Naufragée Cosmique        Chapitre 3       

Chapitre 3

Recherches et illusions.

Le campus d’une grande université. Parmi la foule sympathique et anonyme qui se presse dans la grande caisse où l’on distribue leur pitance aux étudiants, qui retrouvons nous? Brigitte. Non, les gentilles soucoupes volantes extra-terrestres ne sont pas venues la chercher, et il lui a bien fallu continuer à faire semblant de vivre cette vie en porte-à-faux. Rentrant de chez sa gentille grand-mère, elle avait retrouvé ses papiers d’orientation comme elle les avait laissé, convenablement jaunis par le soleil de ce bel été, mais posant toujours la même question sans réponse. Plus le père, toujours silencieux mais qui attendait aussi une solution à ce problème qui n’existait pas. Comme elle ne voyait pas du tout comment commencer son grand travail de sauvetage de l’humanité, le moins pire était de faire «comme si» elle jouait le jeu de ce monde étrange, en retardant le plus possible le moment où tomberait le couperet qui ferait d’elle un médecin, une employée, une secrétaire, ou, à défaut de choisir, une mendiante. A tout prendre, il valait mieux n’importe laquelle des premières solutions que la dernière.

Brigitte n’est pas du tout une fainéante, comme on l’a vu; pourquoi redoute t-elle alors tant la «vie active»? Parce qu’elle sait qu’à partir de ce moment, elle n’aura plus de temps pour son travail d’aide à l’humanité; trop de soucis pour être consciente, plus assez de liberté de mouvement, plus de choix pour orienter sa vie. Un carcan inamovible une fois qu’on y est entré. Elle n’avait qu’à regarder son père, toujours à regretter de n’avoir pas le temps. Quant à vivre dans la misère, ce serait pire encore. Des études, cela a une fin; cela peut toujours servir. Le milieu étudiant est ouvert, vaste, varié, quand celui d’une entreprise est forcément limité et vite exploré. Alors Brigitte temporise, et choisit une branche qui, pense t-elle, peut l’aider: un DEUG de sciences humaines. Deux ans, trois si elle redouble. D’ici là, bien des choses peuvent se passer.

Avant de commencer, histoire de se mettre dans le bain, elle a bouquiné des livres de psychologie. Freud et les autres. Eveiller les humains, cela ne peut être qu’essentiellement une question de psychologie. Elle dût vite se forcer pour lire ne serait-ce qu’une fois cette littérature. Quant à la relire pour en tirer un plan, des idées-forces, mettre en ordre les données qui y gisent en vrac, elle ne le fera jamais. Les premiers feuillets de notes pleins de sa large écriture juvénile et généreuse sont toujours dans les bouquins, page trente, page quarante-deux. Pourquoi cet abandon? Ces auteurs étaient-ils stupides? Nuls? Que non point, leurs idées sont même souvent pertinentes, mais elles restent toujours confinées à un certain niveau. Jamais de synthèse lumineuse, jamais de lien entre les différents domaines, jamais cette intuition unificatrice simple qui pour Brigitte a tout fait basculer. Enfin, elle se forme tout de même l’esprit à cela.

Pour les études... Même impression mitigée. Certaines matières semblent pertinentes, d’autres absconses. Certains profs sont vivants, s’intéressant à ce qu’ils enseignent, à leurs élèves. D’autres ne sont que de mornes automates aux cours pesants et embrouillés. Souvent, les fondements du cours sont donnés rapidement, ou sans en souligner l’importance, et par la suite on ne revient jamais dessus, ce qui constitue vite un obstacle insurmontable si jamais on n’a pas assimilé ce point de départ. Ainsi pour deux minutes d’inattention c’est l’année entière qui peut être compromise. Brigitte, qui s’y fait prendre deux ou trois fois, fulmine et cours de notes de camarades en TP en passant par les livres pour retrouver une breloque, un détail qu’elle avait négligé de noter, mais qui se révèle par la suite indispensable pour comprendre d’autres thèmes. Le temps perdu à de telles recherches lui interdit souvent d’approfondir ailleurs, mais ce traître procédé semble assez courant. Certains profs en fait agissent comme s’ils parlaient à des ordinateurs capables d’ingurgiter et de restituer mot pour mot des heures de discours sans prendre un verre d’eau. Alors que Brigitte se rend vite compte que les concepts nouveaux, pour être bien assimilés, demandent à être expliqués, expérimentés, re-expliqués de manières différentes, au lieu d’être énoncés en quelque mots. Cela fait certes une construction intellectuelle esthétique, mais rend la compréhension difficile. L’esprit humain n’est pas infaillible! Avec la meilleure bonne volonté du monde, la mémoire, l’attention ont des creux, des préoccupations étrangères interfèrent. Faut-il se vider la tête de toute personnalité, de toute vie humaine élémentaire, pour être étudiant?

Parfois au contraire, le rythme du cours lui parait d’une lenteur exténuante, pinaillant sur des détails accessoires, des anecdotes, l’historique de la pensée... La tentation est alors grande de s’occuper d’autre chose, de mettre ses notes en ordre, voire carrément de sécher le cours. Mais comment savoir à l’avance si ce dont on va parler est important ou non? Brigitte regrette qu’il n’y ait pas un plan précis des cours, plus que ces polycops sommaires, ou ces livres qui n’y sont pas coordonnés.

Enfin cela n’empêche pas une personne décidée, disponible et en bonne santé d’avancer et d’obtenir des résultats satisfaisants, et, même, pour Brigitte, assez bons. D’autant plus que si certaines matières semblent totalement inutiles, à charge, d’autres l’intéressent assez vivement. Non pas qu’elles rejoignent son intuition, on en est loin, mais elles fournissent des concepts qui permettent à cette intuition de jouer plus large, de mieux s’exprimer en mots. Bien que Brigitte ne s’y risque pas encore. Donc ce début en fac, malgré les tracasseries, est une période assez heureuse.

Le problème numéro un avait été l’hébergement. Pas question, pour rentrer chez ses parents, de passer chaque jour deux heures en transports! La solution évidente fut la cité universitaire. Mais cela s’avéra vite un enfer: les occupantes de la chambre voisine (une dizaine, sans doute) faisaient un bruit terrible toutes les nuits jusqu’à une heure avancée. Aucun effort d’insonorisation dans cette construction sommaire, sans doute prévue à l’origine pour l’aide au tiers-monde. Pas moyen d’y rien faire, ni du côté de ces sans-gêne, ni de celui de l’administration: la LLLiberté! Brigitte essaya les boules Quiès, le chantage au suicide, les scènes, le contre brouillage, le père chez le directeur, et même le somnifère, mais là elle se sentit tellement mal qu’elle se jura de ne plus jamais recommencer. Il fallut supporter cela pendant un mois, en attendant de trouver une mansarde dans un vieil immeuble à une demi-heure de marche des cours, et à trois fois le prix de la cité. Mais Brigitte a maintenant un petit chez elle, calme la plupart du temps, sauf le Samedi soir. Ses voisins travaillent à l’usine, ils ne peuvent se permettre une vie dissolue. Ce lieu est assez joli, donnant sur une cour tranquille avec des arbres. Le plafond mansardé et les murs sont plâtrés en arrondi sur les poutres, peints en mauve pâle, avec des placards intégrés, une douche et même un coin cuisine dont elle ne voit pas l’utilité pour le moment, mais nous verrons qu’elle changera vite d’avis!

 

Les vacances de Noël sans le frère télémane, absent, permettent à Brigitte de faire un peu le point. Non, répond-elle, agacée, à sa mère, elle n’a pas eu «ses problèmes». Ses parents doivent être contents, car effectivement elle n’en a pas du tout parlé. Mais pour Brigitte c’est plutôt inquiétant. Où sont passées les belles résolutions de cet été? Tout absorbée qu’elle était par sa nouvelle existence et par ses cours, elle s’aperçoit qu’elle n’a en vérité strictement rien fait pour vivre et exprimer cette conscience, se contentant de se tenir aimable et disponible à une éventuelle rencontre. Quant à la faire partager... Il faut dire qu’en ville, jouir par tous les pores des caresses des éléments naturels n’a guère de sens... Et que la puissante lucidité de chez sa grand-mère, ce curieux état de grâce, n’est plus qu’un souvenir. Malgré ces excuses elle s’en veut. Alors elle tente de vivre pleinement l’activité.

