Naufragée Cosmique        Chapitre 19       

Chapitre 19

* L'envol *

Cette fois, Gérard, qui a à faire à Paris, conduit lui même Brigitte vers son petit nid de solitude, où elle éprouvait un assez pressant besoin d'aller se recueillir.

En ce printemps 1989, Brigitte se sent un désir d'espace, de liberté, de lumière. Comment expliquer cela? La vie sur Terre lui paraît maintenant fade et terne, même à Peyreblanque, dont les stages n'ont plus tant de succès qu'ils l'avaient escompté.

En plus ils ont maintenant un redoutable concurrent, presque à leur porte: Frédérique et Martine font des stages de «yoga» eux aussi, dans un ancien prieuré du voisinage, qu'ils ont retapé eux-mêmes avec une incroyable diligence. Et d'emblée ils rassemblent plus de cent participants là où Peyreblanque arrive juste à en garder vingt. Ah, bien sûr, ce n'est pas la même qualité! C'est qu'ils sont «tolérants»: Les repas sont (plus ou moins) végétariens et bios, mais «chacun est libre»… En clair, gare à l'idéaliste qui s'égarerait chez Frédérique, il arriverait vite à douter de lui, de par les insinuations continuelles de ce faux maître. Les tarifs sont plus chers aussi, il paraît que ça attire les clients. Mais ceux qui y sont allés disent que le «yoga» de Frédérique est très bon, qu'ils se sentent pleins de supers-énergies après les séances. Le comble, c'est que c'est sans doute vrai.

Comment expliquer ce succès apparent? C'est que les compliments que nous prodigue un maître sont toujours plus gratifiants que ses remarques ou ses exigences de discipline... Alors Frédérique gratifie beaucoup plus qu'il ne guide, et ses clients repartent contents. Mais pas meilleurs pour un sou.

Ce procédé est assez classique dans les sectes et les pseudo-groupes spirituels (ou de toute autre nature). Le chef choisit les membres qui l'intéressent (Pour les hommes, ceux qui ont de l'argent, et pour les femmes celles qui sont sexy), les plus facilement manipulables; il les conforte, les félicite, leur donne des responsabilités, leur trouve un don ou quelque réincarnation. Ceux qui lui déplaisent, qui posent trop de questions ou qui refusent de rentrer dans ses combines, il dit qu'ils ont des troubles de la personnalité, qu'ils doivent faire des efforts, des sacrifices...

On ne sera donc pas étonné de retrouver bien en vue dans les disciples de Frédérique des gens comme ce Jean-Marie qui critiquait Brigitte à Peyreblanque, et même parfois l'infect E. de l'ancien groupe écolo, qui trouve Frédérique si subtil et si psychologue qu'en sa présence il en oublie même sa haine des «barjos mystiques»

On se doute que Frédérique, pas plus d'ailleurs que Martine, n'avait aucune autorisation de qui que ce soit, ni de qualification d'aucune sorte pour enseigner une quelconque discipline spirituelle ou psychologique, et en particulier aucun aval de la Fédération Française de Yoga. Pour que l'on ne puisse les taxer d'imposteurs, ils avaient donc, autre arnaque archi-courrue, créé «leur» méthode, mélange simpliste de postures, de bioénergie, de cri primal et autres dynamiques de groupe. Et ça fait «de l'effet», émotions et sensations garanties, ça «remue les tripes», c'est «fort», vous en avez pour votre argent! Mais cela aide t-il vraiment au progrès spirituel, cela contribue t-il à éliminer nos défauts, cela éveille t-il l'Amour d'autrui ou le sens des responsabilités? Soyons clairs: ces pseudo-méthodes d'éveil spirituel, quand elles ne rendent pas leurs adeptes asociaux, voire fous, ne font que conférer une aura de «maîtrise» ou de «libération» à des gens toujours aussi égocentrés et profiteurs qu'avant. Pire, leur mental est renforcé et durci, ce qui ne les laissera que plus difficilement redescendre sur Terre avec nous. Sans parler de devenir vraiment spirituel.

Frédérique le volage et Martine la «libérée » semblent maintenant former un couple stable, leurs défauts de caractère se complétant harmonieusement, en quelque sorte. Ils ont même un petit bébé, un garçon tout à fait charmant, qui ne pleure presque jamais ou si gentiment. Tous leurs adeptes répètent à l'envi que c'est un «enfant de lumière», une réincarnation de maître! Gérard et Hélène en ont gros sur la patate d'entendre ça, eux à qui on avait fait les plus noires prédictions à propos de leurs propres enfants, qu'ils seraient anémiques, inaptes à la vie en société, incapables de se défendre, qu'ils ne sauraient jamais se servir d'un compte-chèque, j'en passe, et des pires!

D'étranges rumeurs circulent, au village, comme quoi Martine et Frédérique auraient parfois, en privé, de terribles disputes, du genre qui briseraient irrévocablement un couple normal. Mais pas le leur, puisqu'en quelque sorte cette violence dévastatrice fait partie de leur conception de la vie, elle s'y intègre tout à fait sans rien déranger: pas de rêve sublime à briser, pas de tendres connivences à piétiner, pas de délicat travail spirituel à perturber. La seule chose de sûre, c'est qu'en public ils affichent toujours un large sourire imperturbable. Seules quelques personnes comme Brigitte les connaissent vraiment, mais qui la croirait?

Frédérique également fait le végétarien, prône la pratique végétarienne, puis aime à dérouter ses élèves en «faisant la fête» autour d'un rôti et d'un litre de vin, comme si cela était une jouissance exquise dont il serait finalement très difficile et très très très dommage de se passer. Martine ne participe jamais à ces ripailles, mais elle répète à qui veut l'entendre qu'elle «conserve de bons rapports avec tous ceux qui mangent de la viande», tout en lançant de furieux regards vers les vrais végétariens si jamais il s'en trouvait dans les parages.

 

Bon, Brigitte, bien que peinée par toutes ces histoires, n'en est plus affectée. Ça ne la concerne plus. Elle se sent au-dessus, non pas par orgueil, mais parce que maintenant, elle ne voit que trop bien la même mécanique psychologique à l'oeuvre, à des degrés divers, chez toutes les personnes qu'elle connaît. Tous, à un moment ou à un autre, occultent de leur esprit une vérité qui dérange une petite routine intérieure, tous posent des bornes à leur lopin de sagesse, petit ou grand.

Finalement, elle n'en veut plus à personne, et sans doute finirait-elle à la longue par pardonner à tous, même à Frédérique, et même aux terroristes ou aux pollueurs. Maintenant, l'énergie de révolte et de haine déclenchée par les visions du mal, même cela Brigitte arrive à le transmuer, en compassion, tout simplement. Ces pauvres hères qui sont dans le mal lui font autant de peine que leurs victimes. Mais cette peine n'est plus noire et douloureuse révolte, elle est comme une ondée de printemps, un baume, une pluie bienfaisante qui finit par un arc-en-ciel.

Ce qui a le plus surprit Brigitte, c'est la rapidité des changements qui se sont produits dans son être, et la profondeur insoupçonnée de leurs répercutions. Brigitte a accompli le Kundalini Yoga, et est en train de maîtriser toutes ses énergies. Ce n'est pas ce qu'elle attendait; elle pensait à un état de grâce, certes, ou à une joie intense. En fait, si elle n'est pas habitée en permanence par les émotions, celles-ci restent tout de même prêtes à jaillir impétueusement, tout en la laissant libre, sans la subjuguer, sans lui faire perdre sa conscience. En toile de fond constante à ces émotions variables, elle se sent libre, disponible, pure et puissante à la fois. Elle bouillonne d'énergie, de sève, à une tension qu'un psychisme ordinaire serait incapable de supporter, mais sans aucune nuance de frustration: Désir poétique et pur d'Amour charnel ou sentimental, faim de belles vibrations, désir d'activité créatrice, désir d'action utile... Elle est prête à démarrer, à s'enthousiasmer...

