Naufragée Cosmique        Chapitre 7       

Chapitre 7

Une nouvelle étape

Encore pâle, Brigitte arrive à son immeuble et... tombe pile sur Monique et Yolande, qui redescendaient juste l’escalier, ne l’ayant pas trouvée chez elle.

«Briigiiite! On te vois pluus! On se demandait si tu n’avais pas été ensevelie sous tes cartons! Clame l’exubérante Monique.

- A la maison on fait une petite fête ce soir, ajoute Yolande de sa voix éternellement douce, et on a pensé que ce serait bien de t’avoir!»

Brigitte, qui marche dans du coton, et assiste à ses mouvements comme une étrangère, sait juste bafouiller des bonjours. Quoi faire d’autre que d’accepter? Nerveusement elle enfouit le livre à la couverture noire au plus profond de sa musette, comme s’il avait le pouvoir de révéler les inavouables moments qu’elle vient de vivre. Le temps de trouver la petite voiture blanche de Monique, et les voilà parties, Brigitte assise derrière, parmi des monceaux de légumes.

Etrange, Monique et Yolande, que beaucoup de choses séparent en fait, semblent s’entendre parfaitement.

«Eh bien, Brigitte, tu es toute pâle! On dirait que tu viens de rencontrer la mort en face! S’inquiète Monique, qui ne pense pas si bien dire.

- Non, je n’ai pas... Je... Je suis un peu fatiguée» Manque de gaffer Brigitte.

«Ton boulot te réussit pas. Tu as l’air comme éteinte. Tu n’es pas faite pour trimer dans un atelier plein de ferrailles hurlantes, toi.

- Oh non, pas du tout!»

Marc et Yolande habitent une assez grande villa, dans un coin de banlieue calme où l’on peut même dormir la nuit. En plus du local en ville où Brigitte avait coutume de venir au yoga, ils ont ici une assez grande salle réservée à la méditation. C’est un sous-sol, il fallait bien ça pour se soustraire aux tondeuses à gazon, chiens et autres radios qui ici accaparent l’espace sonore le jour.

Tout dans cette maison est calme et reposant. Dans les pièces sobrement meublées, aux murs pastel, seul un instrument musical hindou ou une petite étagère à encens évoquent la spiritualité des habitants. La cuisine et le bureau sont très ordonnés, sans aucun objet inutile. La salle commune s’orne d’une vaste bibliothèque, bien entendu entièrement consacrée à la spiritualité et sujets voisins, ainsi qu’un large choix de cassettes de musiques classiques, hindoues, de relaxation, de musicothérapie...

Marc accueille chaleureusement Brigitte de sa voix grave et bien timbrée. En sa présence, tout est simple et vrai. Il lui fait les honneurs de la maison. D’autres invités sont là aussi, que Brigitte ne connaît pas.

C’est une agréable soirée qui commence avec un excellent repas végétarien, mais alors vraiment pas «étriqué»! Qu’on en juge: après les crudités arrosées d’une excellente sauce à base de persil mixé avec de l’huile, du citron et un peu d’ail, voici des choux farcis, du pâté végétal, plus du seïtan qu’a amené Monique avec une sauce à la tomate, et enfin des gâteaux aux raisins secs, de la tarte, de la crème de tofu aux fruits... Le tout généreusement arrosé d’un excellent muscat, du jus, pas du vin naturellement!

Heureusement on n’est pas obligé de goûter à tout!

Brigitte est habitée par d’étranges sentiments. Elle assiste comme une étrangère, comme si cela ne la concernait pas. Mais en même temps une douce tentation naît en son coeur: tout effacer, tout oublier le noir et le désespérant, et renouer avec cette camaraderie chaleureuse... Elle sent le piège: oublier ses doutes... Et son idéal avec, comme si c’était lui qui était la cause de ses souffrances! Non, un tel renoncement serait pire encore que la mort.

Toute la soirée, la conversation animée roule sur tous les sujets chers aux écologistes: actualités, nouvelles des uns et des autres, réunions de relaxation, qui ont l’air d’enchanter Monique.

Brigitte reste à peu près silencieuse, mais vers dix heures, Marc l’aperçoit soudain qui bâille et somnole. «Brigitte, ça va te faire un trajet pour revenir chez toi, et Monique a encore envie de rester un moment: elle pourrais te ramener, mais...

- Ben, je me débrouillerai. Je peux rentrer à pied maintenant.

- Oh écoute tu as l’air tellement fatiguée! On ne t’entend même pas, toi qui étais toujours la langue la mieux pendue! En plus je voulais te montrer des trucs, mais à tête reposée, demain par exemple. C’est Samedi, tu ne travailles pas.

- Non, mais...

- Tu n’as qu’à aller dormir dans la chambre d’invités. Il y a tout ce qu’il faut.

- Mais non, je...

- Ecoutes, viens voir, tu as des couvertures et ici le bouton du radiateur, pour ne pas avoir froid.»

Bon gré mal gré, voici Brigitte couchée comme une enfant dans la petite chambre où plane une légère et indéfinissable senteur. Un joyeux brouhaha lui parvient encore de la salle commune et... Elle avait vraiment besoin de repos!

 

 

° ° °

 

 

Le lendemain... Brigitte se sent bien. A son réveil il est déjà neuf heures. Quel calme ici... Forcément: les vitrages sont doubles. Il suffit d’ouvrir la fenêtre pour en constater les avantages! Le calme est une denrée précieuse pour laquelle Marc et Yolande n’ont pas hésité à mettre le prix.

Elle ne sait trop que faire, ne voulant pas abuser de ses hôtes. Marc est invisible, Yolande fort discrète, et Anita, une autre invitée, occupée au bureau, sans doute à recopier des listes d’adresses pour trouver des stagiaires.

Aucune trace n’est restée du festin d’hier, juste le sol encore humide de la serpillière. Soudain Brigitte réalise qu’elle a oublié sa musette dans la salle commune! Rien de grave: elle la retrouve soigneusement posée dans un coin. Dedans il y a... Elle a presque envie de le mettre au feu, sans même regarder de quoi il s’agit. Quelle horrible scène hier! Si l’inconnu n’avait pas surgi si opportunément, elle ne serait maintenant qu’un pitoyable tas de cendres... Et Marc, et Yolande, et Monique, au lieu de vaquer à leurs occupations un sourire serein aux lèvres, seraient maintenant en proie aux affres du chagrin...

Marc paraît enfin.

«Bonjour, Brigitte! Bien dormi?

- Bonjour! Très bien, quel calme ici!

- Tu as l’air mieux, tout de même.

- Ah!...

- J’ai su par Monique que tu t’intéressais aux musiques de relaxation, veux-tu en écouter quelques-unes? Je viens d’en recevoir de nouvelles de Californie.»

Brigitte parcours les titres, les noms: Deuter, Kitaro, Iasos, Aeoliah, et d’autres dont elle n’a jamais entendu parler. Sans le savoir, elle a la chance d’avoir sous les yeux, encore réservé aux initiés, ce qui sera plus tard le classique, le meilleur du vingtième siècle finissant, ou les émouvants balbutiements des merveilles du vingt et unième. Curieux pourtant, Aeoliah lui semble un nom familier, tout chargé d’émotion comme un indéfinissable souvenir d’enfance. Pour finir elle tombe en arrêt sur un titre dont Roger lui avait dit grand bien.

Marc la laisse gentiment s’installer, puis repart dans sa chambre, où il a sans doute à faire. Anita et Yolande échangent de temps à autres des paroles d’activité, ou quelques rires, de la cuisine au bureau. Des taches de soleil explorent lentement les motifs du tapis. Une petite image naïve de Christ souriant, toute en pastels, semble faire un clin d’oeil amical à notre amie. Elle tire la langue à cette représentation religieuse, mais cela semble L'amuser! Bon, il lui faudra Le supporter.

La musette est là, sur le divan, à côté de Brigitte. Et si... Comme les premiers arpèges aériens commencent à résonner dans les écouteurs, Brigitte, prise d’une irrésistible impulsion, tire un peu le livre... Quel titre étrange? Comment peut-il y avoir... Elle lit l’exergue, et...

Imaginez Brigitte, encore toute secouée de sa triste mésaventure, au son d’une musique grandiose dont les lentes et irrésistibles pulsations pulvérisent méthodiquement toute mesquinerie pour vous porter tout pantelant jusqu’aux étoiles, Brigitte découvrant «La vie après la vie» de Raymond Moody, sujet d’actualité brûlante pour elle!

Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore ce livre important, sachez que Raymond Moody est un psychiatre américain, frappé par une étrange histoire à lui confiée par un de ses professeurs de faculté. Rencontrant d’autres personnes ayant vécu des aventures similaires, il en a fait ce livre, un succès, et il est même à la base d’un mouvement. Ce sont des gens qui ont frôlé de très près la mort, voire qui se sont trouvé en mort clinique, et sont revenus à la vie par des soins appropriés, ou même parfois miraculeusement, quand tout espoir semblait perdu. Et tous racontent à peu près la même aventure, à des variantes près, qui semble décrire ce qui serait les premières étapes d’une autre vie après la vie, c’est-à-dire de la survie de l’âme après la mort. Il est d’usage depuis d’appeler ces expériences près de la mort des «NDE» (Near Death Experiments) et si vous voulez en savoir plus, lisez le livre, je ne vais pas le déflorer davantage!

Au fur et à mesure que Brigitte, transportée par les pulsations de la musique cosmique, s’avance et découvre les différents témoignages, elle passe de la curiosité à l’étonnement, puis de l’étonnement à la stupéfaction, et pour finir à l’exultation. Enfin elle découvre que l’univers ne se limite pas à la matière des physiciens! Enfin elle admet que la conscience peut exister en dehors de son support matériel habituel: le cerveau! C’est comme si devant elle un mur gris s’abattait soudain pour dévoiler un merveilleux paysage aux lumineuses couleurs, dont elle avait souvent entendu parler sans y croire... La musique s’arrête? Vite elle la remet!

Le livre de Moody prêtait le flanc à plusieurs critiques sur le plan scientifique, ce qui lui retirait une partie de sa valeur de preuve. Mais depuis, plusieurs autres auteurs ont écrit sur le même sujet, et publié des études qui annulent tous les arguments anti-NDE. On peut donc admettre aujourd’hui que les NDE sont un fait scientifique établi, en lequel on peut avoir toute confiance. La Dutch Study, en particulier, clôt le débat en faveur des NDE, et reconnaît même que la seule explication possible est d’ordre transcendant. D’où provient alors le silence de la science officielle sur ce sujet (et bien d’autres)? Il est à craindre qu’il ne provienne pas d’un manque de vérification scientifique valable, mais plutôt d’un tabou à propos de l’esprit humain, voire d’un refus masochiste de la survie de la conscience! (Tabou qui n’est toujours pas levé dans les années 2010)

Le livre emporte tout de même facilement l’adhésion de Brigitte, comme il l’a fait pour des millions d’autres personnes de par le monde. Ceci par la sincérité des témoignages, par leur homogénéité indépendante des convictions religieuses des témoins, même avec l’incroyable histoire de l’être de lumière. En plus l’exemplaire que détient Brigitte a dû certainement servir de livre de chevet à l’inconnu qui le lui a retransmis: il est élimé, un peu corné, et il y a les annotations... En face d’un des témoignages d’accidenté, cette remarque: «Comme à Oran» et un peu plus loin, concernant l’être de lumière: «Bien se rappeler ce qu’il a dit à propos de M...» (Un prénom féminin, suivi de sages conseils de conduite de vie) Encore plus loin, une coupure de journal en polonais, avec, griffonnés dessus, des numéros de pages renvoyant tous à l’être de lumière. Cela signifie t-il que l’inconnu a lui aussi vécu la même incroyable aventure que les témoins du livre? Quel homme était-il donc, sous ses apparences de banal gratte-papier? Quel message a t-il reçu des envoyés de l’Infini? Qu’a t-il donc choisi de faire de sa vie, après cette formidable expérience? Combien sont-ils parmi tous ces gens en apparence ordinaires, dans la rue, au travail, à être revenus de là d’où l’on ne revient pas, rien que pour aider les autres à progresser?

Mais il y a autre chose encore. Le tunnel. L’ouverture infiniment ténébreuse où s’engouffrent les mourants. Justement la veille, qu’a vu Brigitte, quelques fractions de secondes après que l’inconnu ait interrompu son geste fatal? L’entrée d’un gouffre, d’un tunnel! D’une noirceur inimaginable! Elle aurait pu penser que cette vision était simplement une image mentale, induite dans son esprit par la présence de la mort et de ses hideux instruments, mais voilà que les témoins du livre évoquent exactement la même image, toute fraîche encore dans sa mémoire!

Dans un des témoignages, également, le personnage ne s’est pas trouvé en mort apparente, mais seulement face à une mort imminente, ⚠ prisonnier dans une cuve qui commençait à se remplir d’acide. Alors qu’il se préparait à mourir, sans espoir, une «voix intérieure» lui a indiqué très exactement la sortie, en un temps extrêmement bref, comme si était intervenu un autre lui-même super conscient, parfaitement maître de la situation et de son corps. Brigitte ne peut en aucun cas refuser d’admettre cette nouvelle péripétie, pour invraisemblable qu’elle soit: Il lui est un jour arrivé exactement la même chose à elle! Un accident bête, qu’elle avait ainsi évité étant adolescente. Elle marchait tranquillement dans une rue, sans se douter de rien, quand soudain, elle ressentit un besoin urgent de s'arrêter, et son corps se figea net, comme plaqué par une puissante poigne: une lourde casserole de fonte éclata à ses pieds, tombant d'un douzième étage, juste là où elle se serait trouvée sans la providentielle intervention. Tout se passa si vite qu’elle n’eut pas le temps d’esquisser une pensée, et encore moins un réflexe! Elle n’avait jamais confié cette étrange histoire à personne, même pas à ses parents. Comment parler de telles exceptions aux lois ordinaires de la vie? Comment les intégrer dans une conception matérialiste de l’univers? Brigitte, comme beaucoup d’autres, avait laissé ce trésor dans un coin sombre et poussiéreux de sa mémoire, faute d’en connaître l’inestimable valeur...

Après la mort, la parole est alors à l’âme seule, qui, indestructible par quoi que ce soit de matériel, continue d’exister même quand on ne la voit plus s’exprimer à travers le corps. Elle est alors immergée dans un nouveau monde ou seul compte l’esprit et ses productions comptent. Quel Bonheur bien mérité pour les idéalistes! Quelle honte pour la moindre erreur! Quelle tragédie atroce pour ceux qui ont consacré leur vie au rien ou au mal! Car face à la mort, aucun rôle ne tient plus, aucun mensonge. On ne peut même plus se mentir à soi-même, ni s’auto-justifier, pas même se mettre des oeillères. Tout le monde est à égalité face à la Vérité, le bon et le criminel, le puissant et le misérable, le simplet et le grand Sage. Les personnages de Moody culpabilisent beaucoup pour des peccadilles. Imaginez le sort d’un tyran qui ressent toutes les souffrances qu’il a infligées, sans échappatoire possible, sans la consolation d’être innocent...

Quand Brigitte arrive au chapitre consacré au suicide, elle frissonne rétrospectivement! L’inconnu qui l’a sauvée ne risquait guère de se tromper en affirmant: «Je ne crois pas que cela soit une solution à votre problème». Non, ce n’était pas une solution, et qu’est-ce qu’elle aurait raté! Rien que la lecture de ce livre et cette formidable musique valaient tous les sacrifices! Comme les musiques criardes que les radios vomissent à longueur de journée lui paraissent maintenant loin dessous!

Enfin quand elle re-émerge dans la maison de Marc et Yolande, l’après-midi est bien avancé. Ses yeux la piquent, comme après avoir pleuré. Elle a même sauté le repas et Marc a soigneusement évité de perturber sa lecture, la voyant si prise. Il lui sourit maintenant, tandis qu’elle passe sa main dans ses cheveux en désordre, et étire ses membres ankylosés.

«Tu avais tellement l’air absorbée dans ta lecture que tu ne nous a même pas rejoints à table! Qu’est-ce que c’était? Ah! Le bouquin de Moody! Je l’ai aussi, même en deux exemplaires, ici. Justement j’avais comme envie de te le montrer. C’est un livre qui a fait beaucoup de Bien, qui a confirmé beaucoup de choses dont nous nous doutions déjà.»

Comment, il savait, et il ne lui avait rien dit? Brigitte, un instant, en veut à Marc, mais elle réalise vite que c’est de sa faute: aurait-elle accepté, si Marc lui en avait parlé six mois plus tôt? Sûrement pas. Si elle n’avait pas été aussi fière de son matérialisme, elle aurait compris plus tôt, et ne serait pas passée par de tels moments. Elle était donc complètement bouchée! Marc lui parlait de preuves, et elle n’en a pas eu une, mais dix! Le rêve des sillons de Ganymède, qu’elle a vus à un moment où aucun humain n’aurait pu les imaginer, la sur-conscience qui lui avait évité un accident, le doigt de Dieu de sa Mère Grand, l’inconnu surgissant si à point, et, comme si cela ne suffisait pas, en plus maintenant sa vision du tunnel! Tout s’éclaire maintenant dans son esprit, comme les pièces d’un puzzle, qu’à force de chercher on avait fini par penser qu’elles ne représentaient rien, et tout à coup elles se mettent en place et révèlent la Vérité!