Justement elle a amené des notes en retard à mettre au propre. Poser soigneusement les crayons toujours au même endroit pour ne pas s’énerver à les chercher. Prendre les feuilles une à une, dans l’ordre. Ce n’est pas facile, car ce prof est brouillon et pataud, il faut farfouiller dans tout ce fourbi verbal. Mais quand il s’agit d’écrire, Brigitte est soudain joyeuse: inspirée, elle rajoute des fleurs, fait de la calligraphie, et, même, dans un instant de joyeux délire, essaie de mettre un petit peu de parfum sur une des fleurs. Plouf! Quelle maladroite! Ses cahiers sentiront le maquillage de camelote pendant tout le trimestre...

Tout cela est tout de même assez peu cosmique. Justement la mère de Brigitte est en panne (non, pardon, elle est malade, mais que cet esprit mécaniste est donc contagieux!) et Brigitte doit faire la cuisine à sa place, pendant deux ou trois jours. Elle applique sa manière d’être à l’épluchage des patates, à la préparation des plats. Pas cosmique? Eeeeh... Ça marche bien mieux qu’avec le baratin psycho-philosophico-historique. Faire à manger, au moins, on sait où ça mène. Ça ne risque pas de se démoder. Valeur sûre. Les légumes sont des êtres vivants qui, en matière de caresses, ont des goûts assez particuliers. Brigitte commence par préparer sa place; elle amène le nécessaire, prend le temps de humer le parfum du légume, d’admirer sa couleur, de tâter sa consistance, voire d’en croquer un morceau, tout cru. Le goût, la senteur, la couleur... En être conscient, y prêter attention, tout cela c’est du Bonheur. Il y a beaucoup plus de choses à voir dans un simple légume qu’elle n’aurait jamais pensé: formes curieuses, textures, effets de transparence... Elle essaye même de goûter les patates crues, mais là, ça ne prend pas!

Puis elle travaille posément, dans l’ordre, en inspirant et expirant, sentant la fraîcheur de l’air dans ses poumons. Le travail est une création, une expression, un plaisir. Quand elle a fini un préparatif, elle ramasse tout et passe une éponge avant de préparer l’étape suivante. Cela marche bien avec les légumes frais, elle sent facilement la note de fraîcheur ou de vivacité qui convient. Ça marche aussi pour les haricots secs, quoique plus discrètement, mais plus du tout pour le biftèque ni pour la purée en sachet. Pourquoi ces différences? Elle cherchera l’explication plus tard.

Brigitte, intéressée, prépare des crudités en arrangeant joliment les plats, cherchant de nouvelles combinaisons, essayant ce qu’elle voit sur les étals mais qu’elle n’a jamais goûté: les avocats, le céleri, les choux raves. Elle prend un petit bout de feuille, qu’elle hume, puis, après s’être assurée qu’elle ne fait pas attendre d’autres clients, demande à la marchande comment cela se prépare, ce à quoi il lui est toujours répondu gentiment. Brigitte en vient à ressentir les couleurs et la variété des étals du marché comme une joyeuse richesse, alors qu’elle n’avait jamais prêté attention au luxe tapageur des bijouteries.

Le seul problème que rencontre Brigitte, c’est qu’en pleine séance d’attention, de présence, le ronflement de la rocade proche s’impose brusquement dans sa conscience. Elle n’avait pourtant jamais prêté attention à ce bruit continuel qui avait accompagné son enfance. D’abord discret, il était devenu de plus en plus intense au fil des années. Soudain, le voilà qui tente frénétiquement de s’imposer à la place des sensations agréables qu’elle aimerait cultiver en elle. Idem pour les bruits qui traversent si aisément les murs pas chers des HLM, les chasses d’eau, talons aiguilles, disputes, etc... sans compter le bien sûr le grognement obligatoire des télévisions, radical réducteur de poésie, amenant partout prosaïsme et insignifiance. Brigitte ne manque pas de s’étonner de ce phénomène, qui se produit toujours au moment précis où elle tente de sentir le monde poétiquement. Elle finit par penser que ces bruits sont une forme de saleté, dans le domaine du son, tout comme il y a des matières malpropres dans le domaine matériel, et qu’il faut en quelque sorte s’en laver pour être bien moralement. Mais dans cette société pourtant si maniaque d’hygiène physique, il n’y a strictement rien de prévu pour la propreté sonore...

Décidément, beaucoup de choses de cette étrange vie sont absolument incompatibles avec cette conscience qu’elle veut atteindre, incompatibles avec la Poésie.

Elle était bien mieux chez sa Mère Grand, malgré l’odeur de vieille maison et les toiles d’araignées.

Mais aussi, Brigitte a la sensation de n’avoir été jusqu’ici qu’un pantin, un robot exécutant des gestes pré-programmés, ressentant les sentiments indiqués, un être nul, sans épaisseur ni poids ni chaleur, dont la disparition n’aurait strictement rien coûté à l’univers. Mais maintenant elle est un être conscient, un être qui compte... Un être à qui les étoiles ont parlé.

 

La voici qui retourne dans sa chambre d’étudiante avec un camping-gaz, une râpe à carottes et quelques autres ustensiles pour continuer ce plaisir, tant de dégustation que de préparation.

 

Depuis l’épisode de Ganymède, Brigitte se pose des questions sur les rêves. Elle avait toujours pensé qu’il étaient uniquement le produit de mécanismes psychologiques, que leur contenu n’a pas plus de valeur que de défouloir, selon cette détestable théorie pseudo-scientifique à la mode. Elle ne doit pas avoir grand-chose à défouler car ses rêves lui semblent aussi plats que dépourvus de sens: des mélanges baroques de scènes de la vie quotidienne, de films, etc. Un détail curieux, toutefois, avait déjà attiré son attention depuis des années: elle a toujours rêvé en couleurs, alors que toutes les personnes qu’elle a rencontrées disent que l’on rêve toujours en noir et blanc comme dans un ancien film. Là encore de se penser si radicalement différente des autres tourmente Brigitte. Quel mystère! En tout cas, le rêve des sillons de Ganymède, lui, apporte une preuve incontournable que le contenu des rêves n’est pas qu’imaginaire! C’est une révélation pour Brigitte, mais où cela la mène t-elle?

 

Parmi ses rêves, certains, tout de même particuliers, reviennent plus ou moins régulièrement. Ainsi depuis ses onze ans elle rêve qu’elle vole, comme un oiseau, avec ses bras, ou avec des ailes de papillon. Ces rêves ensoleillés et assez jolis avaient fini par se faire rare, mais voilà que depuis la fac ils reviennent en force, mais sous une forme différente: elle s’envole, mais difficilement, le ciel est maintenant gris, brumeux. Inutile de chercher à comprendre, pense t-elle. Néanmoins elle décide de tenir un cahier de rêves, où elle couchera ceux qui lui paraîtront significatifs ou représentatifs. Pour cela, elle choisit un beau cahier de TP qu’elle avait prévu pour ses cours, mais qui ne lui avait pas servi. Il alterne une page à carreaux pour écrire, et une en papier à dessin. Elle se munit également de crayons de couleurs. Comme elle ne sait guère dessiner, il lui faut s’entraîner... sur ses cahiers de cours.

