccuper de cette loi!
«Sur la Terre il en va de même, mais comme les âmes qui y vivent font des choix indifféremment dans ou en dehors des Lois Universelles d'Harmonie, elles en retirent les conséquences dans les deux cas, Bonheur ou souffrance. Ainsi ce sont les auteurs d'un acte qui vont goûter à ses conséquences, exactement comme quand les jours de liesse nous faisons de ces si succulentes salades de fruits: c'est toujours celui ou celle qui les a préparées qui y goûte en premier, pour éventuellement rectifier et perfectionner. Cette loi est connue de certains Terriens qui l'appellent loi du karma. Mais beaucoup s'en croient dispensés ou la comprennent de travers.
«Ainsi, il arrive souvent qu'une situation immédiatement non-juste, où un Terrien perd une richesse, par exemple, soit en fait une conséquence de la loi du karma, où ce Terrien ne fait que goûter au plat non-bon dont il a nourri un autre être, autrefois. C'est fort utile pour lui, car c'est ainsi qu'il arrive à faire lui-même la différence entre ce qui est dans les Lois Universelles, et ce qui est en dehors. Entre ce qui apporte du Bonheur et ce qui impose de la souffrance.
«Le karma est engagé, non pas tant par l'action elle-même, mais plutôt par le fait de s'assimiler à cette action, de s'y attacher, d'en faire «notre» action. Il n'est pas engagé par une action non-bonne, mais commise par erreur ou sous contrainte ou manipulation. A l'inverse il peut être accroché par la simple pensée d'une action non-bonne, même non réalisée, si nous savons qu'elle est non-bonne.
«Dans des situations comme celle de ce Terrien âgé et de ses héritiers, ses anges-gardiens vous avaient déconseillé d'intervenir, car vous risquiez de commettre une erreur, une injustice profonde en croyant faire une justice superficielle. Ce que les Terriens appellent le droit n'est qu'un ensemble de conventions qu'ils ont inventées et qui ne coïncide qu'aléatoirement avec la véritable Justice. En particulier cette coutume d'héritage ne correspond à rien: Seul l'Amour pour leur mère la Terre pouvait décider qui aurait à charge les portions de leur planète dont le mourant était ce que les Terriens appellent propriétaire (Adénankar peinait dans la traduction de ces concepts alambiqués et abscons). Heureusement Liouna a pu vérifier que dans le cas de ces personnages, la justice apparente de leur droit et celle réelle de l'évolution spirituelle se trouvaient coïncider. Heureusement, car en cas d'erreur... C'est ainsi, en accrochant des sentiments non-bons et des illusions et des bric à brac de n'importe quoi, qu'Aurora a mis la main dans l'engrenage terrible qui devait la jeter si bas. Il aurait pu arriver la même chose ce soir, et avec un tel karma on n'aurait même pas pu vous ramener sur Aéoliah».
Un frémissement parcourut l'assistance. Il n'en fallait pas tant pour décider les éolis à rectifier leurs erreurs avec la plus grande rigueur. Adénankar avait certes exagéré son propos, mais le risque était bien réel. Liouna reprit la suite, et il était fort impressionnant de voir cette jeune éoline continuer avec la même sagesse et la même douce autorité que le vieux Jardinier des Ames:
«Souvent nous serons tentés d'intervenir dans l'existence de Terriens à qui nous apporterons de l'aide. Faute de connaître exactement la trame profonde de cette existence, nous ne pouvons pas savoir de manière certaine si cette aide est appropriée ou si elle est néfaste. Notre aide devra souvent se borner à donner du Soleil, de l'Espoir, de la Paix, à panser les blessures. Il y a toujours un risque d'erreur autrement, et c'est pour cela que dans notre école de secourisme des âmes, il est de règle de toujours intervenir sous la guidance d'un Jardinier des âmes, même quand notre entraînement sera terminé.