Comment avait-elle pu rester si longtemps attachée à ces conceptions étroitement matérialistes? C’est qu’elle avait fait naïvement confiance aux scientifiques, ou du moins à cette catégorie très particulière de scientifiques qui régulièrement accaparent les médias, pour refaire le monde avec leurs catastrophiques bricolages: nucléaire, armes à laser, terrifiantes manipulations génétiques... Ou pour brailler en coeur contre la parapsychologie, les ovnis, les médecines douces, en maintenant soigneusement l’amalgame entre les plus lamentables supercheries et les démarches authentiques. L’attitude de ces pseudo-scientifiques là, elle le comprend maintenant, est aussi une attitude de croyance, une croyance dans le pouvoir absolu de la science, une religion de la matière déifiée, appelée scientisme, une psychologie irrationnelle tout à fait similaire à celle des prélats d’autrefois qui condamnèrent Galilée, et se mêlèrent de décréter la vérité physique au nom du dogme religieux. Aujourd’hui les scientistes légifèrent au nom de la physique en matière spirituelle, et même en morale! Quelle arrogance! Quelle naïveté!

Brigitte, qui a fait un peu d’épistémologie en faculté (la science de la connaissance) n’a en fait pas perdu son temps: Elle comprend mieux les fantastiques possibilités de la science dans le domaine matériel, et ses étroites limites dans le monde de l’esprit, où elle est inopérante, du moins sous sa forme actuelle. Quant à la biologie, où matière et esprit sont si inextricablement liés, cette science matérialiste arrive certes à des connaissances, mais si caricaturalement déséquilibrées qu’elles se révèlent parfois plus calamiteuses que l’ignorance...

 

Inutile de préciser qu’après cette révélation éblouie de la survie de l’âme, Brigitte revient souvent chez Marc et Yolande, où elle a une invitation permanente. Elle se familiarise très vite avec les conceptions spiritualistes de l’univers, et discute avec Marc, de tout ce qui concerne la spiritualité. Marc conçoit, assez classiquement, l’univers comme une création dont le but est d’être heureuse par elle-même, par une infinité d’expériences de vie différentes et harmonieuses, dans une infinité de plans d’existence, avec chacun des conditions locales différentes. Certains de ces plans sont purs sentiments, pures vibrations de l’âme. D’autres ressemblent aux plans matériels, mais d’une matière qui obéit docilement à la pensée, comme dans les rêves ou l’imagination. D’autres enfin sont matériels, comme le nôtre, mais avec des propriétés variées. Tous ont en commun l’Harmonie, la Beauté, le Bien, sauf quelques exceptions, comme sur Terre, où les choses ont (provisoirement) dévié de leur cours normal, entraînant l’apparition du mal. Le mal est essentiellement un manque, l’absence de Beauté, de Bonté, d’élan vers la Merveille. Pour s’en sortir, il faut éveiller la Conscience et ses qualités, par une suite d’exercices et d’expériences de vie appelée le chemin spirituel. Ce chemin conduit à la réalisation de soi, à l’intégration dans l’Harmonie universelle et, en passant, à se libérer des désagréables conditions terrestres actuelles. Classiquement encore, Marc explique à Brigitte l’immortalité de l’âme, qui s’incarne dans un corps à la naissance et le quitte à la mort, pour en reprendre un autre approprié et renaître, et poursuivre ses expériences, son évolution, vers la perfection qu’elle gravit étape par étape.

Brigitte découvre des merveilles, dont elle avait en fait déjà entendu parler, mais qu’elle avait rejetées comme «matériellement impossible»: le voyage astral, où la conscience se détache du corps physique et peut aller voir ce qui se passe ailleurs, jusque sur d’autres planètes. Les histoires de médiums. Tout de même elle a du mal encore à accepter de telles choses. Mais voilà que Yolande, d’ordinaire si discrète, se confie.

«Cela m’est arrivé, parfois, de ressentir les gens, de voir ce qu’il y avait à faire pour eux. Ce n’est pas toujours facile à vivre, par exemple quand on les voit faire des bêtises mais que l’on ne peut pas intervenir. Mais c’est vraiment une joie quand on peut aider quelqu’un à s’éveiller, à évoluer. Dans ton cas j’ai toujours eu cette impression très vive, que tu étais quelqu’un de très spirituel, au fond, malgré les apparences. Marc s’en est rendu compte aussi, mais les derniers temps, il faut bien dire qu’au local écolo ce n’était pas très agréable! On s’est dit que ce ne serait qu’un mauvais passage, que tu t’en sortirais, qu’il valait mieux te laisser seule un moment. Et puis l’autre soir, quand on préparait la fête, en plein magasin avec Monique j’ai eu un flash. Ça va peut-être te paraître bizarre, même choquant, mais je te voyais en train de tomber vers des appareils électriques, et tu appelais au secours... Alors, je n’ai rien dit à Monique, qui est trop matérialiste, mais je lui ai proposé de t’inviter. Comme elle est au fond très gentille, elle n’a pas pensé du tout aux histoires du passé: elle a accepté joyeusement et voilà, on est allées te chercher. Je ne sais pas trop ce que représentaient ces choses électriques, mais de toute façon ça a été une bonne idée, non?»

Brigitte, les yeux dans le vague, le coeur battant, ne risque pas de répondre: Ainsi Yolande a eu clairvoyance de l’affreuse scène de l’autre soir! Comment oser le lui confirmer? Non, elle se taira, elle a trop honte. Plus tard peut-être. Mais elle est abasourdie de tout ce qui a convergé ce soir-là pour la sauver et l’amener à cette révélation... Monique avec sa voiture, l’inconnu tombant si à propos, avec dans sa sacoche le livre et ses annotations, Yolande qui la voit à distance et la croise juste devant chez elle, la vision du tunnel, les musiques, la fête... Quel plan minutieusement organisé! Quelle admirable synchronisation! Rien n’a été laissé au hasard, tout a été fait en sorte d’arriver en son temps, à la seconde près... Qui tire donc les ficelles de ce merveilleux théâtre? Qui donc prend tant soin d’elle?

 

Brigitte ne vient pas chez eux rien que pour discuter. Elle les rejoint dans la belle salle en sous-sol, pour les séances de méditation. Comme on s’en sera douté, ceci maintenant l’intéresse prodigieusement! Autour de Marc et Yolande gravite un petit groupe de spiritualistes qui suivent les cours de yoga, de méditation, ou viennent à des séances spéciales de travail spirituel, pour leur évolution personnelle, ou pour celle de l’humanité, notamment les soirs de pleine Lune.

De temps à autres, ils reçoivent aussi la visite d’amis très sympathiques qui habitent à la montagne: Hélène et Gérard, et leurs enfants. Ils sont dans un grand mas aménagé en lieu d’hébergement où ils reçoivent des stages à la campagne, pour les médecines douces, le yoga, le Taï Tchi, ou pour de l’artisanat.

Mais surtout tous les quatre font au mas des stages de méditation et de travail spirituel... Brigitte, dès qu’elle entend ce mot, lève une oreille attentive...

Cette fois, sans être riche, Brigitte a de l’argent pour se payer le voyage et le stage. Elle ira chez Hélène et Gérard, à Pâques ou cet été...

En attendant, il faut bien continuer à survivre matériellement. A son emploi, la titulaire habituelle du poste qu’elle occupe est revenue à l’improviste. Brigitte ne perd pas son emploi temporaire pour autant: l’entreprise a une charge inhabituelle, aussi, comme elle est débrouillarde, on l’a gardée, à peu près à la même activité, mais dans une pièce voisine où elle n’entend plus le lancinant halètement des vérins pneumatiques. Elle est seule en fait, dans cet atelier. Tant mieux, elle est ainsi libérée des fumées de tabac, des images pornographiques aux murs et des minables discutions. Seul le contremaître vient la voir de temps en temps, ou le cariste sur son puissant chariot élévateur pour charger ou décharger les cartons. Etrange bonhomme, costaud, blond, qui semble dépourvu de tous les petits vices des autres ouvriers: il ne fume pas, ne dit jamais de grossièretés, sourit tout le temps, travaille consciencieusement mais sans jamais se stresser. Elle aimerais discuter avec lui, sans doute serait-il réceptif. Il semble cacher quelque mystère. Malheureusement tout ce qu’elle apprend de lui est qu’il est arrivé un jour du Canada et qu’après son contrat il s’en ira sans doute en extrême orient, ou au Brésil.

 

C’est un fait qu’elle se sent mieux. Sa vitalité revient. Est-ce d’avoir une vision plus large de la vie? De voir un horizon lumineux, et non plus un mur gris? De savoir que ses épreuves, aussi longues et pénibles soient elles, ne lui barrent pas définitivement l’accès à une vie véritable? Qu’elle pourra, quoi qu’il arrive, rejoindre tôt ou tard cette vie authentique, un jour, par ses efforts? Même si c’est «ailleurs» que dans le monde matériel? Qu’elle n’est plus le jouet de quelque jeu absurde? Elle a «accepté» ses épreuves.