 

A peine a t-elle pris cette initiative, qu’elle se rêve elle-même se donnant des leçons. Elle épluche les choux de Bruxelles et commente, sur le ton enjoué d’un prof vivant et passionné:

«L’important vois-tu c’est l’Ordre. Bien ranger les ustensiles, toujours au même endroit, logiquement pour qu’on les retrouve sans s’énerver, par réflexe, sans couper l’attention. Ici les choux à nettoyer, dans le plat ceux qui sont faits, et là les déchets. Quand c’est fini, un coup d’éponge, et hop, tout est enlevé et va à la poubelle instantanément. La propreté c’est important: sans propreté il ne peut y avoir de Poésie, la conscience ne peut être nette et pure. Il y a d’autres vertus importantes pour l’épluchage des légumes: la Bonne Humeur, l’Enthousiasme. Sans eux on n’est pas heureux et si l’on n’est pas heureux ça ne sers à rien d’éplucher des légumes car alors la vie n’a plus aucun sens»

 

Un problème important turlupine maintenant Brigitte. Est-elle vraiment la seule? Cela lui paraît a priori bien trop improbable, mais le fait est qu’elle n’a rencontré personne qui semble partager sa façon d’être, ne serait-ce qu’un peu. Le paradoxe de Fermi, façon terrienne: si les gens sont si nombreux, pourquoi ne les voit-on jamais là où on devrait les voir?

Il faut toutefois dire qu’elle n’a pas fréquenté grand-monde! Même à la fac elle n’a eu que des relations purement scolaires avec ses camarades, comme de prêter des livres ou de recopier des notes. Relations souriantes, certes, mais sans profondeur... Brigitte réalise avec horreur qu’elle-même ne se serait sans doute pas fait remarquer d’une autre personne consciente!

Comment trouver des compagnons dans toute cette masse? A seulement trois ou quatre ils seraient tellement plus forts... et plus sûrs d’eux. Brigitte a alors une intuition qui lui semble géniale: les êtres conscients doivent fréquenter préférentiellement certains endroits plus intéressants.

Comment connaître ces endroits?

Tout en reprenant ses cours, elle réfléchit. Heureusement, elle peut dormir, maintenant, dans son nouveau logis; elle arrive même à trouver un peu de temps libre le Dimanche.

Dans les endroits où on s’amuse, où on fait la fête? Pendant quelques Samedis soirs, elle fréquente les fameuses boumes du campus, l’oeil aux aguets, observant discrètement dans la semi-obscurité les groupes, voir s’il s’en trouve qui vivent vraiment. Mais paradoxalement, elle reste comme pétrifiée, incapable de bouger ou de prendre contact. Des impressions mitigées, incompréhensibles, l’assaillent. Cela ressemble par des côtés à ce qu’elle cherche, mais par d’autres c’est complètement contradictoire, et elle ne sait pas interpréter ce qu’elle voit. Elle apprécie la musique antillaise colorée, joyeuse et entraînante, mais le spectacle grotesque des ivrognes et des violents vient tout gâcher... Autour d’elle, des groupes de copains et copines se forment, discutent, dansent. Les sourires et les rires fleurissent, des mains se prennent et se promènent dans l’obscurité propice. Tiens, ceux-là sont beaux, chaleureux, avec leurs habits colorés... Elle s’approche, frémissante, sans oser se manifester. Avec la sono, elle n’entend pas la conversation, mais soudain entre deux morceaux de musique: «...le diplôme, a moi la belle vie: mon père me prend dans sa boîte comme agent commercial, relax, avec LA rémunération, plus les dividendes de ma...» Pauvre Brigitte! Ce n’est vraiment pas ce qu’elle cherche.

Quand elle revient dans sa chambrette, si tard, lasse et sentant le tabac, elle est frustrée et triste, puis en colère contre elle même. Le lendemain, fatiguée, il lui faut déjà se laver et changer ses vêtements malodorants, mais en plus elle se sent aussi sale à l’intérieur, de toutes ces mauvaises émotions... Ah mais qu’il est loin l’état de grâce de chez sa grand-mère chérie! Pourquoi l’a t-il quitté? L’oxyde de carbone n’est assurément pas le seul responsable. Mais pourquoi la laisse t-on se dépatouiller dans ce bazar?

Une nuit, sortant d’une des boumes, elle est suivie dans la rue déserte et glaciale. Les types sont sur le point de la rattraper juste quand elle arrive devant la porte de son immeuble, qu’elle referme frénétiquement à double tours, le coeur prêt à éclater. On ne l’y verra plus, aux boumes du campus.

 

Le Dimanche, dans la cour, en bas de chez elle, les voisins sortent un peu, ouvrent les fenêtres. Malheureusement ils mettent aussi la télévision, que Brigitte surnomme depuis longtemps la «police de la pensée» car avec un tel fond sonore de voix agressives et surfaites, spécialement étudiées pour s’imposer à l’attention, on est certain de ne jamais arriver à se mettre en état de Poésie, ni même simplement d’étudier. «Monsieur le président directeur... il a marqué, oui!... nouveaux bombardements, cinq morts... super déodorant... voiture éventrée... zouzou les petits enfants, c’est moi le clown... les valeurs françaises en légère hausse... La voiture de l’année... vous avez gagné les cinquante francs... Tatatata! Pan!... Il a marqué, oui!... Si tu ne me reviens pas mon amour» etc etc!

Soudain Brigitte tombe en arrêt: quelle étrange et belle sonorité, dont la réverbération semble tomber des étoiles... Mais ce n’est que l’introduction d’une chanson à la mode: une voix efféminée se met à bêler, accompagnée d’un battement mécanique totalement inexpressif.

L’espace d’un instant, malgré toutes leurs précautions, les sondeurs d’opinions mesquines, les programmateurs spécialistes ès-platitudes, les animateurs experts en relations humaines superficielles, les musiciens surgelés, les batteurs que l’on remplace par un boîte à rythme sans que personne ne s’en aperçoive, les arrangeurs des années cinquante et les imprésarios signeurs de contrats ont laissé passer une beauté vibrante et vraie qui va droit au coeur de Brigitte. De quel instrument s’agit-il? Seul l’orgue de cathédrale est assez céleste, mais ce n’en est pas. Aucun instrument matériel ne peut rendre ce son un peu chuintant comme le vent de la Liberté dans les nébuleuses, ample et profond comme la présence d’un merveilleux vaisseau extraterrestre. Ce doit être du synthétiseur. Peut-être, car pour le moment ce que Brigitte en a entendu, de synthétiseur, à la télé où à la radio, était plutôt mécanique et conventionnel, voire franchement laid.

Brigitte, dans sa chambrette, se met à rêver d’une musique qui exprime quelque chose. Il y a bien le classique, mais il lui paraît froid. Aussi beau qu’il soit, c’est le passé, pas sa nouvelle conscience. Elle rêve d’une musique qui éveille en son coeur l’envie de s’envoler dans les espaces intersidéraux, qui lui parle d’une vie merveilleuse et grandiose, comme les étoiles ont su le faire pour elle il y a quelques mois.

 

Elle imagine, dans son for intérieur, des sons... Elle les passerait, par exemple avec un minicassette, sur la pelouse devant le restaurant universitaire (quand il fait beau il y a toujours du monde assis là) et... Un être conscient comme elle, qui se trouverait à passer par là, serait ému lui aussi par les sons cosmiques et saurait qu’elle est elle aussi consciente, comme lui. Peut-être même qu’une telle musique pourrait éveiller ceux qui ne le sont pas? Quelle merveilleuse découverte ce serait! Quel précieux cadeau pour l’humanité!

Mais elle ne connaît pas grand-chose, ni en musique, ni en musiciens. Il lui faudrait apprendre. Ce n’est pas sciences humaines qu’elle aurait dû faire, tiens. Mais pour trouver un synthétiseur, il faut de l’argent. Donc un emploi. Et là non plus ce n’est pas avec des sciences humaines que... N’empêche qu’elle a tout de même appris des choses intéressantes en psychologie et éthologie. N’empêche que... Brigitte commence à expérimenter le doute.

 

Les cours, les contrôles de connaissances, les obligations... Malgré ses réflexions Brigitte est bien prise par sa vie d’étudiante. Elle est à la fois absorbée dans ses cours et l’oeil aux aguets.