Les terribles tristesses de son passé ne sont plus que souvenirs. Il n'en reste rien, pas même la cendre, pas même cette sorte de convalescence ou d'anémie grisâtre qui empoisonne la fin de beaucoup de romans. Tout son être est revigoré et chaleureux, net et neuf comme un bébé, exactement comme si ces noirs moments n'avaient jamais existé. Un Soleil magique qui efface toutes les taches jusqu'à la moindre trace...

Surtout, elle a clairement accès à toutes les parties de son être, qu'elles soient physiques, énergétiques, sentimentales, intellectuelles ou de l'âme. Jamais elle n'a été si lucide, si consciente, de ses états intérieurs comme des subtiles vibrations qui émanent des autres humains ou de la nature. Cette subtilité de sensation l'expose particulièrement à toutes les laideurs des villes et des humains, qu'elle ressent intensément, mais sans que cela ne lui fasse plus perdre ses moyens. Elle peut quand elle veut frissonner de délice rien que pour un trille d'oiseau ou un accord mélodieux, pour un sourire ou un gazouillis d'enfant. Quel dommage alors quand ses frères humains ne font que continuer à bavarder de voitures ou d'argent, de faire du bruit et de passer à côté de tous ces trésors, de toutes ces merveilles à eux offertes, alors qu'ils n'ont qu'à poser là leurs rôles factices, leurs faux problèmes, cesser de fuir la vie dans leurs loisirs-dérivatifs, et ouvrir les yeux, ouvrir leurs coeurs. Pour qui chante l'oiseau?

Malgré tout cela, Brigitte s'ennuie maintenant. Elle aspire à la véritable vie. Elle soupire. Pourquoi est-elle encore sur la Terre? Elle pense que c'est parce qu'elle doit aider ses frères, par Amour. Modeste comme seule une éoline peut l'être, elle est encore loin de seulement imaginer qu'elle n'est vraiment pas de ce monde, qu'on l'attend ailleurs, qu'aucune chaîne, qu'aucun devoir ne la retient plus ici.

Brigitte rêve de plus en plus souvent de ses petits lutins. Même si elle ne les sollicite pas, ces rêves la relancent sans arrêt, presque chaque nuit. Elle se voit parmi eux, petite lutine brune et discrète toute vêtue de bleu foncé. Elle parle de sa vie terrienne avec les autres, qui ont l'air bien étonnés des scènes étranges qu'elle décrit.

 

Donc, par une belle journée de Printemps, la vieille voiture de Gérard roule gaiement sur une départementale oubliée.

«C'est sûr, Brigitte, qu'on gagnerait énormément de temps avec une épistémologie valable de la spiritualité. Regarde l'autre jour, Jacqueline. Je parlais des vitamines, avec Paule, et elle est rentrée dans la discussion juste quand je prononçais le mot «cyanocobalamine». Alors, elle a dit comme ça «Oh, sûrement que ça doit être une saloperie très toxique, ce truc-là.» Je lui demande, étonné: «Qu'est-ce qui te fais dire ça?» Et tu sais ce qu'elle me sort? «Oh, comme ça, une intuition.» J'en suis resté comme deux ronds de flan. Je n'ai pas trop osé lui répondre, je lui ai juste dit qu'elle se trompait, que c'est une vitamine. En fait d'intuition, elle a juste entendu un nom compliqué «style chimie» et comme pour elle chimie égale pollution, cette association d'idée s'est faite dans son esprit: la cyanocobalamine devait être un polluant. Que veux-tu que je te dise? En fait d'intuition, c'est tout simplement une association d'idée, un pur mécanisme cérébral. Ce qui est grave, c'est que les gens sont tellement paumés et ignares en matière de spiritualité qu'ils prennent pour de l'intuition ou pour de la médiumnité des trucs qui ne sont que des idées séduisantes, des mécanismes psychologiques, des fantasmes, des préjugés, des phrases vicieuses qui induisent des idées sans les avoir exprimées ouvertement. C'est comme ça qu'on se retrouve avec des types qui racontent tout un tas d'idioties sur la spiritualité, complètement imaginaires, que la souffrance fait évoluer, que bouffer les animaux ça les purifie, que les ovnis viennent du centre de la Terre creuse, ou que le vin est une boisson spirituelle, et compagnie. Et en plus tout le monde prend ces gens-là pour des maîtres. Mais, Brigitte, tu roupilles. Excuse-moi.

Brigitte: - Non, non, pas du tout. Tu as parfaitement raison, mais je goûtait à ce beau Soleil. Il y a un moment qu'on en a pas eu. Dommage qu'on est en bagnole au lieu du jardin.

Gérard: - C'est marrant, c'est toi qui m'as donné l'idée, et maintenant on dirait que tu t'en désintéresses. Mais ça ne fait rien, je continue.

Brigitte: - Si, ça m'intéresse. Mais je vois que depuis deux ou trois ans, moins de gens viennent nous voir, comme si moins de monde cherchait à s'éveiller. L'éveil spirituel n'est plus tant à la mode. Les énergies semblent aller à la vie de la société. Il se prépare des changements importants et bénéfiques en politique internationale, en économie.

Gérard: - Pas sûr.

Brigitte: - Si, parce qu'ils sont déjà inscrits dans les mentalités. Il va y avoir des réajustements. La politique suit le niveau des masses.

Gérard: - Pas étonnant qu'elle vole bas, alors.

Brigitte: - Bon, bien sûr, c'est encore bas, mais ça monte. C'est bien la première fois dans l'histoire de l'Humanité qu'on peut sentir le niveau monter d'une décennie à l'autre, de si peu que ce soit.

Gérard: - En attendant, la fréquentation de nos stages ne monte pas. On n'a pas encore moitié des réservations de l'an passé à la même date.

Brigitte: - Bon, ces stages s'adressent à une élite. Rappelle-toi de la vision qui a sous-tendu toute l'action pour un monde meilleur depuis Mai 1968: une élite de gens éclairés montrent le chemin en créant une petite société idéale. En fait, faute de gens vraiment réalisés pour vivre en société idéale, tous les mouvements de ce style ont échoué et restent ignorés. Mais c'est aujourd'hui la société dans l'ensemble qui avance.

Gérard: - Pas bien vite encore.

Brigitte: - Mais cette avance est tout de même fort redevable de tous ces mouvements qui ont échoué dans le monde des apparences. En réalité, par leur expérience irremplaçable, ils ont fait progresser les archétypes de l'Humanité qui sous-tendent les mentalités générales, au grand bénéfice de tous.»

Etrange, pense Gérard, cette propension que depuis quelques jours Brigitte a de discuter ainsi de politique internationale et de destinée de l'humanité.

 

Ils parlent ainsi de choses et d'autres, jusqu'à leur arrivée chez Brigitte. Gérard continue son chemin, et elle se retrouve seule dans sa petite maison. Il lui faut vite préparer le jardin pour les prochains semis. Mais le coeur ne semble pas y être. Pourquoi?

Elle éprouve une sorte de manque. Pourtant, au niveau où elle en est, tous ses sentiments sont chamboulés, en une tension joyeuse incitant à l'action, à la contemplation, à la vie. Elle est maintenant dans un état de grâce qui lui permet de goûter profondément la joie d'exister. Heureuse? Cela va déjà plus loin que le simple Bonheur. Toutefois elle n'arrive pas à lui trouver une direction. A ce niveau pourtant élevé se trouverait-il encore des difficultés à résoudre, des purifications à accomplir? Il est vrai qu'elle y est bien débutante encore, et qu'elle n'y connaît pas grand-chose. Ce qui aux yeux des humains ordinaires paraît déjà une grande Sagesse pourrait n'être que les premiers balbutiements d'un enfant, du point de vue d'entités supérieures.

La seule activité qui lui plaise est la peinture. A coeur perdu, elle se lance dans des aquarelles rapides de son petit paradis, des dessins au crayon des merveilleux visages des lutins, de leur sourire, de leur grâce. Elle les sent, elle les voit.