Attention: «Accepter» ses épreuves ne signifie pas du tout, comme certains dangereux masochistes voudraient nous le faire croire, qu’il faut les justifier, leur accorder une place dans l’ordre de l’univers. Ce n’est qu’une tactique, un truc, pas un choix philosophique. Cela signifie simplement que, face à une épreuve inévitable, se débattre ou se taper la tête aux murs n’arrange rien, bien au contraire. Par contre accepter d’accomplir le travail, les changements de mentalités que suggère cette épreuve, relever le défi, diminue alors beaucoup l’intensité. Plus, cela permet de continuer son chemin debout, voire de transformer l’épreuve en enseignement, de s’enrichir grâce à elle. Et cela est d’une terrible efficacité!

 

Elle finit par le reconnaître, d’abord comme une sensation diffuse, puis comme un nouvel état. Elle est soulagée. Elle n’a plus cette angoisse de la mort. Cette atroce angoisse de n’avoir qu’une infime portion de temps à vivre, qui peut à chaque seconde être irrémédiablement gâchée par une peccadille contre laquelle elle ne peut rien. Ce désespoir sournois et hideux, qui nous fait nous accrocher à notre petite existence personnelle, comme si rien d’autre ne comptait dans l’univers, et qui justifie «pour se défendre» tous les terrorismes, toutes les haines contre les injustices du monde. Brigitte sait maintenant que la vie continue, que la mort n’est pas une fin, mais une porte vers une autre vie, vers une vie meilleure, une porte au-delà de laquelle le mal du monde ne pourra jamais la suivre. Quelque part des forces bienveillante veillent, veillent sur la vie en général, veillent en particulier sur sa vie à elle. Jamais aucune magouille financière ou politique ne pourra mettre de bâtons dans les roues aux êtres de lumière! Jamais aucun technocrate délirant n’ira dépoétiser leurs jardins idylliques avec ses autoroutes!

Quant à la vie actuelle, bien sûr ces belles certitudes ne changent rien aux problèmes concrets de Brigitte, ni aux problèmes psychologiques de l’humanité. Mais au moins, si ici ça ne va pas, cela ne peut être dû qu’a une anomalie limitée dans le temps et dans l’espace. Ailleurs l’univers normal existe, lumineux et simple, où la vie se déroule sans aucun accident ni hiatus, sans conflit ni souffrance, selon ces lois ineffables, simples et parfaites. Lois dont précisément Brigitte pressentait l’existence depuis son adolescence. Toutes ses lectures spirituelles lui confirment largement cette existence.

Et si les problèmes d’ici ne peuvent se résoudre plus vite, c’est qu’il doit y avoir quelque raison. Fort probablement, la nécessité d’un certain mûrissement, et donc de temps et de patience. Cette perspective d’un bonheur à bâtir ensemble pour quelque échéance même lointaine est tout de même plus acceptable que celle de l’atroce néant. Brigitte, bien qu’elle soit toujours dans la même poisse concrète, est soulagée, elle se sent renaître, comme un arbre qui voit revenir la pluie.

Elle mange plus équilibré, mieux préparé. La cuisine redevient une joie. Elle a cessé de se gaver de confitures, a banni les huiles raffinées et évite la viande, bien qu’elle s’offre encore de temps à autres quelques morceaux choisis. Il faut dire qu’au prix où c’est, la viande est un luxe! Tant qu’à se payer une folie, vaut mieux une mangue, c’est bien meilleur, tiens. Quant au poisson, elle s’en fait une fois... Pour en être définitivement écoeurée! Quelle peste, quand il faut laver les gamelles, après. En pensant qu’on a la même chose dans l’estomac... Il n’y a que le citron qui est bon, dans l’affaire. Alors autant se délecter de bon citron sans le salir!

 

Elle commence aussi à se rendre compte, et Marc le lui confirme, que ses souffrances passées viennent en fait surtout d’elle même. De son esprit qui se torture lui-même avec des attentes, des désirs. Un tel fonctionnement ne peut mener qu’à des frustrations, parfois épouvantables, toujours complètement disproportionnées avec leur cause objective. C’est facile à comprendre, une fois qu’on a mis le doigt dessus: On désire que les choses soient d’une certaine façon, ce qui est normal. Mais il y a souvent une différence, une faille, entre notre désir et ce que la vie nous donne, d’où une certaine frustration, d’origine extérieure à notre esprit. Mais si on génère de la haine contre cette faille, alors son existence même devient à son tour un problème, une frustration. Elle devient une plaie hypersensible, un objet de colère, qui se rappelle constamment à notre esprit comme une torture. Cette frustration intérieure amplifie donc la frustration d’origine extérieure: La souffrance grandit alors exponentiellement, totalement hors de proportion d’avec sa cause première, jusqu’à devenir intolérable. On en veut aux personnes de ne pas être selon notre désir, on en veut au monde, à la vie, et même à Dieu et à l'Univers. Ce cercle est d’autant plus vicieux que l’on trouve toujours des tas d’arguments tout à fait valables et logiques pour penser que la cause de notre sentiment est dans les autres ou dans la société. Ainsi on se disculpe soi-même, sans penser que c’est notre propre esprit qui transforme un problème gérable en une tragédie existentielle. Bien sûr il est juste d’agir dans le monde pour tenter d’éliminer les causes extérieures de frustration ou de déception. Mais il est inutile d’amplifier la frustration et de générer une souffrance tout à fait hors de proportion avec sa cause.

Brigitte se rend compte qu’elle avait naïvement imaginé ses premiers amis de faculté comme étant parfaits, d’où un énorme désappointement lorsqu’elle a vu se manifester leurs grossiers défauts. Si elle ne les avait pas ainsi idéalisés, elle aurait été plus prudente, elle ne se serait pas exposée inutilement, et surtout elle aurait été bien moins déçue. Même chose avec le groupe écolo: si elle avait suivi le conseil de Roger, si elle n’avait pas attendu d’eux plus qu’ils ne pouvaient donner, elle aurait pu participer utilement aux activités du groupe sans en faire une souffrance de chaque instant. Elle réalise son énorme déception avec le faux écolo pinardier, alors qu’elle remarque à peine ses camarades de travail qui viennent au boulot avec une bouteille de gros rouge dépassant de leur musette. C’est qu’elle n’attend rien de ses camarades, qu’elle les ignore, alors qu’elle avait une énorme exigence de perfection envers ce fermier soi-disant écologiste. La déception était logiquement en proportion de cette exigence. En réalité il n’y avait pas plus de raisons d’en vouloir au faux écolo qu’à ses camarades de travail. (Sauf tout de même que le fermier souillait l’image de l’écologie et manipulait ses amis, alors que ses camarades de travail sans prétentions sont en quelque sorte innocents dans leur vice)

Elle comprend enfin pourquoi ses séances de «relaxation», comme elle disait avant de dire méditation, étaient devenues si difficiles, ainsi que tout son travail de conscience à l’instant (vibrations, poésie, beauté de la nature...). Bien entendu, toutes ces activités de l’esprit demandent de la concentration, et sont donc facilement perturbées par tous les bruits inutiles ou anti-poétiques, par les plastiques qui traînent par terre, etc... Tous les gens qui font un travail de conscience (quel qu’il soit) sont bien sûr gênés par des bruits ou par des visions qui font irruption dans leur conscience. Alors que ces bruits et visions n’apparaissent même pas dans la conscience de ceux qui ne font rien. Mais là encore, de par la frustration d’avoir à supporter cela, Brigitte avait généré une véritable haine contre ces perturbations extérieures, et cette haine et cette colère en fait perturbaient bien plus son travail que les dérangements extérieurs eux-mêmes! Là encore, «accepter» (tactiquement, pas philosophiquement!) ces perturbations extérieures est le seul moyen d’obtenir un état de méditation un tant soit peu digne de ce nom, sans générer de frustration inutile. Brigitte essaie cette nouvelle méthode, et elle obtient des résultats spectaculaires dès les premières séances! Bon, il lui faudra quand même s’entraîner, car on n’efface pas une névrose en quelques jours.

Elle s’aperçoit même que son travail, s’il n’est pas enthousiasmant, n’est pas non plus si fatigant que cela. A tout prendre, elle éprouve même un certain plaisir à ne plus le vivre comme une oppression, une exploitation. Bien sûr c’en est toujours, dans ce détestable système du salariat, elle ne l’oublie pas. Mais au lieu de se polariser là-dessus et de s’en faire un enfer, elle prend son travail comme une simple nécessité, voire un exercice de présence! Au moins elle n’y perd plus son temps: elle peut méditer toute la journée!! C’est même bien plus que ce qu’elle peut rester concentrée! Elle trouve même moyen de lier conversation avec son contremaître, qui se trouve avoir une sensibilité écologique ne demandant qu’à s’éveiller.