Viens le mois de Mars. Brigitte sort, à une heure, du resto 2 (le restaurant universitaire près de ses cours, au nom original de numéro 2) quand soudain, sur la pelouse... Un gars, avec un minicassette... Brigitte se retrouve soudain pétrifiée de timidité: La musique éveillée! C’est bien cela: Des sonorités cosmiques, vibrantes, un développement qui fait fi des plates normes. C’est tout simplement Oxygène, de Jean Michel Jarre. Bien sûr, me direz-vous, Ce n’est pas lui qui sauvera l’humanité à lui tout seul, mais il y aura contribué... Avec particulièrement un vent de liberté en Chine, quelques années plus tard.

Le gars est un métis. Léger recul: dans la famille de Brigitte, on n’est pas raciste, non non non bien sûr, mais on trouve tout de même que les noirs ont certains défauts, qu’ils sont ci et encore ça, plus ça que nous ne répéterons pas, pour des raisons évidentes. Brigitte s’est toujours, de naissance, sentie antiraciste, mais le poids du conditionnement familial la freine.

Une chance: elle l’a déjà vu, il va souvent manger en même temps qu’elle, parfois avec d’autres métis ou blancs.

Il a la peau couleur café au lait, le cheveu brun non pas crépu mais bouclé en mèches éparses, une barbiche rare qui n’a jamais vu de rasoir, les traits doux et le regard aimable. Elle l’a toujours vu vêtu d’une sorte de veste de treillis kaki pleine de poches. Brigitte est blonde et mince, les cheveux en longues mèches ondulées, le nez fin et pointu, le visage également fin avec les traits un peu saillants, vêtue assez conventionnellement d’une robe mi-longue et d’un pull gris-bleu. Le monde des étudiants est contrasté!

Pendant trois jours, à chaque fois qu’elle va pour prendre sa place dans l’immense réfectoire, elle cherche des yeux la veste kaki. Elle finit par la trouver, vers le fond qui est un peu plus tranquille, et va comme sans y penser s’asseoir à côté. Vu de près, il a l’air sympathique. Et propre, détail dont Brigitte se serait assurée de la même façon pour un blanc. Pas de propreté, donc pas de Poésie, partant pas de conscience.

Comment prendre contact? Le trac la paralyse. Soudain cela sort:

«S’il te plaît, qu’est-ce que c’était, la musique?»

L’autre la regarde de ses grands yeux francs, ébahi: c’était il y a trois jours! Voilà notre sauveuse de l’humanité qui bafouille pour s’expliquer, et lui finit par éclater d’un bon rire haut perché à l’inénarrable accent ensoleillé de la Guadeloupe!

Dix minutes plus tard, ils discutent comme des camarades de toujours. Après quelques généralités sur la musique, Brigitte tâte très prudemment le terrain.

«J’ai trouvé cela plus que beau: ça fait penser à l’Univers, à l’espace, aux autres planètes...

- Aaah c’est la musique planante...

(Tiens donc: planante. Il a du vocabulaire pour parler de ces choses. Avec qui?)

- Comment dire? On se sent l’esprit plus libre, moins limité...

- Ces musiques sont pour l’éveil de la conscience».

(Oh les délicieuses aiguilles de joie qui percent son coeur en cet instant! Mais elle n’ose pas encore l’exprimer, elle n’a pas oublié les boumes du Samedi soir)

A ce moment un autre étudiant, blanc celui-là, s’assoit à côté de Roger (c’est le nom du guadeloupéen) et les voilà partis dans une conversation à bâton rompu, sur des problèmes divers mais avec un dénominateur commun: les riches exploitent les gens qui ne s’en rendent pas compte car ils sont «aliénés», conditionnés par le système.

Vient le problème de la sélection dans les études:

«C’est moche, vois tu, Brigitte, parce que des étudiants comme nous, qui essayons d’avoir une vie chouette, d’écouter de la musique, de faire des soirées ensemble, on a beaucoup plus de difficultés à étudier que les autres qui sont des mécaniques, parce que les cours ils sont trop tassés, il faut un rythme de travail qu’on ne peut plus avoir des relations chouettes entre copains. Même les chambres des cités u elles sont tellement petites qu’on ne peut pas y entrer à plusieurs, et puis comme lieu de réunion il y a rien sur le campus, en dehors des boumes où il y a que de la misère sexuelle...»

Le blanc est mexicain, il s’appelle Fabriz. Grand, très mince, la voix ample et bien timbrée, presque sans accent, il porte une moustache, et est vêtu d’un pantalon et une veste en jeans. Il ne lui manque que le grand sombrero!

D’abord indifférent à Brigitte, il se penche maintenant pour la voir.

«C’est Brigitte, une copine.

Avec soudain un large sourire: Ah bonjour Brigitte. Tu es Française?

- Oui, mais ce n’est pas très important...

- Tu as raison, les pays c’est juste pour diviser les travailleurs. Qu’est-ce que tu fais comme études?

- La fac de lettres, la psycho, tout ça.

- La psycho? Mais c’est vachement réac! Juste bon pour manipuler les gens!» Elle se sent coincée: elle n’avait pas du tout vu les choses sous cet angle. Il est vrai que, par certains côtés...

«Ben je cherche plutôt à trouver le moyen de les éveiller, de les rendre conscients. La psycho ça explique comment fonctionne l’esprit humain...

- ...dans le système du fric

- ...pour leur donner l’envie d’être plus heureux et de sortir du système, justement.

- Ça c’est pas par la psycho que tu y arriveras, c’est en vivant la vie chouette à fond la caisse, que tu leur donnera une vache d’envie, quand ils te verront!

- Allez c’est l’heure! On termine de manger! On ferme!» Cette exclamation peu amène pour signifier aux derniers étudiants attardés que le resto u va fermer. (Ces étudiants ont le sens des abréviations: u pour universitaire...)

Le soir Brigitte rêve dans son lit, lumière éteinte: «Ça doit sûrement en être! Il faudrait que je les voie plus souvent pour être sûre. Fabriz à l’air de connaître plein de choses, et Roger est sûrement très gentil». Elle s’attendait à être très heureuse d’une telle rencontre, mais curieusement elle n’éprouve en fait pas grand-chose. Un détail la gêne: les mots grossiers, que Fabriz emploie systématiquement, trois à quatre par phrases, pour tout et pour rien. Inconnus dans sa famille, ces mots-là. Mais n’est-ce pas là aussi une convention artificielle que de déclarer que tel mot est grossier et pas tel autre? Pourquoi des mots du corps seraient-ils associés à la saleté? Pourquoi ne déclarerait-on pas grossiers des mots néfastes comme «argent» «revolver» «guerre» «action boursière» etc...?

 

Pendant tout le mois suivant, dès qu’elle entre dans le resto u, Brigitte commence par scruter les occupants pour trouver Roger, puis Fabriz, puis Paco, puis des Français tout de même: Antoine, Michèle, Ferdinand... Toute une joyeuse bande de copains se réunissant au hasard des horaires. Les conversations sont souvent centrées sur le même thème:

«Ouais les gens y sont ⚠⚠⚠, ils se laissent exploiter. Les étudiants y se préparent tous à devenir des patrons ou à aller au chômage.

- Ça ne peut plus durer comme ça, il faut vraiment une prise de conscience de tout le monde sinon avec la pollution et tout ça, ça va tout péter.

- C’est ça qu’il leur faudrait, aux gens, qu’il y ait une centrale nucléaire qui pète, au moins ils comprendraient!

- Non quand même ça serait pas chouette, on s’en prendrait tous plein la ⚠⚠⚠ de toute façon, qu’on soit conscients ou pas.»

Un soir, elle est tellement partie à discuter avec Roger que la fermeture du resto u les trouve encore ensemble, en pleine réfection du monde. Ou aller? Il pleut!