«En effet, dans le secourisme des âmes, où le but essentiel est d'aider l'évolution d'une âme, une ingérence maladroite peut être inefficace, voire nuisible, par exemple si elle dispense les personnes de réellement résoudre leur problème. Une ingérence bien informée peut, en modifiant une situation, favoriser une compréhension ou un épanouissement. De toute façon, il faut alors être discret, car si ces êtres fragiles s'aperçoivent d'une intervention extérieure à leur compréhension, ils peuvent en être gravement perturbés.
«Bien sûr cela est valable pour les Jardiniers des âmes. Les habitants de la Terre n'ont eux aucune possibilité de connaître le karma des autres. Dans ces conditions, pour eux, intervenir pour protéger des faibles ou des opprimés est un devoir moral, car faute de savoir vraiment ce qu'il en est, ceux qui souffrent sont présumés être des victimes innocentes. Cela peut amener des Terriens à se mêler autoritairement des affaires des autres pour rétablir la justice. Cela est bien.»
Liouna, d'un sérieux et d'une énergie que peu lui connaissaient, continua: «La seconde erreur était différente, mais elle pourrait avoir à la longue des conséquences aussi graves. C'est au retour, quand nous avons ri de la tête de l'héritier abusif qui voyait s'éloigner le produit de son détournement en quelques minutes alors qu'il le préparait depuis vingt ans. Il arrive que le rire et les farces viennent chatouiller les limites fixées par la Divine Loi de Bienveillance, mais il ne faut jamais qu'ils ne les dépassent. Or ce soir ils les ont dépassées: c'est ce que les Terriens appellent se moquer. Il aurait fallu éprouver pour ce pauvre homme égaré dans le mal une intense Compassion, plus intense encore que pour sa victime. Cet humain dans le mal risque de croupir dans les ténèbres et le malheur bien plus longtemps que sa brave victime.
«Pourquoi avons-nous dépassé les limites de la Bienveillance? Pourquoi avons-nous oublié la Compassion? Tout simplement parce que nous avons ramené avec nous, au bout de ce long séjour, un petit peu de cet égrégore noir qui accable la Terre. C'est pour cela que Sondounéou a senti un trouble. Oh peu, ce n'est pas grave, et il s'est vite dissipé. Mais si nous n'y prenons garde, les puissants anges gardiens d'Aéoliah finiraient un jour par nous refouler à notre retour, pour nous empêcher de contaminer notre propre planète. Déjà ce soir ils nous regardaient d'un drôle d'air. N'OUBLIEZ JAMAIS que pour tout ce qui touche à la Terre, notre sens du danger n'est pas absolu, et qu'il peut nous jouer des tours. Dès que l'on est souillé par l'égrégore noir, ce sens peut avoir des trous, voire ne plus fonctionner du tout, sans que l'on s'en aperçoive. Rien que de nous moquer légèrement comme tout à l'heure, nous aurions pu ne pas être avertis d'une simple chute de fruit et être blessés. Pour tout ce qui touche à la Terre nous ne pouvons vraiment compter que chacun sur sa propre vigilance et sur le respect intransigeant des Lois Cosmiques.»
Pour ces fragments d'aura, là encore Liouna exagérait, mais le risque était tout de même bien réel de les voir s'accumuler dans le village et de mener à des conséquences désastreuses.
Après cela, Adenankar leur demanda de faire une méditation d'alignement et de purification, qui dura jusqu'à l'aube. Les secouristes des âmes, électrisés par l'énergie dense et harmonieuse de la petite Liouna, s'engagèrent très sérieusement dans ce travail. C'est ainsi: ces créatures fondamentalement libres sont parfaitement capables de marcher toutes ensemble dans la discipline la plus intransigeante, si c'est nécessaire pour atteindre l'objectif qu'elles ont choisi.
Sondounéou et les autres éolis qui étaient seulement venus voir pourquoi l'on riait tant, s'en repartirent bien avant, constatant que décidément chez les secouristes des âmes ça ne rigolait pas.
Le lendemain à l'aube, on retrouva Liouna encore endormie, toute menue dans sa couverture, sur la place du repas. Elle ouvrit les yeux, étonnée de se retrouver là. Elle était redevenue la discrète et timide petite éoline...