Au bout de quelques jours, alors qu'une petite pile de feuilles colorées a poussé sur sa table, elle s'arrête soudain et contemple. Ah! Que ne s'était-elle exercée au dessin plus tôt! Ses doigts la trahissent encore. Du moins le croit-elle, car ce qu'ils ont couché sur le papier parle déjà bien clairement aux coeurs sensibles. Encore un peu de travail et ils émouvraient même les coeurs endurcis.

Elle regarde la porte qu'elle avait peinte sur le mur, en souvenir de celles du vaisseau de Yanathor.

Que de fois l'avait-elle contemplée ainsi, espérant la voir s'ouvrir!

Puis elle avait fait de cela comme des autres désirs: une tension joyeuse dont on n'attend pas l'assouvissement. Ce soir-là pourtant, la porte, simple ovale de peinture sur un mur de briques, lui inspire soudain une attente langoureuse. Pas ce désir lancinant, douloureuse frustration qu'elle avait ressenti au début. Une attente joyeuse, comme d'une joie imminente, certaine, sentiment que les gens ordinaires ne ressentent qu'à l'approche de grands événements comme un mariage ou une libération. Mais nulle impatience, nulle attente ne vient ternir la joyeuse énergie qui s'offre. C'est la porte qui fait ça, mais qu'elle s'ouvre dans cinq minutes ou dans cent ans n'a aucune importance. Pourtant comment une simple image pourrait...

Eh mais...

 

 

ELLE S'OUVRE!

 

 

Brigitte, qui ne maîtrise tout de même pas entièrement son nouvel état, ne peut s'empêcher un bond, un cri! Stupéfaction! Jubilation! Enfin se déchire pour elle ce voile qui sépare tous les humains du véritable univers vivant!

 

Ce qui n'était un instant plus tôt qu'un peu de peinture a pris la profondeur et le velouté d'un ciel mauve, d'où émergent, voletant de leur si charmante façon...

 

Brigitte pousse une série de cris joyeux, et son coeur bat à tout rompre, tant qu'elle doit le freiner. La voilà envahie de surprise, divine émotion qu'elle n'attendait pas, qui la transperce de ses délicieuses aiguilles, la bouscule, la chavire comme une vague de l'océan.

 

Voici la vraie Réalité qui rentre. Et qu'elle est belle! Oh! Mais ils volent! «Ils ont des ailes de papillon!» S'exclame Brigitte à voix haute, battant des mains, riant et pleurant à la fois, comme une petite fille. Et ils sont beaux! Quelle grâce ineffable émane d'eux! Le Bonheur vit dans leurs yeux, dans leur sourire, dans leurs moindres gestes! Pure Merveille! Poésie incarnée! Gentillesse ineffable! Ils sont... Ils sont... Ooooh! OoooOOOOOOh!!!

 

Brigitte s'est levée, envahie de délicieux frissons, le coeur débordant. Elle bouscule sa chaise sans même l'entendre tomber. Fébrilement, elle dégage une place sur la table, pour les exquises créatures qui viennent d'entrer.

Ils sont six, les amis et les Jardiniers des âmes.

Sélina et Sélinao, Anthelme et Elnadjine, Adénankar et Milarêva, petits lutins hauts comme la main. Imaginez la surprise de voir arriver de tels êtres!

Doucement ils se posent parmi les gouaches et les pastels. Ils sont à l'aise pour voler, malgré la pression atmosphérique plus faible que sur Aéoliah. Sans doute Yanathor a t-il fort discrètement arrangé ce problème, ainsi que pour les traductions et autres incompatibilités interplanétaires.

Brigitte les contemple, les lèvres tremblantes, bouleversée. Ils sont maintenant assis en lotus, en un demi-cercle lui faisant face. Gag non prévu: ils sont si intimidés qu'aucun n'ose prendre la parole! Ce sont bien les éolis! Heureusement Brigitte est si délicieusement ravie qu'elle en oublie d'avoir aussi le trac.

«Bon... Bonsoir, qui êtes-vous donc? Fait-elle d'une voix chantante et toute remuée de plaisir.

- Bonjour, Amie Aurora» commence Adénankar qui garde mieux ses moyens. Sa voix suave est douce comme un baume délicieux. Elle paraît grave bien qu'en fait elle soit trois octaves plus haut que celles des humains.

- Co... Comment, toi aussi, petit lutin, tu m'appelles Aurora? Pourquoi?

- Mais... Parce que c'est ton nom, ta vibration profonde, nous t'avons toujours nommée ainsi, depuis ta naissance. Ne te souviens-tu pas?

- Je me rappelle juste que Yanathor m'appelait aussi comme ça. Yanathor: Vous le connaissez?

- Oui, c'est grâce à lui que nous sommes là, et que toi aussi tu es là.»

Elnadjine, qui a pris la gomme comme siège, fait flotter sa généreuse chevelure, en se dandinant poétiquement. Elle reprend: «Ça me fait rire, tu appelles «petit lutin» le Jardinier des âmes!

- Ben, je ne sais pas qui vous êtes. Vous ressemblez à des lutins, mais vous êtes...

- Nous sommes des... (Adénankar prononce ce mot avec une emphase pompeuse, très science-fictionnesque, qui fait pouffer ses amis) ...des extraaaterrreeestres!

- A vrai dire je m'en doutais un peu.

- Nous sommes les éolis, et notre mère cosmique est la belle planète Aéoliah...

- Comment, Aéoliah! Mais la Mère Grand, les rêves...

- Eh bien voilà.

- Eh bien oui, regarde sur le mur, derrière toi!

- Oui, c'est notre planète! On la reconnaît parfaitement! C'est le tableau que ta grand-mère a peint, sous l'inspiration de ses anges-gardiens. Elle aurait dû quitter la Terre bien plus tôt, mais elle a accepté la mission de préparer le terrain pour la tienne. Brave femme, et courageuse!

- Vous la connaissez?

- Non, nous ne l'avons pas rencontrée. Mais on sait qu'elle est maintenant dans un plan de pure lumière, où elle étudie des enseignements importants pour une prochaine incarnation. Et il ne sera pas question cette fois de s'arrêter au certificat d'études, elle devra atteindre un haut niveau en droit international. Sans doute sera t-elle la compagne d'un grand chef d'état du vingt et unième siècle, peut-être même d'un président de l'ONU. Son rôle sera d'être en union amoureuse parfaite et complète avec lui, avec en plus la culture, les connaissances, la Sensibilité et la Sagesse qu'un tel rôle peut demander. Elle sera son complément d'énergie, sans quoi personne ne peut assumer correctement de telles responsabilités. Même nous, les jardiniers des âmes d'Aéoliah, nous faisons comme cela. Voici ma compagne, Milarêva. Elle semble effacée derrière moi, mais sans elle je ne serais rien.

- Aéoliah! Quel beau nom... Poésie, joyeuse lumière, couleurs pures, brise légère, liberté un peu folle, un fond très émouvant, Poésie encore...

- C'est exactement cela! Mais tu sais entendre les vibrations des sons! Et... tu as rêvé de nous! Ce doit être grâce à Yanathor.

- Yanathor, qui est-il?

- Ah! Yanathor! C'est le Gardien Cosmique! Le Justicier Galactique! Le Réparateur! Le Chevalier de l'espace-temps!

- Boudu, tout ça. Et il est venu me réparer?»

On entend nettement le rire clair de Yanathor derrière la porte. Sans doute écoute t-il attentivement cet échange de petits riens interplanétaires, qui dure ainsi quelques minutes. Puis Anthelme demande une feuille de papier et saisit un crayon. «Je ne sais pas si j'arriverai à dessiner quelque chose avec ce poteau, mais au moins tu seras sûre que cette fois ce n'était pas un rêve.»