«Tu n’a qu’à venir dans ma chambre, à la cité u.» Roger a l’innocence des gens qui prennent la vie simplement, sans arrière-pensées.

Les voici tous les deux dans la chambrette. Roger a le minicassette et une étagère de musique, plus une autre de revues. Il a tamisé la lumière, et cela sent le café bien qu’il n’en prenne pas. Au mur un merveilleux poster de la Guadeloupe, un vrai avec des palmiers et la plage à l’eau cristalline, plus des petites photos de dépliants touristiques: Antilles, Guadeloupe, Martinique, africaines souriantes, plages, montagnes sensuelles, oiseaux, fruits. Roger a également disposé de la toile de jute brune en une sorte de dais au-dessus du lit, et en couvre-lit. Il a même des petits tambours genre tablas, dont il joue un peu, pour commencer la soirée.

Brigitte, après avoir contemplé en silence les photos, sous le regard souriant de Roger, revient à la musique.

«Tu peux regarder, toutes mes musiques sont là. On peut en écouter, mais pas trop tard à cause des voisins qui dorment. Tu sais les murs ici sont en papier.

- Ce sont toutes des musiques planantes?

- Oh pas toutes, mais pas mal: regarde, ici il y a les Jean Michel Jarre, et Vangelis. Dommage que ce soit exploité par les médias. Il y a le rock planant, comme Yes. Mais moi ce que j’écoute en ce moment c’est le reggae. (Chantant:) Rastaman vibrations, positiv! C’est pas du planant mais on décolle pareil! C’est super!

- Mais alors si c’est pas...

- Ouais tu sais les rastas, ils ont leurs coopératives de manger bio, et tout ça. Il y a plein de mouvements différents qui font des prises de conscience. C’est la leur, mieux que nous qui mangeons des saletés au resto u. Tiens je te prête le casque, tu peut écouter, moi je vais bûcher un peu.»

Le Reggae, malgré sa chaleur colorée, n’enchante pas Brigitte, mais si c’est la musique de Roger... Yes lui paraît très attirant mais souvent indéfinissablement triste. Les autres, c’est pour Brigitte la révélation d’un monde musical nouveau, ce qu’elle cherchait: une musique qui réveille la conscience et évoque la beauté d’un monde meilleur, ou le fantastique de l’espace intersidéral, de la musique qui résonne, de la musique debout qui écrase de toute sa hauteur le mesquin et le superficiel. Jusqu’à une heure avancée elle se délecte; et Roger l’interroge tout le temps du regard, hochant la tête, souriant comme pour dire «c’est beau»: il n’a sûrement pas étudié plus de dix minutes au total.

 

De plus en plus souvent, Brigitte se retrouve dans la chambrette de Roger, ou dans celle de Michèle, à écouter des superbes musiques. Elle passe moins de temps à son travail à la maison, et son niveau commence à s’en ressentir (Fabriz et sa sélection) mais qu’importe: c’est plus fort qu’elle, elle est persuadée d’avoir enfin rencontré des gens conscients. Mieux, ils ne sont pas seulement un petit groupe, mais les représentants de toute une société alternative avec sa culture, sa musique et ses idées. Même, selon Calix, il faut y inclure les indiens d’Amazonie, très conscients à en croire un de ses amis qui a vécu chez eux, mais le drame c’est qu’ils sont évincés et massacrés à coups de machettes ou de vaccins par les colons qui détruisent la forêt et ne laissent qu’une brousse incultivable. Selon Fabriz il faut y inclure également les mouvements d’extrême gauche, et les guérilleros, tous conscients de la nécessité d’un changement radical de société qu’il arriveront certainement à imposer de force si on les soutient. Roger y rajoute bien sûr ses rastas et affirme que les naturels des Antilles sont très libres et amicaux tant qu’ils ne sont pas pollués par les touristes. Ferdinand y inclus aussi ceux qui ont su «dépasser la morale judéo-chrétienne» sur les tabous sexuels, et met les homosexuels au premier rang de la lutte pour la LLLiiibeeeerté. Paco, lui, ce sont les amateurs de haschich et autres petits champignons psychédéliques.

Brigitte accepte tout ça d’un trait, en bloc, toute à son contentement. La société, comme elle a déjà eu l’occasion de le constater plusieurs fois, a tellement l’habitude de mentir, de déformer, d’inculquer des idées fausses ou édulcorées, qu’elle ne voit aucun inconvénient à abandonner ses opinions toutes faites au profit de celles de ses amis conscients. Elle leur fait confiance à tous, du moment qu’ils parlent de conscience. Ils sont éveillés, ils ne manquent pas une occasion de le dire et de se différentier ainsi de ceux qui ne le sont pas.

Cela fait tout de même une ambiance chaleureuse et Brigitte commence à aller visiter Ferdinand ou Michèle les dimanches, quand arrive avec le printemps et le mois de Mai la célébration d’une innocente tradition étudiante: la grève.

Pour Brigitte et ses amis, c’est l’occasion d’exprimer leurs idées en A.G. (assemblée générale), dans les amphithéâtres et autres jeux de paume où l’on fait le difficile apprentissage de la démocratie et de la communication de groupe. Cela se passe très démocratiquement en effet, puisqu’il suffit de se joindre à la queue au pied de la tribune et d’attendre son tour pour y parler, tant pis si c’est totalement hors sujet par rapport à l’intervention précédente. On peut aussi héler celui qui parle, le temps qu’on arrive à s’imposer. Faute de consensus, il faut veiller sans arrêt à ne pas laisser les rapports de force diriger seuls les débats, aussi des houles se soulèvent souvent et un observateur non averti (ou non objectif) n’y verrait qu’une belle pagaille.

L’enjeu est vite cerné pour les vieux de la vieille comme Ferdinand: l’unique et lamentable syndicat étudiant (ne le nommons pas) veut récupérer le mouvement et lui imposer ses revendications corporatistes et bassement matérialistes. Etrange de voir un jeune, un peu chevelu, l’air apparemment décontracté, en jean et pull à col roulé, parler de statut socioprofessionnel, de conventions salariales et autres grisailles, comme s’il n’attendait rien d’autre de la vie, sérieux comme un patron de banque. Brigitte a un haut le coeur de dégoût pour cet être qui représente exactement le contraire de ce qu’elle recherche. Elle voit dans son action le sabotage délibéré et organisé de la conscience, par un digne rejeton de Big Brother, semblable à ce personnage du roman qui s’appelle O’Brien, qui fait semblant d’être du côté de la liberté afin de pouvoir mieux déceler ceux qui n’acceptent pas le système, pour les trahir ensuite.

Brigitte et ses amis répliquent à l’apprenti fonctionnaire:

«En vérité ce qu’il y a c’est qu’on en a marre de bûcher comme des ⚠⚠⚠ alors que la vie ce pourrait être bien plus chouette! On s’en ⚠⚠⚠ de la reconnaissance du diplôme! C’est la reconnaissance du Bonheur qu’on veut!»

Cette tirade est peut-être la seule à recueillir des applaudissements, mais paradoxalement elle contribue plus à faire avancer la reprise des cours qu’à renforcer le mouvement! «Si la Vérité est à ce prix...» Remarque quelqu’un.

Pour Brigitte cette période est un temps heureux, un temps fort, consacré à de nombreuses discutions et aussi à des soirées de fête et de musique chez ses amis, où, quand on ne fait pas la musique soi-même, l’on écoute en fait bien plus souvent le reggae, la Salsa et le rock que la planante. Quand, bien des années plus tard, elle se rappellera de ces moments, tout cela lui semblera bien puéril, mais pour le moment elle a l’impression de faire partie d’une élite intellectuelle qui se prépare à changer le monde. Elle prend de l’aplomb et se sent plus à l’aise pour parler en groupe, et même en public, elle qui avait toujours été timide et réservée.