Après ces incidents, Liouna aurait voulu attendre plusieurs mois d'entraînement avant de retenter une sortie. Ils faisaient maintenant des séances régulièrement, tous les quinze jours environ. Un conteur décrivait des situations invraisemblables à souhait, et ils préparaient ainsi toute une quantité de sketches parfois complexes, prêts à ressortir à l'instant, au besoin, pour parer à toute situation. Comme organisation, cela ressemblait à l'entraînement à certains sports d'équipe: un mot du capitaine voit aussitôt chaque membre prendre une position différente ou exécuter une action bien précise. Mais il s'agissait ici d'actions spirituelles: invoquer une Vertu, épauler quelqu'un, s'aligner sur une vibration ou sur une source de connaissance...
Mais dans les entraînements, tout allait toujours à merveille. Il fallait se frotter aux situations réelles. Ils ressortirent donc plus tôt que prévu.
Cette fois, le travail qui leur fut imparti était beaucoup plus représentatif de ce qui serait leur ordinaire désormais. Ils avaient faits leurs preuves dans la tempête, il leur fallait maintenant les faire dans la routine, ce qui n'est pas forcément plus facile.
On leur confia non pas un, mais trois tours de garde simultanés, de quinze jours environ, pour trois Terriens. Ces trois étaient à un stade où l'évolution commence à se faire à vitesse tangible, aussi ils étaient régulièrement surveillés par leurs anges gardiens personnels et par des volontaires qui se relayaient, comme les éolis le firent à leur tour.
Il n'arriva aucun événement fâcheux ni même notable pendant cette période. Les éolis purent s'entraîner, en astral, à comprimer leur perception du temps. Cela leur fut difficile au début, tant l'habitude est invétérée. Mais il était indispensable d'en passer par là, car quinze jours à regarder quelqu'un manger, travailler, dormir et j'en passe, ce n'est pas exaltant. Comprimer les temps morts était donc bien pratique, et tous les anges gardiens comme les secouristes font ça. Heureusement il n'y avait pas que des temps morts!
Le premier Terrien était un jeune paysan, un serf, un esclave en somme, d'un de ces seigneurs primitifs qui régnaient sur cette rude Europe Carolingienne. Ce maître était dur, mais pas tant que les précaires conditions d'existence. Heureusement ces serfs misérables ne pouvaient guère imaginer le monde autrement, d'où cet apparent paradoxe de les voir jouir d'un relatif bonheur. Celui qui fut confié aux éolis était à une période critique d'éveil de la Sensibilité. A cette époque cette admirable Vertu exposait son bienheureux possesseur à de graves dangers. Il fallait donc qu'elle puisse se développer, mais sans entraîner une révolte, vouée à la plus sauvage répression dans ce monde rigide. Le jeune serf était dans du coton, en somme, comme une pousse fragile. Paradoxe encore, il fallait éviter au Terrien de réellement voir certaines choses, alors que sa Sensibilité naissante les lui désignait tout spécialement. Par exemple ce lapin égorgé pendu devant la porte, scène qui de nos jours indisposerait tout européen normal. Les éolis n'avaient pas le pouvoir d'intervenir physiquement pour empêcher ces horreurs. Ils tentèrent tout de même de détourner la pensée de l'assassin, mais il avait un mental tellement raide que c'était comme de tenter de dévier à la main une puissante locomotive de ses rails d'acier. Heureusement ils purent s'occuper du lapin, lors de sa transition. Les éolis ne font pas de différence entre les formes extérieures de la vie: ce sont toujours des âmes, plus ou moins simples, plus ou moins enfantines, qui prennent les formes qui leur plaisent: oiseau libre, lapin soyeux, humain plein de questions.