 

Elle retourne au local écolo. Mais elle essaiera dorénavant de ne plus repartir dans le système de la frustration auto-entretenue. Elle se donne une règle impérative: ne plus rentrer dans des discutions conflictuelles. Elle a compris le truc: si elle offre des conseils ou des critiques utiles à quelqu’un, et que cette personne les accepte, tout va bien. Mais c’est rarement le cas! Alors la personne s’irrite, et plus Brigitte insiste, plus la personne cherche à se justifier, se trouve des arguments, et par là s’enferre encore davantage dans son erreur, devient de plus en plus inaccessible, et se met à trouver que Brigitte «a des problèmes», qu’elle est «intolérante», etc...

 

Tout de même Brigitte a un doute, aussi elle tente une petite expérience.

⚠ Dans une première étape elle se remémore les débats qui ont ponctué la vie du groupe, à propos de décisions importantes: participer aux élections, collaborer à la lutte contre la vivisection, prendre position sur la non-violence... Elle regarde chaque fois qui a protesté ou critiqué. Pas toujours les mêmes, bien sûr. Mais ces interventions étaient toujours soutenues par des remarques au fond de la classe, tendant à décourager, semer le doute, discréditer les personnes. Toujours les mêmes ceux-là: E... et un ou deux autres. Pourtant, E..., à son accoutumée, semble sympathique, adhérant à tous les enthousiasmes du groupe. Il est de tous les coups, la nuit, toujours partant pour une action pas malhonnête mais pas légale non plus... Mais dès que l’ombre d’un désaccord surgit, même amical, le voilà qui pose des questions, doute, ne comprend plus de quoi on parle, veut faire respecter la démocratie. Il ne prend jamais position directement, mais est de tous les brouhahas, de toutes les remarques «au fond de la classe». Au lieu de rentrer dans la discussion en cours, avec ses arguments complémentaires et ses facettes techniques, il préfère y voir des antagonismes de personnes, des manoeuvres... S’il en veut après quelqu’un, il lui dit que «nous» ne sommes pas d’accord avec «tes» idées. Il doute de tout, mais cela n’éveille aucun soupçon, car il est «tolérant». (Bien sûr, c’est très facile d’être «tolérant» quand on n’a aucun idéal!)

⚠ Et sa technique se révèle diaboliquement efficace: il a presque toujours réussi, sans que personne ne s’en soit jamais douté, à faire avorter des projets, brouiller des amis, dont certains ont quitté le groupe, désidéalisés. Son attitude n’a jamais paru anormale à tous ces démocrates simplistes, incapables de refuser que l’on soulève un problème... même imaginaire. Il leur fallait avant tout «respecter sa vérité»... même au prix de la destruction de leur travail!

⚠ Vu comme il parle des difficultés du groupe aux candidats adhérents, comment s’étonner qu’il s’étiole, faute de nouveaux membres... Un jour une affreuse discussion s’était vue tranchée par un vote... unanime! Pourquoi donc s’être tant déchirés? Aaah, il ne comprenait pas pour quoi on allait voter, et puis la non-violence, c’est un concept catho... Pour le groupement d’achat, péremptoire, il concluait «NOUS avons vu qu’il y avait trop de problèmes». N’est-ce pas ainsi qu’il a manoeuvré également chez cet écolo pinardier, qui avait vilement agressé Brigitte. E... avait complètement escamoté la signification de cette situation, pour en faire un problème de relation à Brigitte. Monique, trop ras de terre, avait vaillamment mordu à l’hameçon d’E..., qui jetait discrètement mais habilement de l’huile sur le feu...

Et encore ne s’agissait-il là que d’un exemple grossier, il y en avait eu d’autres plus discrets, beaucoup d’autres...

⚠ Certes il aurait pu arriver qu’E... ait pour défaut le pessimisme, le doute, ou une exigence maladroite, sans que sa bonne foi soit en cause. Mais trop c’est trop! D’autant plus qu’il semble souriant, amical, libre et dégagé, le cheveu au vent, typiquement écolo. Il n’a aucune excuse, car il réserve son «art» exclusivement aux idées généreuses, aux amis sincères, aux personnes efficaces et utiles. Parlez lui de foot, de bagnole, parlez lui de flics et de manifs, il rit, il est «avec» vous. Mais exprimez quelque idée constructive, et le voilà qui enfume et embrouille. S’il est avec des copains de bistrot, il sort avec eux, parle et braie avec eux. Mais qu’une ambiance ou une amitié prenne quelque valeur humaine, et le voilà qui «trouve des problèmes». Et si vous lui demandez un peu de participation au travail, il commencera à discuter votre organisation...

⚠ Quant à Monique et d’autres membres du groupe, malgré toute sa bonne volonté, comment pourrait-elle sérieusement se maintenir dans la Vérité tant qu’elle laissera ainsi n’importe qui bricoler impunément dans sa cervelle? Un jour Yolande confie à Brigitte: «Nous ne cherchons pas à attirer Monique vers la méditation, car avec un subconscient ainsi grand ouvert à tout vent, elle récolterait toutes les fausses pensées à la mode et pourrait rapidement devenir folle». Cette lucidité n’empêche d’ailleurs nullement Yolande de traiter Monique en amie.

⚠ Dans une seconde étape, Brigitte, l’air de rien, entreprend seule E... à propos de l’Amour, du partage dans le couple, de l’Entraide... Surtout ne reproduisons pas la lamentable argumentation qui en résulta. E..., très à l’aise, cherche d’abord la TôôléRANceee et Sainte LLLLiberté, puis, voyant que ça n’impressionne plus du tout Brigitte, il se met à tout dénigrer, à vomir sa noirceur intérieure: Les plus sales pulsions sont reines, l’Amour n’est qu’un partage d’égoïsme, la Beauté un conditionnement bourgeois, l’Entraide un calcul, l’avenir une illusion... Pour finir par traiter Brigitte de catholique, de fachiste... Il est furieux de s’être laissé démasquer pour ce qu’il est: un pauvre type incapable d’aimer, de vibrer pour du positif, bourré d’orgueil et d’idéologie corrosive, qui s’est immiscé chez des gens sincères pour détruire leur travail... Sans même être payé pour ça!

E... avait eu un idéal sincère en son temps, quelque part dans un petit groupe de pré-soixantehuitards fleuris, du côté du Boulevard Saint Michel à Paris. Mais il n’avait pas été capable d’accepter l’incontournable travail de reconstruction intérieure que cela implique. De cet inavouable échec, il avait conçu cette sorte de rancune contre ceux qui avancent, qui font quelque chose.

Mais il se garde bien de laisser paraître quoi que ce soit de ses aveux révélateurs aux autres membres du groupe. Il s’abstient dorénavant de toucher à Brigitte, et il se montre même ostensiblement amical avec elle. Pourquoi une telle assurance? C’est qu’il sait très bien que Brigitte ne peut rien pour le dénoncer. Les autres membres du groupe ne la comprendraient pas. Ils sont trop pris dans leurs mécanismes psychologiques, pas assez spectateurs d’eux-mêmes, et ça ne risque pas de s’améliorer car la plupart sont hostiles à la spiritualité. Comme elle-même l’était, il y a encore peu…

Bien sûr, Brigitte peut en parler à Marc, qui s’en doutait aussi, et à Yolande, qui avait été immédiatement incommodée par l’aura souillée d’E... Mais à Monique, Jean et Patrice, pourtant tous braves, sincères et gentils, elle ne pourra rien dire...

Pourquoi, ami lecteur, me demanderez-vous, parler de ce pitoyable personnage? Il eut certes mieux valu l’oublier, ne pas même le mentionner. C’est qu’il s’en trouve un jouant ce rôle dans pratiquement tous les groupes, spirituels, écolos, politiques... où il n’y a pas de travail spirituel sur soi, ou au moins un minimum de sérieux. (Conditions rarement remplies dans les mouvances écologistes, spiritualistes ou Nouvel Age... et jamais chez les populistes, toujours les premiers à se disputer. Mais eux n’ont pas de subtile vibration poétique à préserver, aussi ces disputes ne les perturbent pas)

Si vous rencontrez de tels personnages, sachez bien qu’ils n’en veulent pas à votre argent, mais à ce que vous avez de plus précieux en vous: votre idéal. Ils peuvent, par de perfides insinuations ou par leurs fausses indignations (comme l’écolo pinardier que l’on a vu) vous faire culpabiliser dans vos aspirations, vous en détourner, vous faire louper les grandes occasions de votre existence, ou détruire votre vie amoureuse. L’auteur en a rencontré plusieurs, aussi caricaturaux que ceux qui sont présentés dans ce livre, et des dizaines d’autres moins typés, dans toutes sortes de milieux. Ne faites confiance qu’aux gens qui vous encouragent vers le Bien, vous donnent de l’énergie, ou, au moins, s’ils vous critiquent, ils vous proposent des solutions...

Et il n’y a pas de raccourci: chacun, pour échapper à ces manipulations, doit accomplir les premières étapes du sentier de l’éveil: rechercher sincèrement la vérité pour elle-même, et observer ses sentiments et ses pensées, pour en comprendre les enchaînements et les mécanismes. Comment les pensées ou les émotions incontrôlées peuvent nous entraîner dans les méandres de la passion, de la manipulation, de l’illusion, ou autres aberrations. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut acquérir notre véritable autonomie individuelle: la maîtrise de notre pensée et de nos sentiments, face aux manipulations constantes de ces démons incarnés.