Et voilà Anthelme qui virevolte sur sa feuille, esquissant puis repassant une exquise vision d'une petite éoline, brune, discrète. Brigitte ne tarde pas à reconnaître celle qu'elle est dans ses rêves... Les deux coudes sur la table, la figure extasiée au ras de la feuille, elle contemple ces ravissantes créatures, leurs mimiques si charmantes, et, ô surprise, le parfum délicieux qui émane de leurs corps... Au-delà des mots et des gestes, de leur présence rayonne une gentillesse que Brigitte n'avait jamais connue à un tel degré, plus un très curieux mélange de candeur enfantine et de profonde Sagesse...

Avec un geste d'au revoir, les voilà qui s'envolent à nouveau et regagnent la porte, avec ce simple mot: «Demain, même heure!»

Et le merveilleux ovale de ciel redevient de la banale peinture sur un mur un peu irrégulier.

Brigitte-Aurora reste un long moment immobile, muette jusqu'au fond de l'âme, dans une sorte d'extase que seuls certains humains privilégiés ont eu la chance de vivre. Puis elle se lève, et va tâter le mur, qu'elle trouve bien solide, bien épais, comme tout bon mur qui fait consciencieusement son boulot de mur. Se pourrait-il que ce qu'elle tâte, qui lui paraît bien tangible, bien objectif, ne soit au fond qu'une... convention? Mais elle a beau appuyer, cette convention-là semble bien établie, et sans son avis.

La pièce, la lumière, les murs pastel, tout lui paraît maintenant autre, nimbé d'une sur-réalité de rêve, scintillant de beauté, de vie... Même ces objets banaux, pinceaux, rapidographes, rayonnent de la merveilleuse présence qu'ils ont côtoyée...

 

Puis Brigitte-Aurora redevient soudain Brigitte tout court: N'a t-elle pas été le jouet d'une sorte d'hallucination, de rêve? Ne serait-ce pas quelque effet inattendu et pervers de ses audacieuses pratiques spirituelles? A t-elle bien eu raison de modifier si profondément sa personnalité? Sans savoir si elle n'allait pas s'exposer ainsi à quelque danger aussi inconnu qu'incompréhensible? N'est-elle pas en train de perdre la raison, ou pire d'égarer son âme dans quelque univers parallèle aussi séducteur qu'illusoire? Une diabolique fleur carnivore suceuse d'âmes? Elle se remémore certaines angoissantes histoires d'ovnis... La pure joie qui l'habitait un instant auparavant fait soudain place à un doute affreux. Elle sort de cette pièce et se rue vers la cuisine, où elle retrouve un univers plus familier. Elle se fait réchauffer un reste de soupe au fumet bien terrestre. Cette pièce est restée comme du temps de la Mère Grand, les meubles intégrés étant intransportables: le mur-bahut sculpté, les lambris-étagères de chêne brun, la grande cuisinière émaillée. Ce décors avait son charme rustique qui invitait à le respecter, mais Brigitte aurait préféré plus de clarté, plus de simplicité. Enfin, ce soir, ces meubles depuis si longtemps pétris de tranquilles vibrations la rassurent. Assise à la table de bois, devant son bol de soupe vide, la voilà qui se remet à méditer.

Avec la rapidité fulgurante qui caractérise la méditation maîtrisée de longue date, elle repasse dans son esprit le souvenir de ce moment passé avec les éolis. Elle vérifie tout. Rien ne cloche. C'est bien ainsi qu'il fallait voir l'Harmonie, la Vie Divine émanant des êtres. C'est bien ainsi qu'elle le visualisait en tout cas. Toutes les vibrations, toutes les auras, tout était en règle. Même ce qui émanait de l'autre côté (invisible) de la porte. Quant à ces délicats personnages émergeant de la muraille... Puisque ce bas-monde est au fond une illusion, pourquoi pas? A moins qu'il ne faille tout simplement voir là que la manifestation de la technologie transcendante des Gardiens Cosmiques.

Curieusement des paroles de Gérard lui repassent par la tête: «la notion de preuve spirituelle est le pivot de la nouvelle épistémologie... La science physique étudie la matière, elle demande donc l'avis de la matière, par une expérience physique: c'est la preuve matérielle. En spiritualité, c'est l'Esprit qu'on étudie, c'est donc à lui qu'on doit demander avis! Par une expérience de conscience: C'est la preuve spirituelle.

«Pas de preuve matérielle possible pour l'Esprit, pas plus d'ailleurs qu'en mathématiques. Pis, toute preuve matérielle prématurée présente le risque d'offrir une prise pour le mental inférieur, pour l'égocentrisme, qui peuvent alors s'emparer de concepts spiritualistes et s'en servir à leurs fins matérialistes ou égoïstes... Ce qu'on appelle le matérialisme spirituel. La connaissance spirituelle, avec ou sans épistémologie, ne peut être confiée qu'à ceux qui la méritent, qu'à ceux qui sauront la respecter en en faisant bon usage.

«La véritable preuve, c'est dans le fond de notre âme qu'il faut la chercher. Les enseignements spirituels, la Poésie, la Vérité, doivent éveiller au plus profond de notre être un sentiment d'adhésion, une aspiration d'abord vague puis ardente... Ce que veut l'Intelligence Cosmique, ce sont des êtres vibrants, positifs, actifs, coopératifs, flamboyants! Le Paradis n'est pas pour ceux qui suivent platement des règles de morale, il est pour les amoureux fous du Bien, qui brûlent d'impatience de le voir instauré, qui pleurent et soupirent quand le mal sévit... Même si les vérités éternelles bouleversent nos vies, nos habitudes, nos croyances... Même si la personne qui nous les fera connaître n'est pas un modèle... Souvent la Vérité choisit pour dépositaire des handicapés, des petites gens, des enfants, des sauvages, des animaux doux comme les oiseaux, les grenouilles ou les koalas, alors qu'elle évite soigneusement les puissants, les aigles, les idoles, les chefs de sectes...»

Des preuves spirituelles! Mais c'est bien sûr! Ce qu'elle a vécu tout à l'heure était-il «réel» au sens matériel du terme, ou une sorte de rêve, de scène synthétique? Peu importe au fond. Ce qui compte, c'est de savoir que c'est bien l'expression de la Vraie Vie de l'Esprit. Et à la pureté sans faille des vibrations, à la hauteur des sentiments et à l'Humilité de ces êtres, elle n'a aucun doute à avoir là-dessus. Ils sont bien une confirmation de ce qu'elle espérait, et même au-delà...

Seulement, pour la conduite à tenir, Brigitte-Aurora aimerait tout de même savoir s'il s'agit d'une illusion, d'une scène imaginaire, d'un quelconque cinéma, ou si elle a réellement reçu la visite d'êtres vivants, habitant quelque autre région de la Création, qui se seraient manifestés, en chair ou en image, pour quelque affaire mystérieuse qu'ils auraient à mener avec elle. Pour cela, il faudrait... une preuve matérielle! Mais qu'elle est bête, se dit-elle, le dessin qu'a laissé Anthelme! Elle ne prend même pas la peine d'aller vérifier, car maintenant elle a pleinement retrouvé confiance en sa mémoire.

Et il faut dire qu'elle tombe de sommeil. Elle va se coucher, et cette nuit-là ne rêve plus, se souvenant seulement d'une extase agréable, claire, rose, sans cause discernable ni événements particuliers.

 

Le lendemain, au saut du lit, avant tout, elle se précipite dans la pièce sanctuaire, pour retrouver sur la table de dessin son portrait en éoline laissé par Anthelme.

Oh surprise, en fait ses propres dessins à elle soutiennent la comparaison avec celui d'Anthelme. Ils sont certes moins habiles, les vibrations ne sont pas si bien rendues, mais ce sont les bonnes!

Toute la journée s'écoule entre la cuisine, le jardin et d'autres dessins, dans une attente joyeuse et fébrile: les merveilleuses petites créatures n'ont-elles pas prévenu qu'elles reviendraient?