Leur seconde protégée était une femme, également serve, mille kilomètres plus loin, mère d'enfants déjà grands. Elle n'avait encore rien développé, mais le germe s'éveillait simplement; il avait besoin de Soleil. Il lui fallait vivre au moins une bonne partie de sa vie heureuse, car c'est dans le Bonheur que l'on se construit le mieux. Il fallait guider vers elle les attentions, les sourires, et détourner les tuiles, ce qui n'était pas toujours évident. (Heureusement le chaume était bien plus courant à l'époque). Elle avait ce que l'on appelle de la chance, sans se douter de son origine. A elle d'en faire bon usage. Elle croyait énormément à Jésus Marie Joseph, aussi il fallait de temps en temps lui apparaître sous cette forme pour lui raconter des histoires, comme un papa à son bambin. Les éolis le firent une fois, en s'inspirant des images et des scènes qu'elle attendait, toutes prêtes dans son mental. Cette fois les éolis ne comprimèrent pas le temps, même ils se dilatèrent franchement la rate! Ce fut une bonne rigolade, et de bon aloi, en toute Bienveillance. Ces Terriens naïfs étaient émouvants comme des bébés. Les éolis n'avaient pas besoin de se forcer: ils avaient vraiment des têtes de petits Jésus marrants qui allaient bien pour faire ça! Ils n'auraient jamais pu faire de ces gros Bouddhas chinois. C'est probablement la raison pour laquelle on les envoyait en Europe. Quant aux véritables Jésus, Marie et Joseph, ce n'est pas leur genre de venir réclamer des droits d'auteurs!
Quant au troisième Terrien confié aux éolis, c'était plus sérieux. La flamme brûlait déjà en son coeur. Mais il hésitait encore: allait-il continuer sa vie de fainéant à la cour de son père ou se faire moine? Chez son père, il faisait ce qu'il voulait, mais l'ambiance n'était guère raffinée. (On était encore loin de l'époque des troubadours, et le manque s'en faisait fort sentir). Chez les moines, on vivait plus dans la nature, l'Entraide et la prière, mais il fallait travailler, ce qui n'enchantait pas vraiment notre homme. Cruel dilemme. Les éolis furent ici fort discrets; ils méditèrent et prièrent: le Terrien devait apprendre à dégager son idéal et fortifier ses véritables aspirations au détriment des tentations superficielles. Sans compter qu'un troisième choix pouvait intervenir et se montrer plus à sa portée, comme par exemple cette jeune femme très sincèrement pieuse qui venait discrètement d'arriver à la cour... Un écheveau, vous dis-je, que seuls les êtres concernés avaient le droit de démêler.
A la fin du temps des éolis, les rôles furent redistribués. Ceux qui prirent la suite auprès du fils de châtelain n'étaient pas des éolis, ni même des humains... Ouuaaaah! Spielberg n'a rien inventé! Pour le jeune serf, ce furent des Terriens, entre deux vies. Sans avoir encore liquidé tous leurs problèmes, ils étaient déjà suffisamment de bonne volonté pour Servir.
Les anges-gardiens des trois Terriens remercièrent aussi les éolis, longuement, et discutèrent avec eux, sur des détails techniques. Si on peut appeler discussion ces foudroyantes synergies d'idées, ces explosions intuitives, ces fluides ballets conceptuels qui la remplacent très avantageusement dans l'astral. On peut même parler à plusieurs sans se gêner. Le «truc», je vous le donne, il peut servir si vous allez en astral, et il m'est arrivé de le voir fonctionner même dans une réunion de scouts bien terre à terre. Il suffit que chacun s'enthousiasme pour l'idée commune, cherche à la comprendre, et construise dessus: il apparaît parfois une idée que personne n'a eue avant les autres et qui appartient au groupe. Mais pour que ça marche il ne faut pas le faire exprès.
Les anges-gardiens questionnèrent aussi longuement les éolis sur leur attitude avec le lapin. Ça les intriguait. Ils en parleraient à leur prochaine réunion de cellule angélique. La casse était déjà telle sur Terre que ce groupe ne s'occupait pas des animaux, généralement moins perturbés que les humains. Certes ils souffrent plus, en toute innocence, mais ils ont moins d'orgueil. Ils s'en sortiront donc mieux, mais pas seuls: l'aide des humains guéris leur sera indispensable. D'où l'ordre des urgences adopté par une bonne partie des anges-gardiens. Est-il le meilleur? Pas forcément, et d'autres anges ou âmes désincarnées s'occupent des animaux.