 

Connaissant les limites de la chose, Brigitte passe de bons moments dans le groupe écolo, bien qu’elle n’arrive pas toujours à suivre sa règle! Souvent il lui est difficile de ne pas s’indigner, et pas seulement à cause de E... Qu’il est dur de supporter le spectacle des défauts humains! Combien faut-il d’amour aux Sages et aux Saints pour rester si bons dans les pires moments! Parfois aussi c’est avec les amis de Marc que ça ne va pas. Histoire de faire comprendre à Brigitte que si elle a franchi une étape, elle n’en est pas pour autant au bout du chemin! Certains spiritualistes qu’elle rencontre ne sont eux aussi que bien superficiellement spirituels!

 

Quant aux rêves de Brigitte... C’est une période extrêmement féconde. Tous les symbolismes sinistres de la période précédente ont disparus, sauf une fois le ciel de plomb. Par contre un nouveau sujet désagréable arrive: à plusieurs reprises elle rêve de cadavres en décomposition, avec tous les détails... ⚠⚠... Ces têtes de lapin cuites, dont elle se délectait il y a encore quelques années, sont maintenant une horreur sans nom sortie d’un conte d’épouvante. Pourquoi cet écoeurant spectacle vient-il la troubler?

Conformément à ses nouvelles aspirations spiritualistes, elle rêve à nouveau de maisons fleuries et de merveilleux paysages, dans lesquelles elle rencontre souvent Marc, Yolande, et des maîtres spirituels.

Mais l’étrange surgit à nouveau. «Cela» lui était arrivé déjà dans sa petite enfance, et «cela» revient, au moment où elle est pour se réveiller. Un curieux mélange des deux états de conscience: elle rêve, mais elle voit sa chambre, son lit, elle sait qu’elle rêve et qu’elle va se réveiller! Mais elle est incapable de faire un geste. Si elle force, elle peut déplacer sa main, mais... à travers les couvertures. Cela dure quelques secondes, et soudain elle se débloque et peut bouger normalement. Une fois, elle perçoit distinctement un personnage à côté d’elle, un homme blond, chevelu et barbu, vêtu d’une longue robe bleu ciel. Il se penche et son sourire parfait, ses douces paroles sont un baume de vérité qu’elle reçoit avidement! Mais bien entendu elle ne se rappelle pas du tout ce qu’il a pu dire quand elle est réveillée!

Tout cela n’est qu’un hors-d’oeuvre. Voici à nouveau la planète de glace. Mais cette fois elle est beaucoup plus près, et remplit toute sa vision. Le limbe devient horizon, les taches collines et vallées. C’est extraordinaire: il y a là, à peu près à une position qui serait celle de la Norvège sur la Terre, une figure géométrique, tracée dans une plaine. D’abord elle n’entrevoit qu’une tache jaune, puis cela se précise: une étoile dorée à quatre branches, avec un coeur rose au centre. Quel bonheur étrange et quelle inexprimable nostalgie mêlés... Quant à comprendre le sens de tout cela... Elle n’y est pas encore. C’est sans doute une révélation, précise, mais ô combien progressive...

 

Cette période de la vie de Brigitte est incontestablement heureuse et riche de découvertes... Une lumière réjouissante qui fait oublier le noir passé pourtant si proche.

Arrive l’été. Juste à ce moment, Brigitte apprend qu’elle perd son emploi, sans crier gare. L’entreprise a résorbé son excédent de charge, et applique le bon vieux principe: dernier embauché, premier débauché... La voilà à nouveau au chômage, en même temps qu’un jeune père de famille qui tourne la tête pour qu’on ne le voie pas essuyer une larme de désespoir. Malgré tous les exercices de pensée positive, comment oublier ce qu’est vraiment le «monde du travail»?

Brigitte pourrait aller redemander tout de suite un autre poste à l’agent intérimaire, mais elle a un peu d’argent d’avance et bougrement envie de sortir du béton.

Alors le stage d’Hélène et Gérard est le bienvenu...

Elle ne s’occupe même pas de quoi il s’agit, et prend le premier.

 

 

 

* * *

 

 

Des roches claires brûlées de soleil, des arbres tortueux défilent devant les vitres du train, sous un ciel immensément bleu, ivre de lumière, radieux, complice. En dépit de tous les Epericoloso sporghersi, Brigitte passe sa tête par la fenêtre ouverte, au grand vent de la liberté qui fait voler ses belles mèches blondes. Tou-toum, tou-toum, tou-toum, chantent les roues! On arrive bientôt! Toum toum, toum toum, toum, toum... Toum.... Toum... Dans un doux balancement impatient, le wagon file sur son erre, caracole sur les aiguillages, reconnaît parfaitement son chemin dans cet écheveau de rails luisants, puis s’immobilise dans le crissement des freins!

Brigitte descend les raides marches, empêtrée sous son sac à dos bleu trop lourd. C’est la première fois qu’elle voyage seule et entièrement de sa propre initiative. Une émotion l’étreint, comme dans tous les grands moments de la vie.

Cela sent l’huile et la gare. Les bonjours joyeux et les bisous s’empressent autour d’elle. Problème: Quelqu’un doit venir la chercher, mais elle n’a pas du tout eu idée de demander à quoi il ressemble, et il ne la connaît pas non plus! En plus, avec le vent, elle est frisée, maintenant. Comment se retrouver parmi les touristes bigarrés, les jeunes suédois en kaki, les Américains en chemises, les V.R.P. pas bigarrés, les permissionnaires braillards, les vieux paysans tranquilles?

«Brigitte?

- Euh oui, c’est moi!

- Bonjour, je m’appelle Frédérique!» Répond l’inconnu d’une voix au timbre chaud. Comment pouvait-il l’attendre juste devant son wagon et la dénicher dans cette foule sans jamais l’avoir vue? C’est vraiment qu’ils devaient se rencontrer...

Leurs regards se croisent.

Oui, ils devaient se rencontrer.

Frédérique est assez grand, élégant, la barbe bien taillée et les cheveux juste un peu longs, vêtu d’une chemise ouverte sur son torse brun. Il est élégant sans être compassé et pourrait passer partout, depuis le groupe écolo jusqu’au séminaire de cadres dynamiques.

Il porte le sac de Brigitte jusque dans la rue écrasée de soleil et l’invite à monter dans sa petite voiture rouge.

En route, il ouvre sa vitre et pose sur le rebord son bras velu, geste décontracté des habitués du volant. Tandis qu’un troupeau de montagnes bleues, vertes et ocre s’empresse autour de la voiture et s’apprêtent à la submerger, il lie conversation. Il s’intéresse à la spiritualité depuis longtemps, fait de l’astrologie, de la radiesthésie, de la graphologie, des psychothérapies, et même de la sexologie. Il se rappelle de vies antérieures en Egypte, au Tibet, en Inde, jusqu’à la préhistoire. C’est trop beau pour être vrai! Il a fait tant de choses qui sont si difficiles au commun des mortels! Il en parle si à l’aise! Brigitte a un doute, comme une sonnette d’alarme, mais c’est vite balayé par tout cet étalage d’expériences, ces paroles qui coulent... Tout est si tentant, le sourire aisé, le Soleil envoûtant, la lumière et la chaleur, le paysage magnifique, les roches bronzées, une cigale de temps à autres, et des mas roses et ocre perchés sur les pentes. Brigitte sent battre son coeur: Dans l’un d’eux...

Pour finir, Frédérique la dépose au Mas de Peyreblanque où a lieu le stage, et la laisse, car il habite un peu plus loin et n’y assiste pas. Dommage, pense Brigitte, qui commençait à trouver cette compagnie agréable.

Ça ne fait rien, la voilà qui retrouve ses amis, Yolande, qu’elle n’avait jamais vu si bien habillée d’une grande robe d’un bleu profond et chatoyant, Marc, Anita, Helène, Gérard, leurs enfants, plus deux stagiaires qui viennent aussi d’arriver. Les autres sont pour demain. Yolande, d’habitude si discrète, a en ce lieu une prestance, un rayonnement ample et beau que Brigitte ne lui avait jamais vu: C’est la reine du mas! La magicienne! Elle est ici chez elle, dans son élément!

Comme il reste un bout d’après-midi, on visite les environs: un jardin dans un creux, plein de légumes, une source dans un vallon ombragé, délicieusement frais après la chaleur polluée de la ville, une prairie en pente où des voisins laissent paître leurs chevaux... Marc se montre à cette occasion un bon cavalier. Ah Brigitte croyait le connaître...