Roger lui prête des revues, de toutes sortes, que vous seriez bien en peine de trouver aujourd’hui. Brigitte découvre beaucoup de choses. Elle apprend qui sont ces écologistes dont elle a entendu parler à la télé (toujours par allusions malveillantes, en se gardant bien de dire ce dont il s’agit en réalité, comme de tout ce dont parle la télé) Elle découvre ce qu’est la pollution, la diabolique machination du nucléaire, dont le but est de réduire l’humanité en esclavage pour dix millions d’années (temps de surveillance des déchets) et d’autres agressions contre la planète (que les écologistes et les scientifiques spécialistes connaissaient déjà depuis plus de dix ans, mais dont les médias ne se feront l’écho que dix autres années plus tard) le dramatique problème de l’ozone, celui inquiétant de l’effet de serre, la destruction des grandes forêts, les crimes contre l’humanité comme certaines manipulations génétiques, l’empoisonnement et la dévitalisation systématiques de l’alimentation.

Egalement, Roger lui parle des communautés, bien qu’il n’en ait pas connues. Pour lui, c’est le rêve: une portion d’avenir, un groupe d’amis vivant ensemble, dans la nature, à des activités essentielles, dont le produit est distribué à tous. Il compte en fonder une à son retour à la Guadeloupe, où la mentalité y est, dit-il, plus propice. Brigitte avait déjà entendu parler de communautés dans son milieu familial, mais c’était toujours pour les dénigrer, ou les considérer comme un échec de l’adaptation à la société. Tel que Roger présente la chose, Brigitte n’avait pas encore osé en rêver! C’est déjà la vie des autres planètes! Mais Roger serait bien en peine de citer une seule communauté encore en vie, car «des difficultés» on fait qu’elles n’ont pas tenu, sauf celles qui «trichaient» parce qu’elles avaient «une base spirituelle».

«Une base spirituelle? Tu veux dire religieuse?

- Pas seulement, ils croient à un sens de la vie transcendant, à la survie de l’âme, mais cela détourne des vrais problèmes.

- Quels problèmes?

- Oooh je sais pas moi, des problèmes de communication, de couples, au niveau du fric...

- Mais, entre gens conscients, il ne peut pas y avoir de difficultés sur de tels sujets!»

Mais Roger se montre évasif; ces difficultés sont comme une mystérieuse fatalité: «On est encore trop conditionnés, plus tard peut-être.» Dommage, car cette description des communautés ressemble beaucoup à la vie qu’elle avait imaginé entre personnes conscientes. Il lui faut d’ailleurs bien y penser car ses études auront forcément une fin et elle ne se voit pas du tout devenir fonctionnaire... Osera t-elle proposer à tous ses amis de fonder ensemble une communauté? Ou au moins une sorte d’activité d’entraide qui leur épargnerait d’avoir à vendre presque tout leur temps de vie? Pour le consacrer à des activités utiles et enrichissantes? Mais ce qu’elle avait entendu dire dans son ancien milieu à propos des communautés rode dans sa mémoire: saleté, disputes, parasitisme... Le mot même en a été affublé de connotations négatives. Ces troubles grossiers ont-il vraiment existé? Si oui ils ne pouvaient absolument pas être le fait de personnes conscientes. Alors, que s’est-il réellement passé dans ces communautés?

 

Quelques jours plus tard Brigitte est avec l’équipe chez Ferdinand. Ce dernier lui semble l’ange de l’apocalypse: a chaque fois qu’ils le voient, le voici parti dans la description de l’une ou l’autre des inéluctables catastrophes qui menacent l’humanité, par ses erreurs. Sombres discutions qui découragent plutôt Brigitte! Elle aimerait plutôt entendre comment amener l’humanité sur une voie de progrès, au lieu de disserter sur sa destruction. Ce soir c’est après les manipulations biologiques qu’il en a: «Vous verrez qu’avec leurs tortures et leur vivisection sur les animaux qu’un de ces jours ils nous sortiront une maladie nouvelle, inguérissable, qui se répandra partout avec les vaccinations et toutes leurs s⚠⚠⚠...»

Brigitte fait remarquer à Ferdinand qu'elle est plus motivée par la défense de la nature que par celle des homosexuels. Que n’a t-elle pas dit là! Ferdinand est atteint dans sa virilité, en quelque sorte. Mais pour le moment il semble ne pas avoir entendu. C’est un sournois, ce Ferdinand. Brigitte sort de chez lui avec l’impression d’être sale, et de fait elle sent le tabac, et les idées noires tournent dans sa tête. L’état de grâce de chez sa grand-mère est bien loin... Trop loin, maintenant, elle ne s’en rend même plus compte.

Chez Roger, Brigitte continue une autre discussion commencée avec Ferdinand: la pollution et la dévitalisation des aliments, par les pesticides cancérigènes ou toxiques, par les méthodes d’agriculture qui brûlent la terre, détruisant ses subtils équilibres de bactéries et d’oligo-éléments, par les méthodes de conservations qui détruisent les vitamines, par les colorants inutiles et souvent nuisibles...

On ne sort jamais de chez Roger avec les idées noires! Comme quoi la couleur de la peau n’a rien à voir avec celle de l’esprit. Roger explique gentiment à Brigitte ce qu’est la «bouffe bio»: des produits cultivés sans engrais ni pesticides dangereux, mais en respectant la vitalité et la vie biologique du sol, ce qui donne avec un rendement tout à fait acceptable des aliments sains, équilibrés, riches de leurs vitamines et précieux oligo-éléments indispensables à la santé. Des aliments complets, non dénaturés par des raffinages ni par des chauffages ou traitements détruisant les vitamines. Un régime plus équilibré, sans excès de graisses, à base de céréales complètes et de légumineuses, de légumes, de fruits frais et secs.

Brigitte découvre émerveillée une vie saine, ensoleillée, naturelle, pleine de santé et de vitalité. Ce régime permet de vivre plus longtemps, en meilleure santé, avec plus de conscience.

Roger fait goûter à Brigitte du pain complet. Pour elle c’est une révélation, comme pour tous ceux qui ont fait cette première expérience avec l’esprit ouvert à la vie naturelle. Ce goût, cet arôme délicieux arrivent comme la promesse d’une vie plus heureuse, plus ensoleillée. Encore!

«Mais alors le resto u, on est en train de s’empoisonner, alors? C’est vraiment la pire qualité!

- Ben oui, mais que veux-tu, moi je n’ai pas de fric, juste ce que mes parents m’envoient pour mes études, et on n’est pas riches! Mais c’est vrai ce que tu dis, j’ai des copains africains qui avaient l’habitude chez eux d’une nourriture saine, naturelle, presque sans viande, et quand ils viennent à la fac ils sont malades, et même Zacharie a dû rentrer chez lui sans terminer sa licence. Lui qui voulait faire de la recherche sur les maladies tropicales, il s’est fait avoir par celles de l’Europe!

«Regarde Brigitte, ce que je fais: je cultive du basilic et de l’estragon sur le bord de la fenêtre. Goûte un peu ça! De temps en temps le Dimanche je fais la popote ici, et j’assaisonne avec! Même que... Hihihi! la femme de ménage croyait que c’était de la marijuana! Hohoho!

- Ooooh c’est chouette! Ça donne super envie d’en faire autant! Où trouve t-on des graines?

- Quoi, des graines de marijuana? Ooooo Ooo OOOOh!

- Mais non, gros rastapignouf! De basilic!» Et les voilà partis à rire pour un bon moment!

 

Si l’ambiance est agréable entre Brigitte et Roger, elle ne l’est pas tant pour tout le monde. Au rez-de-chaussée de l’immeuble où vit Brigitte, une petite femme ronde fait office de concierge à l’occasion. Leurs relations avaient toujours été aimables, si bien que quand elle voit Brigitte passer avec ses pots à fleurs et un sac de terre, la conversation se lie spontanément: universelle fraternité des jardiniers... Toutefois la télévision qui braille par sa porte ouverte commence à indisposer Brigitte, et quand la petite femme commence à lui conseiller de ne pas faire venir chez elle des «types bizarres», elle l’envoie vertement se mêler de ce qui la regarde. Elle manque de lui dire que elle, elle est consciente et que les gens conscients n’ont pas de leçons à recevoir de ceux qui ne le sont pas. Heureusement une sorte d’hésitation «inexplicable» la retient de dire une telle énormité... La petite concierge lui ferme tout de même poliment la porte au nez.