Pour le retour sur Aéoliah, nos amis choisirent de se manifester une heure après le départ; c'était plus sûr ainsi car les guetteurs pouvaient les surveiller plus facilement. Cela n'a l'air de rien, mais c'est toute une organisation, avec des détails minutieux à régler.
Cette fois il y eut une réaction qui nous sembleraient curieuse: les éolis étaient tellement bien et heureux d'avoir servi, qu'ils continuèrent leur méditation, tout simplement. Il fallait certes dissiper d'éventuels miasmes, mais surtout c'est vraiment une joie d'aider les âmes à se dégager et à évoluer. Et après coup ils dégustaient cette félicité dans un silence complice... D'un commun accord tacite les mises au point techniques furent reportées à la séance d'entraînement suivante.
Aucun autre incident notable ne s'étant produit, les séances d'entraînement et de discussion alternèrent avec les sorties de la première équipe, auxquelles commencèrent à participer les membres de la seconde équipe, moins confiants. On put ainsi les initier petit à petit et lancer cette seconde équipe.
Le secourisme des âmes prit ainsi un tour agréable que personne n'avait espéré, mais qui a fortiori s'expliquait par le Bien qu'ils y prodiguaient. Ils le savaient pourtant, les éolis, que la seule véritable source de Joie et de Bonheur dans la vie est de faire du Bien sans compter.
Le quatrième sortie fut assez semblable à la troisième. Mais à chaque fois ils intervenaient pour un terrien différent. Cette fois, ils travaillèrent en coordination avec l'ange gardien d'un Irlandais. Dans son pays, les conditions de vie étaient plus équitables que le servage franc. Elles permettaient même une certaine liberté de pensée et de progression spirituelle, dans ce pays de moines pionniers loin de l'hégémonie romaine. Les Eolis n'eurent pas intervenir d'eux-mêmes, ils n'avaient qu'à apporter un peu d'énergie supplémentaire, que l'ange gardien avait demandée, car l'Irlandais était sur le point d'obtenir une certaine ouverture de la conscience, sur les plaisirs de l'entraide et du travail en groupe. Cela serait dommage de le laisser gaspiller cette opportunité, car sans le savoir il était condamné à mort par une maladie d'origine karmique. Cette ouverture de conscience, avant sa mort, lui permettrait de mieux commencer sa vie future, et peut-être d'éviter l'épreuve douloureuse de cette maladie.
En attendant, ils durent lui envoyer les énergies positives nécessaires pour sa prise de conscience, et éviter certains problèmes de le bloquer. Déjà les éolis l'ont trouvé dans un état d'exaltation, mais ils ont dû repartir deux semaines plus tard (le maximum autorisé pour eux) sans voir le résultat. Cela ne marche pas toujours. Nous ne pouvons qu'aider une âme, jamais la forcer.
Qu'à cela ne tienne, les éolis, après un mois de vie sur Aeoliah, revinrent prendre des nouvelles, lors de la cinquième sortie. Le travail s'était fait entre temps, pas parfaitement aligné, mais le plus difficile était terminée. L'ange gardien pourrait gérer seul, maintenant. Quoi qu'il en soit le terrien était enthousiaste! Les microbes pouvaient venir, il avait une raison de vivre, maintenant.
Ce fut au tour des éolis d'être intrigués par les relations ambiguës entre les microbes et les humains de la Terre. Sur Aéoliah elles sont franchement cordiales et les microbes Aéoliens y accomplissent dans la plus humble invisibilité des quantités de fonctions absolument indispensables. Il ne serait jamais venu à l'idée d'un microbe Aéolien de tenter de proliférer dans le corps d'un éoli ou d'une autre créature, sauf bien entendu ceux qui y sont expressément autorisés, par exemple pour la digestion ou pour la fixation de l'azote. Cette dernière fonction est très précieuse, permettant aux éolis d'obtenir leur ration de protéines avec un régime surtout fruitarien.