Que fait Brigitte-Aurora de ce désir? Elle en fait une joyeuse énergie qui n'attend rien, mais qui reste prête à s'offrir, à monter à d'autres niveaux de son être, en une joie créatrice qui l'habite toujours et rayonne sur les autres. Donc ce jour-là Brigitte-Aurora le passe en une fête immobile, en une énergie purificatrice qui anime ses doigts pour des portraits encore plus réussis de ses visiteurs.

Et quand le soir revient l'heure du rendez-vous, c'est presque... à regret, tant elle est bien! Brigitte-Aurora a dégagé la table, disposé un napperon et quelques fleurs pour accueillir ses invités.

Tout comme la veille, avec une lenteur délicieuse... Le mur s'estompe, le ciel mauve reparaît... Quelle chance elle a de vivre cela! Elle qui avait tenté, pendant des années, de faire léviter son crayon, sans jamais le moindre résultat! Comme elle aimerait que ses amis de Peyreblanque soient là, voient aussi de leurs yeux... Mais non, se dit-elle, il faut que chacun vive sa vie, porte et entretienne sa flamme intérieure dans les conditions ordinaires de l'existence humaine, et ce n'est que quand on est suffisamment pur et réalisé que...

Mais pourquoi, elle, Brigitte? Est-elle pure et réalisée? Quelle surprise ce serait! Sincèrement elle ne s'y attendait pas! Elle hésite encore, refusant toujours de trouver une particularité quelconque à sa petite personne, quand tout semble lui prouver le contraire. Ce serait si injuste pour les autres, si elle seule pouvait...

Maintenant reparaissent les délicieuses créatures...

Adénankar et Milarêva, suivis d'Anthelme et Elnadjine, mais ce soir Dulcine et Astéron, les éolis de la montagne, arrivent en queue. Dulcine est cette blonde en nappe épaisse, que nous avons déjà rencontrée à Irizdar ou avec les secouristes des âmes. Ils viennent de séjourner au village pour y élever leur ravissante petite fille aux cheveux de feu, avec des taches de rousseur et de fatals yeux noirs, nommée Ambo-Auréa. Mais elle ne les accompagne pas ce soir.

«Gentille Aurora, te souviens-tu de moi? Entame Anthelme, sans préambule.

- Euh... Non.

- C'est pas grave, Yanathor nous a prévenus. Ta mémoire terrienne n'a enregistré que tes souvenirs de la Terre. Ceux d'avant, chez nous, reviendront plus tard. Nous on se rappelle très bien, tu étais Aurora, la gentille éoline, c'est toi qui tenait le peigne, au tissage.

- Le tissage? J'aime le tissage.

- Ah! Ça oui, tu aimes ça! Il fallait te voir, ça y allait, le tissu, avec Aurora! Ça débitait!

- Quel tissu?

- Eh bien, le tissu de nos habits. Regarde!

- Comme il est fin! On n'en voit même pas la trame!

- Tu as eu une vie antérieure parmi nous, explique Adénankar. Et dans cette vie tu étais très heureuse.

- Et... Pourquoi suis-je sur Terre, alors? Et pourquoi venez-vous me voir? Est-ce que... La mission?

- Doucement, reprend la grave et douce voix du Jardinier des âmes. Pas tant de questions pour ce soir! Nous venons reprendre contact avec toi. Ne te fais pas de souci pour ta mission, tout ce que tu as à savoir te sera révélé le temps venu. Nous, ce qu'on a à te dire ce soir se résume en trois mots. (Il attend du regard l'approbation de ses amis): NOUS T'AIMONS!

- Ah! Mais je...

- Chuuut. Nous t'aimons depuis longtemps. Comme tu as sans doute compris, celle dont Anthelme a fait le portrait, c'est toi, en éoline, comme nous t'avons connu quand tu vivais parmi nous. Tu es née parmi nous, pour la première fois tu vivais une incarnation, et tu en étais toute joyeuse, jeune âme vierge et pure. Tu as beaucoup aimé cette vie, tu es rentrée de tout ton coeur dans le vaste jeu de l'existence corporelle dans cet univers, sur notre belle planète Aéoliah. Comment es-tu arrivée sur la Terre? Cela, Yanathor te le dira lui-même, bientôt. Il te dira également ce que nous avons à te proposer. Tu verras, c'est très gentil. Mais ce sera à toi d'accepter... Ou de refuser. Il peut même, si tu pense que ça te perturberait trop, effacer de ta mémoire le...

- NON!

«Non, c'est trop beau, tu comprends, ça fait partie de moi, c'est l'aboutissement de ma vie... Je ne veut pas perdre ça!»

Les éolis sourient, puis Adénankar reprend: «Bon, on te le laissera. De toute façon il sera fait comme tu voudras. En attendant...»

Milarêva, qui était restée discrète, s'envole soudain, et va se poser sur l'épaule de Brigitte-Aurora. Elle guette un acquiescement, puis s'engage sous les cheveux, pour elle jungle.

Brigitte-Aurora a un petit cri de surprise, puis se penche et pose son visage sur la table, étendant sa nuque où fulgurent la lumière et les énergies qui irradient de la main de Milarêva. Brigitte-Aurora ne peut s'empêcher de gémir quand de délicieux frissons et de puissantes vagues de délice parcourent son corps. Puis elle se redresse à l'envol de Milarêva, étirant son corps tout alangui.

«Ooooh! Quelle puissance! Mais... Tout l'intérieur de ma tête est clair, maintenant! Ah! Qu'est-ce que c'est bien! Je suis en méditation sans même avoir besoin de...»

Adénankar commente: «Voilà, c'est un beau cadeau que ma compagne t'a offert là! Mais sache qu'il n'était pas forcément nécessaire pour cela qu'elle soit présente en chair et en os, elle pouvait le faire aussi en astral. Mais c'est plus difficile pour toi d'en tirer profit, surtout si tu es distraite à ce moment-là...

- Mais tu es une vraie guérisseuse, comment t'appelles-tu?

- Milarêva, répond, intimidée comme une petite fille, celle qui est plus qu'un ange.

- Quel beau nom! Une Poésie éthérée, qui tient à peine sur la Terre! Une grâce toute blanche! Et une gentillesse! Ton parfum n'est pas comme celui des autres...»

Milarêva détourne soudain son regard, tandis que ses amis rient gentiment. «Oh! Aurora, fait Adénankar, ne te souviens donc tu pas que chez nous parler du parfum du corps est un jeu d'Amour? Regarde, regarde: Elle est toute enchouvirée, maintenant. Viens, Mimi, mon angeline, viens dans mes bras.

- Oh! Excusez-moi, je... Je ne savais pas, fait Brigitte en rougissant encore plus que Milarêva. Vous... Vous avez des jeux d'Amour, alors?

- Tch tch tout ça c'est des surprises.

- J'ai deviné: il y a un amoureux qui m'attend.

- Ooooh

- Aaaaah

- Hum.

- Je l'ai vu en rêve, il est lui aussi châtain, en robe indigo, discret et gentil. Il ne sourit pas car il m'attend. Son coeur palpite d'espoir de me retrouver bientôt.

- Eh, eh.

- Ah, vous ne me direz rien. Mais mon coeur espère et attend. Gentil amoureux miniature, j'arrive bientôt! Ooooh! Quelle impatience!

- Eh, on sait qu'un grand désir t'habite.

- Aah! Comment savez vous?

- Ben, ça fait un moment qu'on te surveille. Yanathor il a des très grands télépathoscopes dans son vaisseau pour voir jusqu'au fin fond des pensées depuis l'espace. Au début c'était pas beau on s'est dit bouh c'est pas possible il faut l'aider, mais petit à petit ça s'est amélioré. Il faut dire que tu as fait tout ce qu'il fallait, et maintenant c'est suffisant joli pour que tu puisses revenir à la maison.

- Mais comment? Moi une grande asperge parmi tous les petits lutins? Comment pourrais-je vivre avec vous, manger, travailler? Comment il me retrouvera mon amoureux?