Vient la fin de l’année. Heureusement pour les études de Brigitte, les membres de l’équipe retournent presque tous chez eux, et elle peut commencer à rattraper le retard. Car Fabriz avait bien raison: les résultats de Brigitte ont nettement baissé; elle passe en seconde année, mais avec quelques points seulement au dessus du minimum. C’est encore très bien pour Brigitte, si on considère que, contrairement à la grande majorité des étudiants, elle n’a jamais utilisé aucune drogue, que ce soit produits pharmaceutiques, café ou coca. Une telle attitude est un handicap qui, dans ce milieu hyper-compétitif, fait échouer beaucoup d’étudiants, mais sauve aussi les plus fines qualités de leur intelligence. Que penser alors de ceux qui réussissent avec de tels procédés, à qui l’on confiera plus tard les postes de responsabilité dans la société?

Un soir chez Ferdinand, elle est à lire dans une des pièces, tandis que Roger et Ferdinand discutent dans une autre. Elle aurait pensé que des gens conscients prêteraient toute leur attention à leur ouïe, et sauraient eux aussi entendre tout ce que leur oreille perçoit. Mais, vu la teneur de la conversation, visiblement Ferdinand est persuadé que Brigitte est hors de portée, bien qu’elle soit juste derrière la porte entrouverte.

Ferdinand est encore à critiquer «les gens» et «les imbéciles» sans oublier bien sûr les patrons ni le gouvernement. Encore à l’entendre l’humanité est en train de s’enfoncer inéluctablement dans les ténèbres, le niveau intellectuel baisse, l’ozone commence à fuir, le temps à se détraquer (et on sait maintenant qu’il avait malheureusement raison au moins sur ces deux derniers points...) Mais Ferdinand à beau arroser Roger de son goudron et de sa suie, ce dernier reste super décontracté et visiblement amusé. «Ecoute Roger, les gens y sont bloqués. Les bourgeois, n’en parlons pas. Mais même les étudiants, ils sont bloqués.

- (Chantant:) Positiv Vibrations lààà la...

- Ouais! Espèce de babacoule, tu ne me crois pas?

- Oooh si si si! (L’accent guadeloupéen chantonne et rit)

- Regarde. Regarde par exemple... (Sur le ton d’une grande révélation) regarde... Brigitte. (Stupéfaite, cette dernière tend l’oreille et n’en perd pas une)

- Qui? Brigitte, bloquée? (Feignant un immense étonnement:) Aaaaaaaaaaaaaaah!

- Ouiiii! Brigitte.

- Aaah ça par exemple, je ne l’aurais jamais cru. (Comment savoir si l’accent guadeloupéen est sérieux ou se retient de pouffer?)

- C’est une bas-bleu.

- (Théâtral) Une quoi?

- Ah tu ne sais pas ce que c’est qu’une bas-bleu? En langage étudiant traditionnel c’est une fille qui ne veut pas ⚠⚠⚠. D’ailleurs tu as remarqué, elle a toujours des chaussettes bleues.

- C’est plutôt crado comme expression. Pour un monde meilleur il vaudrait mieux oublier ce genre de langage, plutôt que de continuer à se le colporter. (L’accent guadeloupéen est toujours égal, mais pas de doute, il ne rigole plus, cette fois)

- Mais il faut être réaliste! Ça existe! Il faut être informé! De toute façon je te dis qu’elle l’est.

- Comment veux-tu que je le sache? Je n’essaie pas toutes les femmes que je rencontre, moi. Je ne pense qu’à Rita qui m’attend en Guadeloupe. (Le regard émerveillé, sur l’air des Beatles:) Lovely Rita meter maid tut tulut!

- Mais je discute sérieusement! D’ailleurs je te dis qu’elle doit être pleine de fantasmes refoulés. Je suis sûr qu’elle aimerais...»

OUARK! Non, je ne pouvais pas répéter cela, amis lecteurs. Vous ne m’en voudrez pas.

Roger siffle d’étonnement. Les oreilles de Brigitte aussi.

«Où vas tu chercher des trucs pareils! Tu as vraiment de drôles de fantasmes qui refoulent, mon vieux.

- C’est la libération!

- Tu confonds. On ne parle pas de la même libération. Moi je te dis qu’entre hommes et femmes c’est de s’aimer.

- Mais que tu es ringard!»

Roger prend un ton dithyrambique et commence à chambrer ouvertement Ferdinand qui marche à fond: «Je ne connais que Rita, elle m’attend, je brûle de la revoir, et quand on sera ensemble on fera des petits métis de toutes les couleurs.

- Comment, faire des enfants! Mais c’est le comble de l’égoïsme!

- Quant à Brigitte, je l’aime aussi, mais comme une copine.

- C’est abstrait!

- C’est Beau!

- La beauté est un concept bourgeois!»

Roger clôt enfin cette pénible séance de son impayable accent toujours aimable et joyeux:

«T’es un peu tordu, comme mec. Allez salut, je me tire. Flippe pas trop, quand même.»

Quand, une minute plus tard, Ferdinand, renfrogné, rentre dans la pièce où se trouve Brigitte, il n’a pas le moins du monde l’air de penser qu’elle ait pu tout entendre. Il tourne un moment, en silence, cherchant comment la harponner. Puis, du ton des grandes catastrophes:

«Je viens d’avoir une conversation avec Roger.

- ...

- C’est grave, il faut que tu saches.

- ...Mmh?

- Ce type n’est pas du tout dans notre camp.

- Qui? Roger? Moi je le trouve très bien! Chevaleresque je dirais!

- Chevaleresque! Pff! Chevaleresque! Il est très négatif et plein de concepts bourgeois.

- !

- Je n’ai pas pu lui faire entendre raison. D’ailleurs il était très agressif.»

Cette fois, Brigitte, incapable de l’humour détaché de Roger, éclate, furibonde. Peut-être pour la première fois de sa vie! Tout y passe: il devrait avoir honte, pour un type conscient, de dire des choses pareilles, qu’elle en a marre de toutes ses histoires dégoûtantes, ses mensonges, etc. Le Ferdinand reste comme pétrifié sous l’avalanche.

(Précisons que, cette époque, la défense de l'homosexualité était encore une nouveauté, et Brigitte venait juste d'entamer le travail de nettoyer son esprit de tous les préjugés à ce sujet. Toutefois la culture crasseuse trop souvent associée à l'homosexualité ne passait pas du tout. Elle allait même directement à l'encontre des idéaux les plus basiques. Mais comment faire saisir cette nuance à un être aussi obtus que Ferdinand?)

Quand, plus tard, Brigitte se retrouve seule dans sa chambrette, elle se sent encore dix fois plus sale et honteuse. Se laisser ainsi aller à une telle colère! Tout lui semble maintenant absurde, vide, obscur. Elle voulait se maintenir dans un bonheur égal, dans la joie, la Poésie, la contemplation. La voilà dans la fange, l’illusoire, le grotesque. Ses habits empestent le tabac de Ferdinand. Comme elle commence à avoir en horreur le tabac et tous ceux qui en fument! Cet état de Bonheur lucide qu’elle voulait maintenir en elle, et qui lui avait d’abord paru facile, semble maintenant la fuir systématiquement, multipliant les obstacles. Pourquoi?

Soudain son regard tombe sur ses pots, où un brin de basilic pointe le bout de son nez hors de terre. C’est, pour Brigitte, un baume. Ce bout de vie végétale, humble, simple et droit jamais ne la trahira.