Il existe bien entendu sur Aéoliah une grande quantité de symbioses vraies entre êtres très différents: bactéries et éolis, éolis et plantes, plantes et oiseaux, arbres et rhizobium (champignons qui vivent au contact des racines), bactéries de l'humus et plantes... Mais ni les éolis, ni les plantes ou animaux d'Aéoliah n'ont vraiment de système immunitaire défensif comparable à celui des humains. Cela n'est pas nécessaire, car dans l'univers normal l'évolution d'une planète ne peut pas donner naissance à des espèces prédatrices ou agressives. Ce qui se passe au contraire est que la vie sur Aéoliah entretient un complexe système de messages chimiques (des sortes d'ARN qui ne codent pas pour des gènes, mais qui portent quantité de messages très précis et variés) qui informent à chaque instant n'importe quel microbe, si il se trouve dans un organisme vivant ou mort, dans un intestin, dans un compost, ou en présence de son compagnon symbiote. Chaque bactérie ou champignon exécute alors strictement les instructions correspondantes, se mettre en veilleuse ou proliférer, ou encore sécréter telle ou telle substance. Ainsi animaux, plantes et arbres comme éolis sont à l'abri de toute maladie. Ce système est tellement précis et efficace que le simple parfum corporel des éolis suffit à rendre leurs vêtements imputrescibles pendant plusieurs mois!
L'ange-gardien de l'irlandais leur expliqua que les âmes Terriennes n'avaient évidement pas toutes des forme humaines, mais aussi d'animaux. C'était logique, puisque les âmes sont fondamentalement de même nature, seul change leur degré de complexité et leurs affinités. Les âmes les plus simples donnent donc des animaux, sur Terre comme sur toutes les autres planètes. Le problème qui empoisonnait les humains existait déjà chez les animaux depuis des centaines de millions d'années, et les humains n'ont fait qu'en hériter, puisque leur évolution tant corporelle que psychique résulte du stade animal. Tout cela avait donné une fameuse pagaille dans l'écologie terrienne, des êtres les plus simples jusqu'aux humains. L'égrégore noir parasite de la Terre, détournant le moteur de l'évolution, ⚠ avait créé des formes monstrueuses, armées de griffes et de dents pour mordre et tuer. Et ça continue de nos jours, puisque la visualisation collective de monstres, par exemple dans les films d'horreur ou les bandes dessinées sataniques, tend à les faire exister, sous forme de maladies nouvelles, de criminalité, ou de systèmes politiques pervers.
Les âmes les plus simples, mais encore sains, ont pris diverses formes d'animaux aimables, et de tous les oiseaux au chant joyeux. Ainsi, elles pouvaient offrir sur Terre poésie et beauté, tendresse et vivacité... Mais au prix d'un lourd et permanent sacrifice, car elles étaient des proies faciles pour les animaux monstrueux, également agiles à grimper et même à voler.
Quant aux bactéries, la majorité des bactéries terriennes coulait discrètement une vie bien remplie. Mais, de par l'absence d'un système de communication, certaines créaient maladies et souffrance. Quant aux bactéries fixatrices d'azote, c'était une lamentable histoire. Ces bactéries existent en abondance sur la Terre, dans les racines des légumineuses, haricots, pois, acacias, etc. Le Plan pour les humains avait prévu qu'ils en auraient aussi dans leurs intestins, ce qui leur aurait permit de fabriquer leurs protéines à partir de l'air. Mais les Terriens s'étaient mis à manger des animaux morts, pourris ou cuits, ce qui avait tout perturbé. Seules quelques tribus de Papous avaient su fixer les précieuses bactéries. Ainsi, par cette faute épouvantable, tous les autres humains s'étaient condamnés à continuer d'absorber de la chair, ou à ahaner dans de vastes champs de céréales, au lieu de jardins de fruits et de patates faciles à cultiver, comme le prévoyait si généreusement le Plan!
L'ange, après ces explications, devenait tendre. Ça leur fait souvent comme ça, aux anges, qui sont tous si gentils! Mais vous connaissez les anges, on en parle plus que des éolis. Et ils aiment se confier, surtout les anges-gardiens qui s'ennuient, condamnés qu'ils sont si souvent à cette ingrate besogne: regarder attentivement leur protégé qui ne les écoute jamais.