- Ooooh, oooh

- Chuuut

- Hum hu-hum hu-hum

- Mais vous allez me faire bouillir d'impatience!

- Justement, on est là pour ça.

- Et ce soir, bon, tu bout assez.

- Alors on va te laisser.

- Bonsoir, petite Aurora. A Bientôt.

- Bonsoir, petite éoline. Demain, même heure, pour la troisième fois.

- Bonne nuit, petite éoline, je crois que Yanathor t'a amoureusement préparé un petit cadeau.

- Eh mais... Bonsoir!»

Avant que Brigitte-Aurora n'ait eu le temps de réagir, ils se sont envolés avec un dernier clin d'oeil plus qu'amical, et disparaissent dans la brume bleutée. Mais celle-ci tarde un peu à redevenir un mur. Des voix confuses en parviennent, curieusement haut perchées. Qu'arrive t-il? Soudain une main bleue émerge, tenant... un plat. Un saladier, empli d'une salade de fruits tropicaux aux plus suaves parfums: litchis, mangue, papaye, banane, et d'autres qu'elle ne connaît même pas.

Que faire d'autre que de se lever pour saisir le plat? C'est vrai que justement elle a faim, et, précisément, les merveilleuses et pures vibrations de ses visiteurs demandaient à s'harmoniser avec les meilleurs fruits de la Terre.

La main bleue se retire prestement, et le mur redevient un mur ordinaire. Brigitte-Aurora repasse ses doigts dessus, le saladier dans l'autre main, incrédule et extasiée comme un petit enfant qui irait toucher un écran de cinéma sans comprendre.

Elle se délecte délicieusement du gentil cadeau de Yanathor, tout pétri d'amicales et touchantes attentions aussi palpables que les fruits eux-mêmes.

Quelle impatience! Quel Espoir! Pour Brigitte-Aurora, tout est comme une révélation progressive de ce qui aurait toujours dû être, une remise en ordre après une erreur incongrue. Ce qui arrive est naturel. Mais c'est trop, trop de joie à contenir, c'est trop fort, maintenant! Ça explose de partout!

Quand elle se couche, elle rêve voluptueusement qu'elle est déjà avec son amoureux, elle pense à lui, à ce qu'il fera, ce qu'il dira... Mais elle sait encore si peu de choses sur lui, sur son monde inconnu!

Un peu plus tard, lui revient en mémoire l'étrange prophétie de son ancien ami Roger (voir chapitre 3): «Je t'ai rêvé avec un amoureux, mais il était grand comme la main». Comment pouvait-il savoir?

Cette nuit-là elle rêve abondamment des petits éolis, elle les voit dans leurs jardins. Elle arrive, elle est déjà l'une d'entre eux, et quelque part le discret éoli châtain l'attend, elle le cherche et va le trouver... Avec un intense sentiment de retrouvailles, de malentendu qui se dissipe, d'erreur qui s'efface, des choses qui reviennent à leur place.

 

Le lendemain, Brigitte-Aurora doit affronter une épreuve inattendue: il lui faut faire quelques courses à l'épicerie du village. L'odeur de moisi, les faux aliments pourris de chimie, la bedaine provocante de l'épicière, les deux adolescents qui gesticulent frénétiquement sur la placette devant le magasin, en hurlant «mobylette» trois fois par phrase, tout cela lui paraît si incongru après ce qu'elle a vécu. Elle pourrait oublier, comme quand on s'est trompé de film on arrête le projecteur et on remet la bobine dans sa boîte. Mais dans cette étrange galère, il y a... des âmes. Qui n'ont pas l'air malheureuses de leur sort. Ce sont des âmes encore infantiles, encore endormies... Et dans leur inconscience, comme des bébés qui font encore caca dans leurs couches, elles excrètent ÇA... Ce monde étrange, ces dis-réalités déplacées, dis-naturelles: des bagnoles qui avec leur bruit dépoétisent chacune cinquante hectares de campagne, un air déjà anémié, un fouillis de fils électriques, crasseuses toiles d'araignées dans le ciel, des pleurs derrière la frontière, et la radio qui vomit des musiques sataniques encore plus horribles que tout ce qu'elle avait jamais entendu... (Note: c'était en 1989, et on entendait des choses vraiment horribles)

Des âmes... Elle pourrait oublier cette étrange illusion de monde inverti qui disparaîtra bientôt de sa vue. Mais il y a des âmes... Des petits enfants qui pleurent, perdus dans cette dis-réalité si froide... Des grands adultes qui pleurent aussi car on les a brisés et traités comme des enfants... Des êtres qui cherchent comme elle a cherché, et qui se cognent comme elle s'est cognée dans le noir après des illusions, et qui saignent et qui souffrent comme elle a souffert...

Comment oublier cela? Elle ne le peut. En quittant la Terre, puisque apparemment c'est ce qu'on lui propose, ne faillirait-elle pas à un devoir, ne laisserait-elle pas derrière elle une dette? Ne serait-ce pas se comporter en parvenu, en privilégié? Pourquoi des êtres purs lui offriraient-ils cette tentation? Serait-ce un piège? N'est-elle pas encore l'enjeu de quelque épreuve? Ne devrait-elle pas... refuser? Rester sur cette Terre pour aider les autres âmes à évoluer? Et gagner par ce geste d'Amour ce qu'elle ne pourrait jamais mériter en fuyant lâchement? Rester sur la Terre au moins tant que son corps vivra, laissant à la Vie elle même le soin de fixer cette durée. Accomplir la mission que ELLE MEME s'était donnée: aider au mieux de ses moyens le monde et ses occupants à devenir meilleur. Ainsi, elle s'en irait sur Aéoliah la conscience en Paix...

Mais ne risque t-elle pas en refusant de rater une occasion unique, qui ne se renouvellerait jamais plus? N'a t-elle pas quelque autre destinée plus importante à accomplir ailleurs? Quel dilemme! Et elle n'a que sa conscience pour répondre... Ah, si elle savait au moins en quoi consiste la mission qu'on lui propose, elle saurait mieux quelle conduite tenir! Il faudrait demander... Mais ils ne lui répondront pas.

Aaaah!

 

Le soir revenu, donc, elle attend de pied ferme les éolis. Avec la ferme résolution de leur faire part de ses hésitations.

Ah! A peine a t-elle le temps de voir la portion de mur s'estomper que jaillissent deux grands oiseaux! Ils font un joli boucan et dispersant les quelques papiers de la table. Mais ils sont si beaux que Brigitte ne prête même pas attention à ces détails.

Mais qu'ils sont donc beaux! Grands comme des cigognes, avec le cou moins long et le bec plus court. Leur plumage, lisse pendant le vol, s'ébouriffe maintenant, formant une sorte de couronne sur la tête, s'irisant merveilleusement, comme les ailes des papillons, dans une féerie de cuivres et d'ors: les oiseaux de feu!

Ils se posent maintenant sagement sur le tapis de méditation, repliant posément leurs grandes pattes sous eux. L'un porte un rouleau, l'autre Algénio et Liouna, qui viennent rejoindre Brigitte-Aurora sur la table, dans le petit nid de fleurs qu'elle a préparé.

«Bonjour, Aurora!

- Bonjour, les petits lutins. Comment vous appelez-vous?

- Ben, Algénio et elle c'est Liouna.

- Algénio!

- Sais-tu que j'ai vécu sur la Terre, moi aussi, avant de devenir un éoli?

- Aaaah?

- C'était à l'âge de bronze, ça fait un moment, donc.»

Algénio raconte brièvement son ancienne vie sur la Terre, puis comment il a été sauvé pour renaître sur Aéoliah.

- Mais, dis moi, Algénio, n'était-ce pas une sorte de fuite, de quitter ainsi la Terre sans plus penser à ceux qui y sont encore?