La source est un endroit féerique, tout couvert de mousse sous un surplomb de rocher. Une lumière verdâtre tombe des frondaisons, loin au dessus. Le mur du fond est bâti en pierres tellement moussues qu’on en distingue à peine les joints. Il en monte de mystérieux et frais glouglous. Hélène commente: les Dévas... Les fées... Les ondines... En ce lieu sacré, ces noms ne sont plus des entités de contes, mais une présence intensément tangible par de délicieux frissons, par une puissante vibration de Paix, une féerique sensation de vitalité...

Dans ce pays sec, la source est la richesse... Souvent convoitée. Comme ils s’éloignent, Marc commente: «Au début Hélène était seule, quand Gérard travaillait, et elle était harcelée par un promoteur, qui l’a même menacée! Ça s’est fini qu’un jour, il a été surpris par un gamin du village à allumer un incendie dans la garrigue, pour que ça passe en zone constructible. Deux hectares ont brûlé, tout de même, avant que l’orage ne l’éteigne. Le gamin n’a pas osé le dire aux gendarmes, mais les gens du village l’ont su et n’ont plus voulu du projet du promoteur qui a dû partir ailleurs.

- C’est incroyable une histoire pareille!

- Ces gens sont pires que des bandits!

- Il voulait faire un truc touristique, ça aurait tout gâché!

- Des parasites qui vivent de vol et de destruction. Ils feraient mieux de travailler!

- C’est tout de même incroyable qu’en de si magnifiques lieux viennent encore de tels personnages!

- Mais les pires ce sont les chasseurs. Il y en a qui nous ont menacés avec leurs fusils dans le verger et jusque dans le jardin! Alors quand c’est la saison de la chasse il nous faut toujours sortir à plusieurs! A un moment on avait des poules en liberté, on a dû y renoncer parce qu’elles disparaissaient toutes dans les quinze jours suivant l’ouverture. A cause d’eux on a dû clôturer le jardin: ils lâchent des lapins, des sangliers, pour le plaisir de les tuer! Mais comme ces animaux sont familiers des humains, ils viennent dans les jardins.

- Ces gens sont des malades, des pervers.

- Et ils osent se dire protecteurs de la nature!

- Mais il n’y en a plus pour très longtemps. Il faudra bien qu’ils baissent pavillon car les gens commencent à se rendre compte. Bientôt la chasse et tous ces vices sadiques seront abolis. Par la loi, tout bêtement.»

Heureusement ces discutions n’arrivent pas à troubler la sérénité du groupe qui revient vers le mas après un périple dans les roches fantasques et les chênes tout bruissant de cigales et d’oiseaux. Gérard a aménagé là un chemin de méditation, facile et peu pentu, que l’on parcours en admirant les beautés de la nature ou plongé dans ses pensées. Il mène jusqu’à un épaulement d’où s’étale un vaste panorama vers le haut de la vallée, vers les grandes montagnes, bleues l’été ou blanches l’hiver. Au-dessus du mas, plus haut que la prairie, s’étagent des forêts de hêtres pentues et des pans de roches ocres. Dans le fond plat de la vallée chuinte le torrent, seul son audible ici dans le silence de la nuit.

Gérard montre aussi ses travaux d’aménagements, dans une ancienne grange près de la maison. Il compte faire là une vaste salle de réunion, mais seule l’ébauche en est visible. Les hourdis et les truelles se mêlent sans complexe de spiritualité. «La spiritualité ne doit pas être une fuite de la vie terrestre!» Commente t-il, souriant.

Le repas dans la grande salle voûtée peinte en blanc est superbe. Et simple: des légumes du jardin, du pain maison.

Là a lieu un incident cocasse. Brigitte sort du sac le reste de son casse-croûte de voyage, quand soudain Gérard la foudroie du regard, mimant la surprise la plus horrifiée. Tous les regards convergent sur elle: Quelle gaffe a t-elle commise? Gérard reprend, plus embarrassé que véritablement autoritaire: «Ici nous sommes strictement végétariens»

Dans le silence, Brigitte, stupéfiée, contemple son malheureux reste de saucisson qu’elle vient de poser sur la table.

«Nous demandons aux visiteurs qui apportent des morceaux de cadavres d’aller les enterrer, comme pour tout cadavre»

Face à cette exigence si simple mais si inattendue, les idées tournoient dans la tête de Brigitte. Est-elle tombée dans une secte loufoque? Ou chez ces «végétariens sectaires» agressifs et intransigeants que décrivaient si complaisamment ces écologistes dévoyés comme E... et P... ? Non, elle a toujours devant elle ses amis Marc et Yolande, en méditation, Gérard et Hélène effrayés de leur audace ou appréhendant quelque réaction de colère, Anita et les enfants souriant comme d’un bon tour, à côté des deux stagiaires eux aussi bouches bées. Des humains, simplement.

«Mais... Pourquoi?»

Marc répond, doucement, posément. «Nous souhaitons un monde de Douceur pour tous les êtres. Nous ne voulons pas contribuer à la souffrance animale par le meurtre pour leur voler leur chair ni...»

La suite reste en suspens, comme inutile. Brigitte se mord les lèvres: Comment n’y avait elle pas pensé plus tôt? Ce n’était pourtant pas faute d’en avoir parlé, ni de l’avoir lu! Elle avait beaucoup ralenti la viande, mais seulement par souci pour sa santé, sans véritablement l’arrêter, alors que le respect pour les animaux demandait de l’arrêter totalement. Tous les grands instructeurs de l’humanité le répètent et le ressassent depuis vingt-cinq siècles. Tout de même elle doit lutter: quelque chose se rebiffe encore et réclame son saucisson. Mais comment rester logique avec elle-même, avec son idéal, si elle ignore l’incontournable précepte de ses compagnons?

«Bon. Je... Vous avez raison.» Les sourires et les naïfs applaudissements des enfants rassurent Brigitte qui sentait poindre une certaine vexation. Toute tension tombe, et les voilà tous unis dans cette nouvelle et brûlante complicité. Laissant là le repas, ils s’acheminent vers le coin du jardin spécialement réservé, sous le figuier frais, dans le soir bleu et les grillons. On tend une pioche à Brigitte, qui accomplit le petit rituel en prononçant «Je renonce pour toujours à me nourrir de la mort de nos frères...» d’un ton si théâtral que tout le monde éclate de rire!

Puis on chante.

De retour dans la salle de repas, ça y va les commentaires. C’est qu’il faut oser, tout de même! Quelle émotion! Quelle force émane de cet acte, de cet engagement pris ensemble! Quelle joie d’avoir réussi! Une petite «prise de la Bastille» qui ne fera pas date sur les calendriers, mais qui restera gravée dans les coeurs de tous ceux qui l’ont accomplie. Brigitte, les doigts un peu terreux, est la reine de la soirée. Comiquement elle fait la frustrée: «Mon sauciflard! Ouiiin!» Les deux stagiaires, éberlués et joyeux, questionnent: «Vous le faites à chaque fois?

- Oui!

- Et ça marche toujours?

- Oui, on en est les premiers étonnés, mais ça a toujours porté ses fruits, même quand ce n’était pas tout de suite. Une fois c’est une famille entière, de gens tout à fait ordinaires, et ils nous écrivent encore pour nous remercier.

- Il y en a pas qui le prennent mal?

- Des fois, on a l’impression que le ciel va nous tomber sur la tête, mais en fait tout s’est toujours bien arrangé. On chante, on rit: il ne faut pas que le faux amour-propre vienne bloquer la prise de conscience avec des réactions de colère, de vexation.

- On ne vous traite jamais de sectaires et d’intolérants?

- Ah bien sûr, on nous l’a dit et redit, justement des gens très sectaires et très intolérants... Contre les végétariens. C’est ce que l’on appelle une projection psychologique. En fait on fait ici du bon travail et beaucoup de monde est devenu végétarien grâce à nous, et aussi écologiste, spiritualiste.»

Une fois seule, le soir, au lit, dans une petite chambre sous le toit, Brigitte repense à cette décision qui l’engage pour toute sa vie, qu’elle a prise en quelques secondes. Incroyable! Et si c’était une erreur? Puis elle réalise, comme une évidence, que ces affreux rêves de cadavres pourris la tourmentaient précisément... chaque fois qu’elle avait mangé de la viande! Très exactement! Son corps lui-même protestait! Ah ces rêves! Comme parfois ils nous enseignent!

Comme le sommeil vient, elle a finalement la sensation que, par son choix, elle est entrée dans le monde de ses amis bien plus sûrement que par de longues discutions. Elle a donné, elle a accepté de sacrifier un petit désir personnel par Amour pour ses frères «inférieurs». Petit désir qu’elle ne regrette même pas, d’ailleurs... Qu’aurait-elle perdu en refusant! A côté de quoi elle serait passée si elle ne les avait pas écoutés...

Ah, si l’inconnu au livre n’avais pas...

Elle se dit qu’elle commence seulement à vivre, en fait. Tout ce qu'elle avait fait avant n'était que jeu sans signification. Maintenant, elle est entrée dans la grande famille des justes. Les choses sérieuses vont commencer.