«Mon humain, je l'aime bien. Je sais, il a fait des tas de bêtises, il n'entend pas mes conseils, il boit même de l'ale. Mais il a de l'Humilité, ce qui fait que malgré tout, il avance petit à petit. Il ne combat pas la Vérité universelle, simplement il ne s'y intéresse guère, et ne progresse qu'en dilettante. J'ai de la peine quand je le vois boire: il communie alors dans les basses vibrations avec des pseudo-amis, dans des tavernes répugnantes. Mais au fond on sent qu'il aspire un peu à autre chose...» Puis, très tendrement: «Alors je lui pardonne. Et je l'aide. Merci de tout coeur du coup de main, ça lui a fait du Bien. Votre énergie était très pure.»
Emus, les éolis prirent humblement congé et s'en furent en quête d'une autre mission. Ils ne cherchèrent pas longtemps. Un bon seigneur (il y en avait aussi) venait de prendre possession de son fief, suite à la mort de son père. Il fut avec ses serfs d'une largesse... Qui aurait paru bien relative aux français du 20eme siècle mais qui à l'époque était une bénédiction pour ces esclaves. Ils vivaient dans trois villages, plus les serviteurs du château, et le bien-être nouveau avait déclenché une euphorie générale. Ce genre d'événements, fort propices à l'éveil des personnalités, focalisaient l'attention des anges bienveillants, des guides spirituels et des secouristes des âmes. On n'y était jamais trop nombreux. Ces effervescences retombent rapidement, face aux terribles atavismes. Il fallait donc faire vite, quitte à retoucher les bavures plus tard. De fait, pendant le séjour des éolis, ils purent aider, sur cinq cents villageois et la vingtaine de serviteurs, quelques petites prises de conscience partielles sur la Paix, et une assez sérieuse, quoique inattendue, chez un enfant, à propos de la Beauté de la nature.
Ainsi allait le secourisme des âmes, oubliant la tragédie pour devenir une part de la vie quotidienne des éolis de ce village, il y a mille deux cents ans.
La sixième sortie... Mais on ne les comptait déjà plus.
Ils eurent à s'occuper de ce que nous appellerions vraiment une âme perdue, lamentable et pitoyable spectacle qui rebute souvent les secouristes des âmes. Dans de tels cas, il n'y a rien à faire... d'autre que d'aimer. Mais n'attendez pas qu'un type vous tape dessus pour essayer, ce serait vraiment vous placer dans le cas le plus difficile! En équipe, dans l'astral, en se répartissant les rôles, on y arrive bien mieux. Ainsi le triste soudard, depuis le début de sa nulle carrière de rapines et d'exactions au service d'un tyran local, était soumis à un bombardement constant de pensées d'Amour et d'Espoir.
Les cas de cette sorte semblent bien désespérés et l'action des secouristes des âmes bien peu efficace. Du moins en apparence. En fait les plus dures carapaces d'acier rouillent et finissent parfois par s'écrouler d'un bloc, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, sous l'action irrésistible, inéluctable, du germe intérieur. La preuve: l'ancien soudard est aujourd'hui végétarien. Il s'est sans doute épargné ainsi bien des souffrances karmiques dues à son passé de violence.
Heureusement au cours de la sortie suivante ils eurent la joie d'obtenir des résultats immédiats. Une histoire de partage de champs qui empoisonnait la vie de deux familles de serfs depuis douze ans. Les éolis prirent un peu d'initiative et décidèrent de frapper précisément à la cause du mal. La solution concrète du problème matériel était évidente: il suffisait de couper le champ en deux. (Pour les éolis, cela n'avait aucun sens, il suffisait de cultiver le champ ensemble. Mais cet étrange concept de partage était le seul accessible à ces Terriens). Les deux ennemis le savaient depuis bien longtemps; chacun des deux aurait bien accepté ce partage pour mettre fin à cette situation, (fort pénible pour leurs estomacs) si l'AUTRE le leur proposait. Mais... Mais... c'est que le Grand Seigneur ORGUEIL le leur interdisait formellement de le faire EUX ce premier pas! Grâce à l'aide spirituelle des éolis, ils trouvèrent l'énergie de surmonter cet orgueil tyrannique. Mettons qu'ils s'appelaient banalement Pierre et Paul. Ils m'ont demandé l'anonymat, car ils sont aujourd'hui assez connus dans leur ville et toujours associés.