- Ah! Ça te turlupine. Bon, c'est normal, les lois universelles donnent effectivement envie d'aider ceux qui sont dans la poisse. C'est même une sorte de devoir, bien qu'il ne faille pas dans ce cas prendre le mot «devoir» comme une stricte obligation, ni comme une loi formelle dont la violation entraînerait automatiquement une punition. En particulier on n'a pas à y sacrifier sa propre destinée, si elle est effectivement ailleurs. Et surtout pas dans ton cas, tu peut quitter la Terre sans remords, puisque cette opportunité t'est donnée. C'est plutôt la Terre qui te doit, pour toute la lumière que tu leur as apporté. C'est particulièrement vrai pour toi, puisque en réalité ta place est parmi nous. Tu l'as bien ressenti, dans ton rêve! De toute façon, nous n'avons absolument pas l'intention de te forcer à quoi que ce soit.»

Liouna reprend: «Tu verras cela en détail avec Yanathor, le Réparateur. Il te dira tout ce que tu as à savoir, d'ici quelques jours. Et tu décideras avec lui. En attendant, regarde: nous t'avons porté des photos d'Aéoliah. Elles sont dans le rouleau, je vais le détacher.»

Brigitte-Aurora découvre enfin à quoi peut ressembler l'univers de ses invités, avec les couleurs de la vision éoline...

Les premières représentent des scènes de la vie du village, les poétiques maisons-potiron, les champignons et toutes les fleurs des éolis. Comme Brigitte s'extasie de ces merveilleuses visions!

«Regarde, là c'est toi, tu cultivais le coton. Et puis là c'est le tissage.

- Eh, mais c'est qu'il y a du monde.

- Le tissage, c'est une grande fête pour tous. Et toi, qu'est-ce que ça te plaisais! Regarde, tu es émerveillée, radieuse.

- Ah! Ça me plaira toujours.»

Brigitte contemple, émerveillée, les somptueuses images de la nature d'Aéoliah, les étranges montagnes roses, la forêt superbe, les oiseaux... Elle admire, silencieuse, retenant son souffle...

«Ah! Tu serais heureuse de revenir, alors.

- Oh oui, c'est si beau, et tout est poétique, plein de grâce, les herbes, les fleurs, les visages... Tous ces gestes sont simples et purs, on croirait des danses, et les yeux luisent de joie! De Bonheur! Que c'est Beau! Emouvant!

- Là, tu es au bain, dans le ruisseau.

- Mais je suis toute nue. Que les gouttes d'eau sont grosses! Et les fleurs! Mais... On sent même le parfum! Ooooh, ce parfum, il vibre si profondément en moi, comme un merveilleux souvenir...

- Oh, Aurora, tu te rappelles ton parfum!

- C'est comme s'il me rappelait d'émouvants souvenirs... Mais je ne peut y raccrocher d'images.

- C'est Yanathor qui nous a donné ces photos, il les a prises en voyageant dans le passé. Avec Yanathor, il ne faut s'étonner de rien.

- Mais... C'est un canard, là, en arrière-plan!

- Si tu veux, appelle cet oiseau un canard. Nous on dit des dudunes. Ils sont très gentils, regarde, celui-là il sourit.

- C'est ma foi vrai. Aaah! Comme tout est poétique et gentil, chez vous!

- La Poésie est la base d'Aéoliah.

- Mais c'est fantastique! Je suis là en train de regarder des photos d'une autre planète, et en plus elles sont inimaginablement belles! Et vous me parlez d'y aller habiter avec vous! Oh non, c'est trop!»

Brigitte-Aurora, noyée par un trop-plein d'émotion, laisse aller sa tête sur la table, entre ses bras, et éclate en sanglots. Des sanglots de Joie, de surprise, de Bonheur...

Algénio et Liouna se regardent, un peu déconcertés.

«Gentille Aurora, excuse-nous, mais...

- Oh non, ne vous excusez pas, répond Brigitte-Aurora, le visage ruisselant de larmes. Mais c'est trop de Bonheur d'un coup... Ces photos... Pourquoi moi?»

- Parce que tu es notre amie très chère depuis si longtemps!

- Mais je...

- Et que nous t'aimons tous. Et que nous t'attendons sur notre monde merveilleux, ta place est toute prête, pour quand tu voudras bien nous y rejoindre.» Comme avertis par un signal inaudible, les deux éolis se redressent soudain et se préparent à partir.

«Petite éoline dans un grand corps terrien, il est temps de nous quitter. Nous serions bien restés plus longtemps, mais il ne faut pas trop t'émouvoir. Tu es dans nos coeurs de toute façon, depuis toujours et plus encore maintenant. A Bientôt.»

Sous le regard de Brigitte, ils reprennent le rouleau et le rechargent sur le dos des oiseaux de feu. Ces derniers sont restés là sagement assis, le regard amical, immobiles ou se lissant mutuellement les plumes du cou avec des petits roucoulements, un peu comme des poules. Ils déplient méthodiquement leurs grandes pattes, étendent leurs ailes, leur plumage redevient lisse et aérodynamique, et, les éolis sur le dos, ils s'envolent à nouveau.

«A bientôt, petite Aurora»

Brigitte-Aurora passe ainsi le reste de la soirée, sa tête entre ses bras, sur la table, levant de temps à autres ses yeux vers l'ovale de peinture devant elle, qui, cette fois, luit faiblement comme pour rappeler l'extraordinaire présence...

 

Le lendemain la trouve rassérénée, quoique toujours indécise par rapport à la fuite de la Terre. Partagée entre la tentation du Bonheur paisible et sans tache qu'on lui offre, et la crainte de mal agir en abandonnant les autres Terriens à leur sort, Brigitte-Aurora ne sait encore que décider. Le Lundi qui vient, Gérard repassera la chercher. Si Yanathor doit venir, il lui faudra le faire avant, avant qu'elle ne retourne à Peyreblanque.

Pendant ces quelques jours, donc, Brigitte est en proie à une impatience croissante. Que faire de toute cette énergie? Elle jardine, dessine, médite. Elle travaille sur elle-même: son corps devient plus léger, plus facile à porter, son esprit plus clair, son coeur plus pur, sa joie plus limpide.

Deux ou trois fois, elle rencontre des gens du village, ou ses voisins, qui remarquent l'étrange joie intérieure qui l'habite, la lumière dans son regard. Quelques discrètes questions se hasardent, que Brigitte-Aurora élude. Ah! Comme elle aimerait répondre! Comme elle aimerait claironner à l'entour la merveilleuse nouvelle! Elle part! Elle a tout réparé, tout accompli! Elle va au Paradis! Elle quitte l'internat, la taule, elle va retrouver sa famille! Des fois, elle a l'impression qu'on la comprendrait, qu'on lui répondrait simplement: «Vous avez de la chance! Nous on reste là, on a intérêt à bosser si on ne veut pas encore repiquer la classe!» Bien sûr, Brigitte-Aurora ne dit rien, mais elle se demande si, face à un fait aussi essentiel et incontournable, touchant au but même de l'existence, ses voisins et voisines du village, au-delà de tous les préjugés étroits, si ils ne comprendraient pas, finalement, fort bien ce qui lui arrive, et la féliciteraient et l'envieraient. Mais Brigitte-Aurora ne tente pas l'expérience. Une pudeur l'incite impérativement à se taire, comme se taisent tous ceux qui ont totalement épanoui leur être et accompli toute l'existence terrestre, sans qu'on en ai jamais entendu parler officiellement, et qui un jour sont sortis de cette existence terrestre, discrètement, sans que rien ne filtre jamais de leur extraordinaire destin.

Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont les premiers, dit un méchant dicton. Mais au fond, quoi de plus normal? Vous ne voudriez pas que ce soient les gentils qui restent. La Terre n'est plus pour eux. Du moins pas celle que nous connaissons actuellement.