 

Comme il faut bien vivre, voici à nouveau quelques jours plus tard Brigitte dans la petite chambre de cité universitaire de Fabriz, avec Roger, Paco et d’autres. Sonnent les guitares et les tablas! La soirée est bien partie! La Cucaracha roule et fume fort! Fabriz imite à merveille le rythme entraînant d’un train à vapeur.

La Cucaracha, explique Fabriz, était une locomotive dont les révolutionnaires mexicains s’emparèrent. Leur prise de la Bastille à eux. Mais ils étaient mexicains... et la chanson dit (en espagnol, heureusement) que, faute de charbon, ils chargèrent sa chaudière avec de la marijuana. Aie Aïïïe Aïïïille! Qué Polloutionne, commente Paco.

Entre deux chants, on discute. Fabriz vient de finir ses études. Paco, lui, vient de finir d’étudier... C’est pas pareil! Mais c’est la fête quand même pour tous les deux. Roger, normalement condamné à passer les vacances d’été en ville, faute d’argent pour l’avion, est si heureux: la famille de Rita lui offre le voyage! Demain matin départ pour le Soleil, l’eau cristalline et les grands yeux sombres de Rita! Seul reste Paco. Brigitte, elle aussi, vient de recevoir une lettre de sa grand-mère, qui l’invite à nouveau!

«Paco, puisqu’il n’y a que toi qui restes, pourrais-tu m’arroser mes plantes?

- Oh oui, bien sûr!

- Bon je te laisse une clef de ma chambre, alors, mais bien sûr tu ne laisses entrer personne d’autre. D’ailleurs il y a aussi les affaires de Roger, pour les vacances.

- Aaaah tout à fait d’accord»

Soudain, Michèle, qui a vu les informations du soir, entre en catastrophe et annonce qu’un homme politique d’Amérique du Sud vient d’être assassiné. Brigitte a un haut le coeur: cet homme travaillait pour la Paix. Oh ce n’était certes pas un saint, mais son travail aurait pu aboutir à une réconciliation entre son pays et ses voisins. Fauché l’homme, disparue la Paix, piétinés la vie, le rire des enfants, le regard confiant des mères. Brigitte sent s’abattre sur elle une chape de tristesse et de pessimisme... C’est alors que la voix de Fabriz s’élève:

«C’est bien fait pour sa g⚠⚠⚠. Il faisait le jeu des Américains, en désarmant les guérilleros.»

Brigitte est interloquée. Elle a l’habitude de considérer Fabriz comme une sorte de sage très versé en politique, très à cheval sur les droits des peuples et sur la justice sociale. Elle n’ose l’interroger directement. Roger le prend, sans accent guadeloupéen cette fois, l’oeil perçant:

«Oui, bien sûr, il faisait le jeu des Américains...

- Je te le dis.

- Mais il voulait la Paix.

- Et que le peuple la ferme.

- Et que le peuple puisse vivre sans larmes.

- Sans larmes! Et le droit des peuples alors!

- Le droit des peuples... Quel droit des peuples? Le droit de souffrir pour des idéologies, ou, comme le chantaient les chiliens Angel et Isabel Para, au lendemain du coup d’état fachiste de 1973 où nombre de leurs amis furent aussi assassinés: El derecho de vivir en Paz, le droit des peuples à vivre en Paix!.

- L’ordre bourgeois!

- La Paix, vieux. La Paix. C’est le principal. Si après il reste des problèmes d’exploitation, des magouilles, des injustices, on peut toujours voir pour y remédier. Tes guérilleros ont tous servis de prétextes aux juntes pour réprimer: ils font le jeu des dictatures. Sans eux il n’y en aurait pas tant.

- Comment! La violence seule peut...»

Cette fois Brigitte explose, comme chez Ferdinand: «Mais c’est atroce toujours ces histoires de guerres et de terroristes! Tu crois, Fabriz, que sur les autres planètes, ils passent ainsi leur temps à se battre?

- Les autres planètes? Mais qué...

- Quelqu’un de conscient devrait se rendre compte qu’il suffit d’arrêter toutes ces histoires! D’accord, les problèmes ne disparaîtront pas d’un coup, comme ça, mais au moins on se sera mis sur la voie! Je suis sûre que sur les autres planètes...

- La conscience! Les autres planètes! Mais de quoi tu parles? Moi je ne connais qu’une seule conscience: la conscience prolétarienne!

- (Roger:) Brigitte!

- Le prolétariat doit s’unir pour défendre ses intérêts matériels! Jusqu’à ce que la bourgeoisie soit vaincue! Si il y avait des civilisations sur les autres planètes, c’est qu’elles auraient su organiser leur production économique selon les intérêts du prolétariat, sinon elles n’ont pas survécu!»

Roger appelle encore, d'une petite voix: «Brigitte! Tirons-nous de là!» Elle est tellement abasourdie que Roger doit la prendre par la manche.

 

Un peu plus tard, dans une allée obscure du campus triste et désert, Le chaleureux accent guadeloupéen parle doucement à Brigitte tremblante et abattue.

«Je suis désolé, Brigitte. Je n’ai pas fait assez attention.

- ...

- Vois-tu, la conscience, ce n’est pas si facile.

- ...

- Il y a des illusions.

- J’ai vu. Quel taré ce type!

- Ça ne sert à rien de dire ça. Il est trop sûr de lui, de ses idées, voilà tout. Ferdinand, lui, il est pas comme ça, mais il est dans les vibrations sales, il est attiré par les trucs dégoûtants. Sais-tu, l’autre soir...

- Je sais, j’ai tout entendu.

- Je m’en doutais. Tu as dû en penser de drôles.

- Déçue, surtout. Il n’y a pas beaucoup de gens qui sont vraiment conscients. Ferdinand et Fabriz sont comme les gens de la société, au fond, et même pires.

- Ouais... Mais ça ne sers à rien de leur en vouloir. Un jour ils sentiront le mal en eux. Ils comprendront. Moi je pense, tu es d’accord ou tu ne l’es pas, que tous les humains peuvent comprendre un jour... Et qu’un jour toute l’humanité sera consciente. Mais il faudra du temps et beaucoup de travail.

- Et de sacrifices.

- Sans doute, malheureusement. Le Bonheur n’est pas pour nous. Pour moi, vois-tu, j’ai fait une croix dessus depuis longtemps. Que valent mes quelques années de vie, si par mon travail d’aide à l’humanité, je peut avancer le bonheur de cinq milliards de personnes de seulement un an? Tu te rends compte: cinq milliards d’années de bonheur! Ça vaut n’importe quel sacrifice personnel.

- De toute façon, on n’a rien à perdre. Comment être heureux dans cette société? Toi au moins tu as Rita, et ta famille qui respecte tes idées. Moi je suis toute seule.

- Tu ne seras sans doute pas seule toujours.

- Bien sûr, mais comment savoir?

- J’ai fait un rêve... Un type super qui t’attend... Ce qui est marrant, c’est qu’il était tout petit, grand comme la main. Il attendait que tu sois complètement consciente.

- Comment, je n’y suis pas encore complètement?

- Je sais pas, cela va peut-être plus loin, mais je sais pas. Tu en sais autant que moi, maintenant. Moi ça fait plus longtemps, et j’ai des fois l’impression de tourner en rond...

- Il y aurait...

- Peut être qu’il y a d’autres choses à comprendre pour être vraiment complètement conscient. Mais...»

Un silence. En marchant, ils sont arrivés au bâtiment 4 où loge Roger.

- Brigitte...

- Oui?

- Je suis désolé mais si je veux prendre mon avion... J’ai juste le temps de boucler mes bagages. Voici Amédée qui doit me prendre en voiture pour l’aéroport. L’avion est très tôt.

- Roger, après ces histoires, tu es le seul à qui je fais encore confiance. J’espère qu’on se reverra l’an prochain...

- Moi aussi. En principe ça devrait. Ne sois pas triste! Au revoir...

- Au revoir...»

 

 

 

 

 

 

Naufragée Cosmique        Chapitre 3       

 

Scénario, dessins, couleurs, réalisation: Richard Trigaux.

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