Leur dialogue mémorable vaut son pesant de seigle:
Marchant lentement, Pierre arrive en vue de la chaumière de Paul, croupe noire parmi les sombres châtaigniers. Il s'arrête pour prier, puis il s'avance. Le vent lui apporte une vieille odeur de fumée et de châtaignes. Il tremble car cela fait douze ans qu'il n'est jamais venu ici. Les gamins ne le connaissent même pas. Il se force à avancer.
Paul le voit. Il est tellement étonné de le trouver là qu'il reste bouche bée. Les éolis, attentifs, infiniment discrets, ne comprimaient pas le temps, je vous l'assure. L'émotion des grands moments étreignait tous les coeurs.
Paul est sur le seuil, sous l'auvent de chaume qui pend. Sa femme est derrière, silencieuse, méfiante. Les marmots font des airs étonnés, en croquant des châtaignes grillées, leur seule nourriture pour cette journée.
Pierre est devant le seuil. Il reste un long moment immobile. Les types, à l'époque, avaient de rudes conditions d'existence, mais basta, eux étaient plus rudes encore. C'est pourtant avec un gros trémolo dans la voix qu'il finit par déclarer: «Notre Seigneur Jésus-Christ nous a demandé de nous aimer tous les uns et les autres, comme s'aiment les frères d'une même famille.»
Paul le regarde, éberlué. Il passe la main inconsciemment (ou consciemment, allez savoir) sur la cicatrice du coup de gourdin que l'autre lui avait flanqué douze ans plus tôt. Pourtant dès ce moment c'était gagné. Ce n'étaient pas des matheux, ces gens, et pourtant Paul avait compris où Pierre allait en venir. Il voyait déjà où mettre la borne, pour le partage. Ces paysans, alors! Vous me croirez si vous voulez, mais parler de Jésus-Christ, et surtout de Pardon, à cette époque et dans cette partie de l'Europe, c'était encore dangereux. Ces mots n'avaient pas encore pris de sale couleur de bigoterie, ils étaient encore des mots neufs et puissants, des mots de pionniers, des mots qui sonnent clair, des mots qui disent ce qu'ils veulent dire, et nos deux compères s'étonnaient eux-mêmes en les prononçant.
Paul répondit à son tour, avec encore plus de trémolo, après un grave silence: «Je t'ai offensé. Me pardonnes-tu?
- Oui je te pardonne, comme l'a fait Notre Seigneur.
- Et moi aussi je te pardonne, comme l'a fait Notre Seigneur.»
Ils étaient comme ça, les gens.
La compagne de Paul, soulagée après tant de temps, éclata en sanglots derrière lui.
Ils restèrent silencieux, ensemble, et Pierre repartit sans autres paroles que de salutations. Ils avaient dit. Le don de la parole, ils ne l'avaient pas reçu pour meubler le silence.
C'était à l'époque des semailles du méteil. Ils allèrent ensemble voir le seigneur local, dans sa grande maison de bois entourée de palissades, pour la terre à partager. C'était un brave type, et il fut sincèrement heureux de les voir réconciliés.
Il glissa ses genoux à terre et remercia Dieu. Pierre et Paul lui demandèrent une hache, car, en douze ans, il avait poussé plus que de l'herbe dans leur champ.
Quand le soir tomba, après une journée de travail ensemble, (sans plus même penser à la borne) ils ne virent pas l'aura rose des éolis qui s'élevait discrètement dans l'indigo du ciel. De toute façon, c'était eux qui avaient fait l'essentiel du boulot et ils pouvaient à bon droit en être fiers.
Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.
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