 

Les jours s'écoulant, Brigitte-Aurora a une étrange sensation. Comme si tout le monde l'écoutait. Comme si, au-delà de son petit village immobile, le monde entier pensait à elle, soupirant de son attente, étonné de son espoir. Elle se sent observée, écoutée. Sans doute n'aurait-elle pas prêté attention à une si inhabituelle sensation si, regardant peut-être pour la dernière fois le journal, elle n'avait pas lu une déclaration d'actualité d'un homme politique, reprenant presque mot pour mot, (entre deux charabias politicards habituels) les sages pensées que Brigitte-Aurora avait eues sur le même sujet, quelques jours plus tôt. Et il n'était pas le seul, il y en avait d'autres, quoique moins flagrants, et aussi une réflexion de l'épicière.

Mais ce n'est pas tant au niveau des idées que le mouvement se fait. C'est surtout au niveau des sentiments, et de l'âme. Comment se représenter cela? Comme si elle était interviewée, avec la plus grande bienveillance. Comme si le monde venait vers elle, des blocs-notes à la main, glaner un peu de Sagesse, un peu de lumière. Pour elle qui avait toujours vécu dans le rejet et la «marginalisation» forcée, ce revirement est pour le moins inattendu. Bien sûr, cela n'est pas dans le monde des apparences, mais dans celui de l'Esprit, comme si le meilleur de tous les humains venait à elle, se réjouir et se nourrir de sa lumière, avant qu'elle ne disparaisse à leur vue.

Brigitte-Aurora réalise avec surprise qu'elle se retrouve soudain, fort discrètement, très indirectement, mais tout de même un peu, maître du Monde. Quelle étrange situation! L'idée même d'un maître du monde avait toujours choqué Brigitte: Pour quoi faire? Comme si le monde ne pouvait pas être maître de lui-même? Bien sûr Brigitte n'a pas de pouvoir réel sur les événements, et si elle en avait elle n'en userait pas forcément, car la Liberté est un des rouages essentiels de l'école terrienne. Mais la part de bonne volonté qui existe toujours dans l'humanité l'écoute. Jamais son nom ne figurera dans aucun livre d'histoire officiel, pourtant sa modeste contribution restera à jamais inscrite dans le livre de la vie...

Loin de se gargariser, Brigitte-Aurora se sent plutôt embarrassée de cette responsabilité inattendue, et tâche d'employer ces quelques jours au mieux, méditant sur son travail, méditant assise ou au lit, s'harmonisant au mieux avec l'univers, avec la Vie Divine en elle, parlant aussi gentiment que possible avec les rares voisins qu'elle voit, se mettant en Poésie intérieure pour toutes les activités quotidiennes. Jamais elle n'aura été si consciente, si enthousiaste! Même donner de l'amour à tous lui semble plus facile, alors que Dieu sait que ce n'est pas toujours évident! Voilà à quoi passe la formidable énergie qui habite Brigitte...

En cet ultime moment, Brigitte-Aurora se sent prise d'une sorte de nostalgie. C'est que... La Terre est si belle, encore. En ce mois de printemps, les oiseaux disent merveilleusement leur prière, le matin, et les fleurs s'ouvrent d'un jour à l'autre dans les pelouses et le jardin. Par un ciel si bleu, dans une campagne si tranquille qu'on entend la sève bouillonner dans les rameaux, même le mal semble ne plus exister. Tout est normal... Cette Vraie Vie pour tous les êtres lui semble à portée de la main. Il suffirait d'un sourire, d'un geste de bonne volonté... Le mal s'évaporerait comme la pluie quand vient le Soleil, et tous les humains et leurs frères animaux pourraient goûter enfin ce Bonheur si doux que seules leurs oeillères leur empêchent de trouver. Il semble à Brigitte-Aurora que tout est maintenant simple, que peut-être il lui suffirait de quelques mots pour tout déclencher... Mais elle le sait, cela n'arrivera très probablement pas. D'où une première source de nostalgie.

Et il y a... Peyreblanque. Comment prendraient-ils sa disparition? Quel chagrin en éprouveraient-ils? Toute une vie, ainsi, fauchée, coupée. Pour eux, ce serait comme une mort, pire encore avec l'incertitude de ne pas savoir ce qu'elle est devenue. Et tous les dessins, son don? Tout ce travail spirituel, finalement qui n'aboutira à rien d'utile pour aider l'humanité. Adieu, le sourire si gracieux de l'éoline, disparu, enterré dans un carton, dans une malle que personne n'ouvrira jamais, ou pire encore, au feu, à la poubelle. Et l'héritage de Mère Grand, qui lui a tant coûté, il n'aura pas servi à grand-chose, il serait vendu aux enchères au premier venu, qui en ferait une maison boîte à chaussures...

 

Vendredi... Samedi... Toujours pas de Yanathor. Le Dimanche matin, Brigitte-Aurora commence à s'inquiéter. N'a t-elle pas lu, comme beaucoup d'autres, des histoires d'ovnis, où des extraterrestres apparaissent soudain dans la vie de quelconques quidams, parfois plusieurs fois, leur promettant de revenir, de leur montrer des choses extraordinaires, de les emmener... Promesses qui ne se réalisent jamais? Ces témoins continuent ensuite une vie ordinaire, avec l'étrange souvenir de leur expérience, qu'ils ne savent comment intégrer, qui a laissé un énorme trou dans leur vie...

Et si cette merveille qu'elle a entrevue, si conforme à ce qu'elle attendait, n'était qu'une projection de son propre esprit? Rendue tangible par quelque phénomène inconnu, mais condamnée par ce simple fait à ne jamais se réaliser?

Pour elle, ce serait une bien cruelle déception, doublée d'une complète incertitude. Elle douterait même de sa spiritualité. Où seraient alors le haut et le bas dans l'univers? Mais... Ces histoires d'ovnis, ces témoins, ne seraient-ils pas seulement le sommet apparent d'un mouvement plus vaste et invisible? Des gens qui n'ont plus rien à apprendre sur la Terre, disparaissant discrètement, ou tout simplement mourant dans leur lit, pour aller se réincarner ailleurs? Mourir sur une planète et renaître sur une autre serait le moyen de transport normal de l'univers, utilisé massivement et couramment par l'immense majorité des êtres de bonne volonté. Nul besoin de technologie pour explorer l'univers, tout est à la portée du plus humble sauvage... Quel serait alors le rôle des vaisseaux spaciaux comme celui de Yanathor? Les témoins d'OVNI visibles pour la société terrienne ne seraient-ils simplement que des «ratés» trop bavards? Ou bien auraient-ils justement pour fonction de... témoigner? Et donc ils resteraient sur Terre à cette fin?

C'est dans cet état de doute que Brigitte regarde les aiguilles tourner, le Soleil descendre, passer l'heure où les éolis lui rendaient visite... Le mur reste obstinément un mur peint, et rien de plus.

Elle ne peut rien y changer: Comment irait-elle rejoindre ses amis par ses propres moyens? Ce mur est si dur... Peut-être que l'existence même du monde merveilleux qu'elle a entrevu ne tient que par un fil ténu, un pouvoir abstrait, sur lequel sa volonté n'a aucune prise. Quelque infime variation d'un quelconque vent cosmique suffirait-il à le renvoyer définitivement au rang des illusions perdues, comme ces rêves merveilleux auxquels notre réveil met une fin inéluctable, sans aucun espoir d'en retrouver le fil un jour? Qui pourrait redonner vie à un rêve interrompu? Reverra t-elle un jour le sourire des petits lutins?

A regret, Brigitte va se coucher. Que faire d'autre?

Une fois au lit, elle se met en méditation. Et, comme à chaque fois, tout lui paraît en ordre, parfaitement en accord avec l'Harmonie universelle. Les petits personnages sont totalement sincère, et leur attitude tout à fait naturelle, si on admet qu'ils ne peuvent pas tout lui révéler d'un coup, qu'ils veuillent l'accoutumer progressivement à la vérité. Et ils n'ont que trop raison, ses émotions l'ont assez chavirée comme ça.

Elle s'endort à une heure indéterminée, seulement à moitié déshabillée.

 

 

 

 

 

 

Naufragée Cosmique        Chapitre 19       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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