 

Le lendemain, les autres stagiaires arrivent, et l’ambiance devient plus chaleureuse encore, quoique sans le contact privilégié avec ses amis. Ça ne fait rien, car le travail de méditation la passionne, en débutante qu’elle est. Ils font aussi des chants et des jeux, mais des jeux particuliers, destinés à faire expérimenter certains sentiments, certaines situations.

Le stage de Yoga et méditation se déroule merveilleusement. Il le faut, aussi Anita veille au grain pour l’organisation et la propreté de la salle à manger. Bien sûr on demande aux stagiaires de ranger la table et de laver la vaisselle, ce qu’ils font joyeusement, mais il y a bien des détails à surveiller! Marc et Gérard sont les boute-en-train, et quand tout le monde porte les plats, Gérard raconte comment il avait fait pour se faire réformer à l’armée: «Ils m’avaient mis à la plonge. Un jour comme ça, je passais dans le couloir avec une grande pile d’assiettes, quand j’ai croisé un gradé. Alors j’ai suivi le règlement: j’ai salué! La tête du type quand il a vu toutes les assiettes se casser la gueule par terre!» Tous rient à cette facétie aux dépends de ces malheureux qui ont choisi le métier des larmes. «Eh! Oh! Patrice! Ne salue pas!»

Il est difficile de parler des jeux, car il s’agit plus là de vie intérieure que de situations comme dans les jeux classiques. Il n’est nulle part question de gagner sur un quelconque concurrent, mais au contraire de s’entraider. On y gagne tous ensemble une meilleure compréhension de la vie ou de certains de ses aspects particuliers.

L’avant-dernier jour il n’y a pas de méditation ni de chant, mais la journée entière est consacrée à un grand jeu de rôle, avec tous les stagiaires et même les enfants qui font de poétiques lutins, dans le mas et les bois environnants, consacré à la recherche de... Chut! Allez-y voir vous-mêmes, amis lecteurs. Je ne veux pas tout déflorer.

 

Pour finir, dans un brouhaha de sacs et de voitures, les stagiaires se séparent. Avant de démarrer les moteurs, tout le monde se réunit en ronde, pour chanter le célèbre «chant des au-revoir» qui a toujours su nouer les gorges d’émotion... Car ils ont vécus ici ensemble un temps fort de leur vie, un moment privilégié où les problèmes, la routine, l’ordinaire ont laissé la place à une douce et fraternelle communion, une lumineuse harmonie. Désormais il devront s’efforcer, contre vents et marées, et surtout contre routine et lassitude, de maintenir allumée cette flamme qu’ils viennent de recevoir. Et cela dans leur vie quotidienne où ils vont retourner, bureaux où HLM, ou, pour les plus chanceux, vers un autre mas où ils défrichent déjà la route d’un avenir meilleur, malgré les pièges de cette condition humaine encore bien limitée.

Tous, sauf Brigitte! Quand le bruit des dernières voitures s’estompe au bas du chemin, elle est encore ici, parmi les animateurs du stage. Marc et Yolande la regardent en riant.

«Zut! J’aurais dû profiter de leurs voitures pour redescendre à la gare!

- Ce n’est pas grave! Tu n’a qu’à dormir ici encore cette nuit, tu trouveras bien une occasion de redescendre!»

Toute à son bonheur de communier encore un peu avec ses amis, Brigitte reste en fait cinq jours de plus, d’occasions ratées en voyages reportés... Sans que personne ne s’en plaigne. Et surtout pas elle.

Pendant ce temps, elle partage les activités du petit groupe: le rangement de toutes ces chambres, le jardin, plus un petit béton à couler à la grange, où elle tient vaillamment sa place à la bétonnière, fière de travailler enfin de ses mains, d’agir concrètement pour un monde meilleur. Ils discutent peu, tout à leur travail, mais l’ambiance est agréable, simple et calme. Oh pas idéale, et dans l’intimité retrouvée quelques petits orages éclatent, notamment entre Hélène et Gérard. C’est ainsi: la perfection n’est pas encore de ce monde.

Quoi qu’il en soit, après tant d’années de grisaille et de béton, Brigitte n’avait jamais été si heureuse. Elle respire dans la verdure, se déploie comme une plante étiolée qui reçoit enfin le soleil. Non, elle n’est pas de la ville. Qui l’est, d’ailleurs?

Elle vibre avec Gérard pour le projet de salle de méditation. Elle lui donne même des idées: pourquoi ne pas arrondir ces fenêtres? Gérard, enthousiasmé, revoit ses plans. «Heureusement, lui dit-il, que tu m’a donné ces idées maintenant, car encore un peu et il aurait été trop tard! C’est bien plus chouette comme ça!»

La voici avec un vrai jardin, arrosé à l’eau de source et couvert de feuilles de la forêt. Même le jardin de sa Mère Grand lui paraît petit et conventionnel! Il pousse ici plein de légumes qu’elle ne connaissait pas: des potimarrons, des patissons, du maïs sucré, des haricots pas possibles grimpant voluptueusement après de longues perches. Il n’est pas très grand, car seulement deux personnes s’en occupent, mais voici que Brigitte se surprend à imaginer l’agrandissement des clôtures et les emplacements pour de nouvelles cultures. Sans oser se le dire, elle est déjà chez elle.

Un autre enthousiasme l’attend. Dans une des pièces réservée à un stage de tissage, qui loue le mas pendant deux semaines chaque année, un métier à tisser attend, plus un stock de laines colorées. Quelle merveille, cette mécanique simple et astucieuse! Elle en parcours tous les détails, dont elle comprend l’utilité comme si elle n’avait jamais fait que cela de sa vie. Elle se prend à rêver de trôner sur ce bel appareil et d’y tisser de beaux vêtements harmonieux, hors des modes tristes et étriquées, pour y vivre déjà une parcelle de cet avenir lumineux qu’elle entrevoit...

De temps à autres, elle va sur le chemin de méditation. Ce n’est pas une promenade, mais une communion avec cette si belle nature... Le matin, elle est réveillée par la merveilleuse prière des merles, et Hélène lui confie que c’est encore plus beau au mois de Mai. Hélène est la poétesse du mas!

Toute à cette nouvelle vie, Brigitte a l’impression d’être sortie de prison. Pour elle c’est sa «permission», car elle n’ose pas encore penser qu’elle est définitivement libre si elle le veut. Quelle lumière! Quelle joie! Tout le groupe, Marc, Gérard, Yolande, Hélène, Anita, sont prêts à l’accepter pour rester ici. Ils savent bien que c’est sa place, son Bonheur, sa raison de vivre. Aucun obstacle, financier, psychologique ou autre ne semble interférer. Mais, rendus prudents par de désagréables précédents, ils n’osent encore rien dire à Brigitte. Et perdent ainsi une belle occasion.

Brigitte, modeste comme tous les vraies âmes spirituelles, ne s’imagine pas digne d’un tel lieu, et croit qu’il lui faut partir et libérer la place pour le prochain stage... Bien que le coeur n’y soit pas, mais alors pas du tout. L’occasion de redescendre finit donc par se présenter: le séduisant Frédérique. Il passe, comme ça, pour des affaires de commande groupée de produits biologiques. Il ira à la ville demain. Brigitte n’a qu’à venir chez lui pour cette nuit... Elle accepte, toute à la joie de faire d’autres découvertes, attirée par sa prestance, son assurance. Brigitte est toute nouvelle et naïve, dans le petit monde spiritualiste. Elle n’en connaît ni les mirages ni les requins, n’en soupçonne même pas l’existence. Yolande tire une tête comme ça. Forcément, elle le connaît déjà, le Frédérique, pas besoin d’être clairvoyant pour savoir ce qui va se passer. Mais ce qu’elle perçoit aussi est que tout ce qu’elle dira ne pourrait rien y changer. Dur, dür, dur...

A nouveau le chant des au-revoir s’élève dans la cour de gravier, à l’ombre des grands acacias, entre le claustra et la tonnelle des roses. Tout le monde est triste (sauf Frédérique, bien sûr) mais pas du tout pour les mêmes raisons.

Frédérique habite seul une petite maison, un peu plus bas que Peyreblanque, dans la même vallée, juste au bout du beau village tel qu’autrefois, plein de vieux très gentils. Le soir même, Brigitte et Frédérique dorment ensemble, scellant ainsi leur union. Elle restera chez Frédérique, comme sa compagne. Elle pense avoir trouvé le Bonheur auprès de lui. Adieu les rues sales, adieu les fiches de paie, adieu le tintamarre. En plus elle est voisine de ses amis, et peut même y aller à pied en deux heures. Elle est définitivement sortie de sa prison en ville qu’elle abandonne sans regrets, comme une vieille mue grise et racornie.

Mais elle ne sait pas encore qu’elle n’a fait que la troquer contre une autre...

 

 

 

 

 

 

Naufragée Cosmique        Chapitre 7       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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